« Le hard rock, c’est comme la Ligue Communiste Révolutionnaire. Ce qui est grave, ce n’est pas d’y passer, mais d’y rester. »
(Anonyme, Congrès de l’Hay-les-Roses, novembre 1979)
« She wears denim wherever she goes /
Says she’s gonna get some records by the Status Quo /
Oh yeah oh yeah »
(Teenage Fanclub, The Concept, novembre 1991)
Qui prétend qu’en mai 1980 je portais une veste à patchs ? Une Rica Lewis sans manches, délavée comme il faut, et constellée d’« écussons » – c’est ma mère qui coud, c’est ma mère qui cause. AC/DC, Judas Priest, Thin Lizzy, Rainbow et Trust – « L’élite est entrée sans préveniiiir !!», faudra ensuite s’échiner à la faire sortir fissa.
Eric frime, il est le seul à arborer un Motörhead grand format au dos de la sienne, ce qui lui permet à coups d’Umlaut de faire le malin en cours d’allemand. Parfois la Singer peine et cale. Faut finir le boulot à la main, on saisit l’intérêt du dé à coudre.
J’aimerais tant que cela soit vrai. Ce n’est pourtant qu’un fantasme inassouvi, au mieux un vœu pieux. Ma veste en denim reste vierge, raide à emmancher, trop foncée à mon goût. Et pas même un grand frère pour faire avant moi et en ferry le fameux voyage scolaire outre-manche et ramener les badges et patches tant convoités. Je suis germaniste, et à Pâques dans la Ruhr j’ai fait chou blanc. Mon correspondant écoutait des trucs moches et répétitifs à base de synthétiseur, on aurait dit de la musique de robots. Je subis ma 4ème au C.E.S. François Villon, 77 sud, dans la France de Giscard et du Collaro show. Je me fais offrir une paire d’Adidas Americana, les parents ne sont pas trop regardants sur la longueur des cheveux. J’embrasse maladroitement des filles conciliantes lors de nos premières boums dans des garages décorés à coups de posters ringards (Waow, je lis Podium !), mais toujours pas de patchs à l’horizon. Au mieux je peux m’appliquer à copier au Marker sur ma musette kaki les logos Iron Maiden – un nouveau groupe dont le premier album vient tout juste de sortir et qui nous fait headbanguer comme des malades en perm’ – et Black Sabbath, où un certain Ronnie James Dio a remplacé un Ozzy à la ramasse pour le prochain Heaven and Hell qui va déchirer. Enfin, ça c’est ce que nous raconte – il a dû le lire dans Best – le mec de 3ème 4 au t-shirt Overkill, le grand maigre en treillis avec les cheveux décolorés, fraichement débarqué de la banlieue lyonnaise. Celui qui, juste à temps avant les vacances d’été, nous déniaisera en nous faisant écouter Never Mind The Bollocks et Clash (j’avoue, on les a découvert avec Give ‘Em Enough Rope, l’album produit par Sandy Pearlman, l’homme qui était derrière Blue Öyster Cult. Et alors ?).
Cette semaine, à la récré de la cantine, il me glisse complotiste, avec un air de Guy Fawkes au duvet clairsemé, qu’il a ramené de Paris le disque d’un groupe de filles. La révélation est double, le choc à l’avenant. Qu’est-ce qui nous fascine le plus ? Que le gars aille seul à Paris le weekend ou qu’il existe des filles pour jouer du hard ? – on ne parle pas encore de metal, moins que de filles en tout cas. Des copines à Lemmy, nous révèle-t-il avec un sourire qui en dit long, surtout pour lui. Girlschool, qu’elles s’appellent. Là, il a juste pu choper le 45, mais il y a un 33 intitulé Demolition prévu pour juin, promis ça va être heavy. Il me le prête pour que je l’enregistre sur mon radio-cassette. C’est pas mal, sans plus. La pochette me fait sensiblement moins d’effet que celle au débardeur blanc de My Sharona par The Knack. Le riff est correct mais ça pourrait déménager davantage, et surtout – rédhibitoire, ça – le solo de guitare est trop court. Limite c’est de la (power) pop. Remarque, Police aussi, avec des morceaux de reggae blanc dedans, et pourtant dans la classe personne, veste à patchs ou non, ne crache dessus. Pareil pour le disque des Pretenders – d’ailleurs celui-là, même Lemmy l’aime bien.
L’été arrive enfin. J’ai oublié de rendre Nothing to Lose au gars de 3ème 4. Mais j’ai entretemps appris son nom, Philippe. Je passe le mois d’août 80 en Angleterre, à Southampton. Curieusement, il n’y a au retour aucun album de hard dans ma valise, pas même le Back in Black tant attendu. Juste un 45 tours des Jam couleur rose quasi poussière (c’est un bon début), et un 33 à la pochette absolument fascinante, Searching for the Young Soul Rebels.
Quelques semaines après la rentrée, je croise Philippe pour la dernière fois, qui me dit que je peux garder le disque. Depuis qu’il est au lycée, il est passé à autre chose. Il écoute désormais de la new wave, et plus particulièrement un groupe dont le chanteur s’est récemment suicidé, le weekend où il a justement ramené le Girlschool de Paris, croit-il. Fin juin, un nouveau single (il est le premier, en France, que j’entends employer ce terme) est sorti, mais celui-là, il ne peut pas me le prêter, il l’écoute continuellement.
Il faudra une année supplémentaire, et le passage au lycée, pour qu’un autre garçon me parle de Joy Division et de Ian Curtis, le jour où je lui rendrai une cassette Double durée qui a tout redistribué, Faith par The Cure (la version qui inclut Carnage Visors). En 1981, l’Epiphanie est tombée pour moi un mardi d’octobre.
Selon les jours et les modalités de son appréhension, une collection de disques est autant un champ de ruines, un jardin fertile, une mémoire vive, un mausolée, un carte du Tendre ou une chambre verte. Tout y est permis. Des rapprochements secrets peuvent s’opérer entre des disques que rien ne prédestinaient à se côtoyer. Planent des risques de contamination où chacun, s’il consent à s’y exposer, peut en sortir grandi.
Pour des raisons nullement antagonistes, Nothing to Lose et Love Will Tear Us Apart occupent dans la mienne une place de choix. Le premier, réhabilité depuis (on peut à 14 ans se rendre coupable d’engouements tièdes, et ne pas déceler la noblesse d’un riff), parce qu’il est au moins aussi bon que le Cherry Bomb des Runaways, et que la production de Vic Maile vaut bien celle de Kim Fowley. Le second parce que, enfin, vous tous savez bien.
Maintenant, est-ce définitivement fouler aux pieds le mythe que d’avouer que, depuis ce début d’année 2020 à se pendre, on a davantage écouté le premier que le second ?
Une réflexion sur « #45+3 : Joy Division, Love Will Tear Us Apart vs. Girlschool, Nothing To Lose (Factory vs. Bronze, 1980) »