Is this what you wanted ?
To live in a house that is haunted
By the ghost of you and me
Un grain de sel, jamais sur les plaies.
Qui publie donc entre deux tours de Terre en 2024 un disque enregistré en 2022, si vraisemblablement brut que l’on pourrait oublier de se cogner dedans, glisser entre des ondes, pleurer des fantômes. Lenker en est à plus d’une demi-douzaine de merveilles de disques, seule ou avec Big Thief, et l’on craint pour elle, chaque nouvelle fois, pour nous : sera-t-on déçu·e ?
Songs/Instrumentals, impossible double solo, avait pourtant succédé à la bonne place de nos cœurs à U.F.O.F./Two Hands avec toujours cette décision renouvelée à toute seconde d’une vie, semble-t-il : les plus passionnantes antennes à chanson de ces années ouvertes en grand, en Arecibo. Puis, donc, Dragon…, une fable océanique, une odyssée domestique, et cette émotion derrière l’émotion : être toujours là, quand tout est toujours nouveau, que cela signifie-t-il pour l’artiste, et pour l’auditeur·ice pincé·e d’incrédulité à la rencontre d’autant de présence sur autant de disques ?
Arrive donc un futur lumineux, un nouveau solo, une nouvelle famille composée, glissée là, ça pue l’amour, c’est plaisant, ça fait des vacances – communauté le temps d’instants captés sur bande il y a deux années, recomposée en pincées pour la tournée jamais vraiment solo donc, Nick Hakim ici, Mat Davidson (Twain) là, qui accompagne Adrianne Lenker et sortie de disque, puisque c’est la figure obligée – rare – à laquelle il est sacrifié ici : publier, promotionner. Et apercevoir donc la barbe de Davidson serrer la main de Jimmy Fallon, ça nous fera un quart d’heure, au moins.
Sur le disque, on trouve aussi Josefin Runsteen, multi-instrumentiste violoniste, et on en est content, de cette rencontre qui déplace en subtilité, et on retrouve Philip Weinrobe à la coproduction, content pareil : la maison de Songs/Instrumentals devait être habitée, l’idée demeure, et il habite, propose des murs accueillants, les fenêtres ouvrent en forêt, micros, pas de casques, une seule pièce, du live et quoi qu’il sorte de ça, on passera des moments précieux. De fait, fichtre.
À la réécoute, il y a matière, il y a publication. On n’ose imaginer : exhumer ça vingt ans après l’enregistrement, et imaginer le scandale. Mais comme on n’est pas chez Dylan, on est mieux que chez Dylan, les disques appelés à l’être sortent, les forums et nos mémoires retracent les chemins manquants – chansons, couplets ou refrains déjà connus – pour mieux les laisser tomber : un nouveau pluriel, une nouvelle collection, un nouveau cosmos de chansons – jusqu’à la prochaine fois.
Il est possible de se pincer dès les premières secondes des six minutes de l’ouverture Real House – Elverum. Le réel tend sa joue bien fort, et on l’embrasse. Pour la première fois depuis – longtemps ? – un piano devant, dedans, suit. Il faut se regarder dans les oreilles pour jouer des trucs pareil.
Il faut se regarder dans le cœur pour écrire Sadness as a Gift, qui suit, qui me fait penser à Kristofferson quand Kris ne fait pas le malin, qui sonne comme la veillée d’un rêve. Après, Fool, veine Kate-Bush-à-escaliers de Lenker – just say what it is that you want, bon courage –, retrouve au cœur du supposé rustique de l’affaire une sophistication sonore épatante, amicale – bienvenue, et que l’on ne perdra pas.
No Machine – classique instantané, « du pur Lenker » comme diraient des gens qui aiment leurs disques bien rangés, des étages de chœurs et de nuages surtout, et l’acceptation des illusions. Free Treasure – les premiers mots qui viennent sont grossiers tellement c’est beau, tellement ça tape dans et hors de cet Americana, ce masque un peu à la noix, tellement c’est tout aussi beau que Véronique Sanson, disons, ou Clube Da Esquina : des musiques qui n’ont rien à voir, des oripeaux qui ne sont que des décors. Avec des chansons pareilles, une fois de plus, on voit – ce qu’est une chanson – ce qui est.
Vampire Empire – on ne la présente plus aux fans, les autres, veinards, entrent un monde – choisiront leur version d’élection – ou sauront ne jamais choisir – chaque ligne de son texte en dispute à la précédente – en dispute à une idée d’amour.
Même son de cloche, autres moyens, Evol pas sonique laissera froid·es les fétichistes – de la difficulté de passer, mise en spirale mélodique pour une discrète démonstration de ce qui reste sous la Crocs.
Candleflame et ses arpèges discrets, retors, occasion d’une évolution s’il en est : les éventuelles nick-drakeries des débuts de Lenker – To Violet – au placard désormais, à la place, en discrétion des moyens pour des chansons – cette chanson.
De même : le banjo de Already Lost n’est pas un cliché, mais l’instrument à percuter qui traînait dans un coin, le chapeau à larges bords qui abrite de pluie et de vent, le stylo Bic auquel ne manque pas de corde. Autour, on chante, on chœure, c’est le soir – dans ma tête.
Pause.
Derrière, en fin, le trio de tête, si c’est possible après ce que l’on vient d’écouter. Cell Phone Says, Donut Seam, Ruined. Thèmes : amour, existence, fin du monde. Le passage, l’impermanence, ces petites choses-là que l’on ne tient jamais devant soi parce qu’elles ne sont jamais ailleurs qu’en nous et dans les meilleures chansons. Les mélodies sont increvables, aussi – et one more kiss to last the years, je vous défie de ne pas sourire alors – c’est la fin de Donut Seam. Après, Ruined sans dessin, dont une version en – encore plus – simple appareil traîne du côté de YouTube et Greenwich Village. Bon courage.
Nous dit Adrianne Lenker. Bon courage. La nudité – complète, vraie – le courage.
Pas l’héroïsme. Pas le récit de héros, et sa tristesse, et notre chère pitié – non, le courage – de vivre – d’écrire des chansons presque tranquilles sur l’intranquillité. Le quotidien est la seule aventure réelle.