New Order (A Life), #2

Ou comment la musique de New Order infuse dans nos vies.

Sarah Jones
The Garden (Mulberry Lodge) VI (1997) par Sarah Jones / Tate Gallery

Les cerisiers sont en fleurs. Les cerisiers sont en fleurs et leurs pétales s’animent à la lumière. Le vent les pousse dans les jardins voisins, un peu plus loin parfois, sur les trottoirs déserts. Mis à part les passages irréguliers des joggers, rien ne se passe ici, comme dans un long épisode où les mouvements habituels semblent ralentis, quant ils ne sont pas simplement hors du cadre, absents. A cette heure pourtant, malgré l’hébétude, il est possible d’imaginer les jambes des enfants accrochés aux branches. Voir leurs corps chuter jusqu’au sol, pour rebondir plus loin, derrière les façades des maisons. Bientôt midi. Bizarrement, aucune note de musique n’a encore filtré depuis le salon. Une anomalie, peut-être. Une manière de prendre son temps, sûrement, pour ceux qui jusque là ont préféré glisser de rêveries en rêveries, chuchotées ou silencieuses, avant de s’offrir une récréation. Bientôt midi. A cette heure, les odeurs des premiers barbecues montent depuis les jardins. Les voisins s’affairent et l’on se dit que l’on connaît finalement peu de choses de leurs vies, malgré le rapprochement des derniers mois. En réalité, il ne s’agissait que d’effusions passagères, simplement alliées aux circonstances. L’entraide a peu à peu quitté la scène, comme dans un long travelling arrière, mais, pour tous, cela importe peu. Car aujourd’hui tout semble anesthésié.

Quelques ombres portées juste au-dessus des flammes. Les braises crépitent, les mouvements des corps se font économes. Un peu plus loin, sont posées quelques assiettes gorgées de lumière. Une carafe, deux ou trois bouteilles de vin disposés au centre d’un plateau en verre. A leurs côtés, une série de couverts posée à la va-vite. Des jouets d’enfants, saturés de couleur, s’éparpillent sur l’herbe fraîchement coupée. Le temps semble s’être arrêté et la scène a quelque chose d’immuable. De beaux dimanches, où plus ou moins enivré, l’on confond souvent les convenances et l’amitié. Où parfois, entre deux verres, les confidences finissent par ressembler à des sorties de route. Où les rires se font grossiers. Qu’importe. Ici, quelque chose retient, encore, toujours, et le printemps tarde à venir. Chacun le sait : une même saison s’étire, sans que l’on puisse en déterminer exactement la teneur. La fraîcheur des matins l’atteste, l’absence de trafic aussi, mais d’une autre manière. Les alentours apparaissent toujours vidés de leurs présences habituelles. Car le silence a tout emporté, et nos vies se voient suspendues à un après qui ne porte pas encore de nom. Un après que l’on tente d’oublier par les gestes du quotidien. La tondeuse s’est tu à présent. Quelques éclats de voix l’ont remplacé.

Bientôt midi. Une basse résonne enfin depuis le salon. Le rythme s’installe, les cymbales vibrent avec une rare intensité. Deux ou trois riffs tranchants prennent le relais. La mélodie est reconnaissable entre mille. C’est New Order, comme dans les dernières années d’adolescence. L’emballement après les premières secondes, c’est Ceremony.

Cycle des saisons, à l’image de la pochette estivale de Republic ou celle automnale du maxi de True Faith. Et le printemps auquel invite les rêveries, accompagné par les plages synthétiques de Power, Corruption and Lies. Toujours le groupe revient alors que rien ne présage son retour après de longues périodes d’absence. Comme une évidence, une envie soudaine, plus ou moins régulière, de renouer quelques fils anciens, parmi les plus saillants. Vérifier si l’effet produit se fait toujours aussi prégnant, comme une première fois perpétuellement remise. En somme : un miracle.

Les enceintes placées aux angles du salon laissent circuler quelques sonorités électriques. Ceremony est l’un des seuls legs laissés par Ian Curtis aux trois survivants de Joy Division. Une ébauche de chanson, à peine le début de promesse d’une autre vie. Il faut entendre Bernard Sumner reproduire les manières de Ian Curtis, aidé par la réverbération du son en studio. Il faut l’entendre dire ces mots  : This is why events unnerve me / They find it all, a different story. Les premiers de cette deuxième vie, New Order.

A different story. Le titre a été enregistré une première fois, lorsque le groupe s’appelait encore Joy Division. Le chant de Ian y apparaît comme étouffé, en ce 14 mai 1980, à seulement quatre jours de son geste fatal. Celui qui l’emporta vers les étoiles, et une légende à laquelle il aura sans doute voulu échapper, avant le départ vers l’Amérique. Et d’autres lumières, bien réelles celles-ci. Un autre destin et un confort matériel, enfin, qui s’était jusque là refusé à lui. Mais les tourments de Ian l’avaient déjà fait traverser bien des frontières, et d’autres mondes. Depuis longtemps déjà. Les doutes, les effets de l’épilepsie et une intense fatigue, les tourments sentimentaux surtout. Ailleurs, définitivement. Et tout juste deux disques, dont l’un posthume, comme les plus précieux témoignages de ce qui fut au cœur de son existence : des récits de soi, des projections puissantes, parfois au bord de l’abîme, Closer.

Effacer sa présence au monde. Mourir pour échapper aux entre-deux, aux amours défaits, ou ceux inconstants. Love Will Tear Us Apart. Mourir parce que, peut-être, sa fragilité lui interdisait la gloire promise. Une voie que Ian n’aurait pas souhaité, ou pas souhaité ainsi, car faisant passer le malheur et son destin funeste avant l’intensité bien vivante qu’incarne la musique de Joy Division. Et Barney l’a remplacé, parce que les circonstances en ont décidé ainsi. Parce que, parmi les trois survivants, il était le seul à pouvoir remplir ce rôle, malgré ses limites vocales et une timidité qu’il dépassera un jour prochain, encouragé par le succès et les excès en tous genres. Pastis à haute dose, acides et autres substances. Sex, drugs & rock n’roll. Une autre vie musicale que celle que lui, Peter et Steven, auraient poursuivi aux côtés de Ian si celui-ci n’était pas passé à l’acte le 18 mai 1980. Entre l’ombre et la lumière, peut-être. Dans le clair-obscur des salles de concert enfumées sûrement, en ce début de décennie où les groupes naissants, comme Joy Division puis New Order, ne peuvent imaginer remplir des stades quelques années plus tard. Aux États-Unis ou ailleurs. Aux côtés de Ian, sûrement, oui, mais d’une autre manière.

Ceremony. Je repense aux images du Marie-Antoinette de Sofia Coppola, et puis à celles du groupe jouant le titre sur une scène new-yorkaise en 1981. Je pense aux destins qui se scellent, aux chemins de vie qui se nouent. Je pense à l’intensité du présent. Ceremony m’apparaît alors, à l’instant où des éclats de rire explosent dans le jardin voisin, comme l’une des plus belles chansons du monde. L’une de celles qui disent le mieux la difficulté à être lorsque l’on devient adulte.


Ceremony est le dernier titre écrit par Joy Division au printemps 1980. La chanson devient le premier single que les trois survivants publient sous le nom de New Order, en Mars 1981 dans une première version, puis dans une seconde en septembre de la même année. Gillian Gilbert y apparaît alors, comme nouveau membre, aux claviers. Reprise par des groupes comme Galaxie 500 ou Radiohead, Ceremony figure sur la bande originale de Marie-Antoinette, le biopic de Sofia Coppola sorti en salles en 2006. In a Lonely Place, également l’une des dernières chansons de Joy Division, figure sur la face B du 45 tours. Les deux titres figurent tout naturellement sur la compilation Substance 1987, publiée le 15 Août 1987.

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