Papivole #9, Mon histoire avec la presse musicale, 1978-2018 : Emmanuelle Debaussart et Best

Emmaunelle Debaussart / Photo : Richard Bellia
Emmaunelle Debaussart / Photo : Richard Bellia

Dans les années 80, mon grand frère, Eric, conservait dans sa chambre tous les périodiques, achetés par mon père, mois après mois. Il y avait des piles de magazines pour adultes (et adolescents) sur ses étagères : de la bande-dessinée (beaucoup : (À suivre), Métal Hurlant, Pilote, Charlie Mensuel, Fluide Glacial…), de la photo (Photo, La revue de la photo), des trucs érotiques (Lui surtout, quelques Absolu) et de la musique évidemment : Rock’n’Folk depuis la fin des années 70 et son grand rival, Best. Pour la presse musicale, il y avait un rituel destructeur, chaque fin d’année. Afin de gagner de la place (nous vivions dans un appartement à la surface limitée, déjà mangée par les milliers de livres de mon père), mon frère entreprenait de ne conserver que les pages qui l’intéressaient et il entamait chaque mois de décembre un grand découpage, arrachage, déchirage des revues « rock ».

Étaient conservées en priorité les pages « chroniques », quelques photos et certains papiers concernant les groupes qu’il aimait par-dessus tout. Le reste partait au pilon. Quand il quitta la maison pour poursuivre ses études à Chambéry, j’héritai de ces centaines de pages rangées dans l’étagère ainsi que de quelques Best survivant à l’épreuve de la lame. Je les ai amoureusement conservés tout au long de ses années. Ce magazine, moins orthodoxe que le Rock’n’Folk de la grande époque, était très coloré, avec de très bons photographes (Claude Gassian, Jean-Yves Legras, Youri Lenquette…), très ouvert, couvrait avec enthousiasme tous les styles de musique, s’intéressait au monde, de l’Afrique du sud à la Russie en passant par Israël, les États-Unis et l’Angleterre, tentait de suivre les mouvements : la première vague House anglaise par exemple.
Il couvrait aussi nos régions, avec des portraits de magasins de disques et des groupes locaux dans Ici & indépendant. C’est Emmanuelle Debaussart qui s’illustrait dans ces pages notamment, et dans toutes les autres rubriques, au côté des mythiques Francis Dordor, Lydie Barbarian, Gérard Bar-David, Jean-Eric Perrin, Bruno Blum, Jean-Luc Manet, Hervé Picart (pour le métal !)… Entretien.

Quand j’étais petit, à la maison, on avait Best ET Rock’n’Folk, est-ce que tu te rappelles s’il existait une réelle rivalité entre les deux ?

Ça a dû exister à une époque – encore – plus lointaine que la mienne ! A la fin des années 80, on pouvait se retrouver en compétition sur certains sujets mais on était surtout potes à force de se croiser en concerts ou en interviews. Nos magazines respectifs n’avaient déjà plus les moyens de nous financer des reportages exclusifs, on dépendait du bon vouloir des maisons de disques, alors on attendait dans les mêmes couloirs d’hôtel ou on partait ensemble en voyage de presse. La presse rock était déjà en perte de vitesse, et si concurrence il y avait, elle venait d’avantage des généralistes qui se mettaient tous à avoir des pages musiques.

Quelles différences voyais-tu entre les deux magazines ?

Best avait la réputation d’être moins rock. Sur le coup, ça nous paraissait injuste, mais quand je revois certaines couv aujourd’hui (Madonna, Indochine…), je dois bien avouer qu’il y avait peut-être un peu de vrai là-dedans ! En même temps, on a été les premiers à oser une couv avec les Bérus, les premiers à parler de Nirvana !

Comment rejoins-tu l’équipe de Best ?

Par hasard. Je faisais un stage pour L’Événement du Jeudi. Ils m’ont envoyée couvrir un festival. Ma première grande kermesse rock’n’roll. Une révélation. Une telle profusion de groupes à découvrir en même temps, c’était comme d’être en immersion dans un magasin de jouets. Et backstage, c’était comme une grande famille, avec pleins de gens passionnants et passionnés. Bénévoles, journalistes, artistes, on refaisait le monde. C’est là que j’ai croisé Philippe Lacoche, qui était là pour Best et qui m’a proposé d’enchaîner par un stage chez eux. J’y étais encore quand j’ai appris que j’avais raté mes concours d’école de journalisme et ils m’ont gardé pour ça ! Parce qu’ils n’auraient jamais pris quelqu’un de « formaté »… A quoi ça tient.

Aviez-vous une véritable vie de rédaction?

Il y avait très peu de permanents, on se croisait en venant rendre nos papiers. Best, c’était une enfilade de chambres de bonne, dans le quartier de l’Opéra, c’était tout petit. J’ai surtout un souvenir du bureau du maquettiste, Jacky (Jacky Souchu, ndlr) avec plein de letraset partout, il composait encore le magazine à la colle et aux ciseaux quand je suis arrivée, c’est tellement inimaginable aujourd’hui !

Comment se répartissaient, entre les journalistes de Best, les genres, les obsessions musicales de chacun?

Chacun avait plus au moins son domaine, par style musical, mais il n’y avait pas de chasse gardée. Pour un même groupe, dans un même numéro, un journaliste pouvait faire l’interview, et un autre la chronique du disque. Quand je suis arrivée, j’étais la plus jeune, j’avais 21 ans, j’aimais des trucs dont personne à la rédac n’avait entendu parler ou que personne ne prenait au sérieux (pas toujours à tort !), alors mon domaine c’est naturellement devenu les découvertes, « les groupes émergents » comme on dirait maintenant. Mes labels de prédilection c’était Madrigal, Attitude, Midnight Music pour les français. Crammed en Belgique. Factory, Cherry Red, Beggars, 4 AD en Angleterre. J’ai évolué avec eux, on est passé ensemble de la new wave à des trucs plus rock grâce aux Young Gods et aux Pixies. Et au fur et à mesure, j’ai commencé à m’intéresser d’avantage à ce qui se passait outre Atlantique.

Comment se déroulait ta journée de travail pour Best?

J’ai été pigiste puis responsable de la rubrique « Ici et Indépendant» mais en même temps je bossais aussi à Oui Fm, je partageais mon temps entre les deux rédactions. Pas vraiment de souvenir sur le déroulement d’une journée type !

Que lisais-tu à l’époque comme presse musicale? Etiez-vous branchée NME ou Melody Maker?

Oui ça et Sounds aussi, beaucoup Spin, le magazine américain et pas mal de fanzines.

Avais-tu des personnes qui t’influençaient, par leur écriture ?

Sûrement des écrivains. J’étais et suis toujours une inconditionnelle de Boris Vian, de Raymond Queneau, mais pas sûre de l’impact. J’adorais Marguerite Duras dont je serais incapable de relire une ligne aujourd’hui mais dont le style est tellement singulier que je n’ai pas dû en sortir indemne… forcément. Côté presse musicale, je lisais les magazines précités parce que c’était la seule façon, avant internet, de trouver de l’information sur les nouvelles tendances, de découvrir de nouveaux groupes. Mais je ne faisais pas trop attention à qui écrivait quoi. Et en ce qui concerne la presse musicale française, j’évitais de lire les articles de mes collègues, par peur justement d’être influencée !

Qu’est-ce que tu préférais faire : les comptes rendus de concert, les chroniques de disques, les rubriques Ici & Indépendant ?

Difficile comme question ! Peut-être d’abord les interviews. Surtout rencontrer des gens, échanger… la meilleure partie du boulot. Après se mettre à écrire, c’est souvent douloureux, j’y ai toujours passé un temps fou et ça ne s’améliore pas ! Les comptes rendus de concert, c’est assez frustrant parce qu’il n’y a jamais assez de place pour tout dire, et en même temps ça force à aller à l’essentiel. Les chroniques de disques, il y a une grande liberté d’écriture et c’est un vrai enjeu informatif. Tu te fais plaisir sur le style, mais il faut quand même à l’arrivée avoir trouvé les mots justes pour décrire les sons et les émotions, ne pas laisser la forme l’emporter sur le fond. Quant à la rubrique « Ici et Indés », j’ai pu la développer une fois embauchée à plein temps mais du coup, j’ai aussi moins écrit pour pouvoir donner du boulot à mes potes restés pigistes !

Quels souvenirs gardes-tu de cette période?

Liberté, insouciance, curiosité.

As-tu gardé des contacts avec tes collègues de l’époque?

Presque tous, merci les réseaux sociaux !

De quels textes es-tu particulièrement fière ?

Pour le fond, je suis fière d’avoir contribué à faire découvrir des groupes comme Jesus & Mary Chain, les Young Gods, les Pixies ou Nirvana. D’avoir donné de la place à plein d’indés. Pour l’émotion, un reportage dans Berlin Est à la recherche des groupes locaux, à la chute du Mur. Et pour le fun, un article qu’on avait fait avec Dominique Mesmin pour « tester le chemin de croix des rockers en quête de signature ». On avait inventé un groupe, Big Karma, écrit sa bio, fait un dossier de presse avec des articles rédigés et mis en page à la manière de différents quotidiens régionaux, puis envoyé des démos à plein de tourneurs et de labels. Personne n’a voulu miser dessus… pourtant la démo, c’était en fait la toute première de Nirvana ! Et celui-ci aussi, sur Louise Attaque.

Qu’est-ce qui se passe pour toi quand Best met la clé sous la porte ?

Quand on a la chance de faire le métier de ses rêves, c’est la fin du monde ! D’autant que c’était une histoire de faillite bidon, et un scénario méga glauque, à l’américaine : la patronne nous a annoncé un matin que le journal avait déposé le bilan, qu’on était tous virés et elle nous a demandé de partir sur le champ. On a mis nos affaires en vrac dans des grands sacs poubelles et on s’est retrouvés sonnés sur le trottoir. Pas un pour comprendre que ça n’avait rien de légal. Le lendemain la vie reprenait dans les bureaux avec une autre équipe (à quelques traîtres près) et avec un nom à peine changé : The Best ! Après j’ai monté un projet de canard avec une partie des anciens de Best : Azimuts, un trimestriel régional, qui mêlait musique et coups de gueule sur l’actu, format NME. Belle expérience, mais on n’a tenu que quatre numéros ! Du coup je suis redevenue pigiste. J’ai été chroniqueuse pour France Inter, pour Couleur 3 et pour… Rock’n’Folk, comme quoi ! J’ai arrêté pour partir travailler en Bretagne, pour TV Breizh, mais ça m’arrive toujours une fois par an de faire un compte rendu de festival pour Rock’n’Folk. TV Breizh a laissé tomber assez rapidement la production d’émissions musicales, mais je suis restée en Bretagne. Depuis j’alterne entre journalisme et communication, je travaille aussi sur l’orga de concerts et de festivals. Et j’ai contribué à créer une radio associative, Radio Balises, dont je suis maintenant l’une des deux programmatrices musicales. Mes derniers coups de cœur : Wives, Idles, Nilüfer Yanya, Johnny Mafia, Frustration, Corridor, L’Or du commun, Shifting Sands, Kompromat, Le Manque

Tu me disais que ton petit frère avait co-fondé Magic Mushroom, as-tu suivi la fondation de la revue pop moderne et quel était ton pseudo quand tu écrivais ?

Cyanolite. Juste du numéro zéro au numéro 2, je crois, histoire de donner un coup de pouce pour le démarrage, de créer quelques connections.

La photo de l’article sur Daho / Darc est de Youri Lenquette (photo reproduite avec son aimable autorisation). Tous les articles présentés en photos sont lisibles en plein écran en cliquant dessus.

 

2 réflexions sur « Papivole #9, Mon histoire avec la presse musicale, 1978-2018 : Emmanuelle Debaussart et Best »

  1. Merci pour cette interview très intéressante. A signaler que la couverture de Best en illustration à la fin du papier, avec la photo de Public Enemy, est celle du premier numéro de Best ( 1990?) où il fut question du grunge, de Mudhoney, de Soundgarden et de Nirvana, dans mon article intitulé « Les néo métallistes » ( cf le titre choisi pour annoncer cet article sur la couverture de Best. j’ai collaboré au magazine entre 1985 et …la fin du magazine, après 3 années à participer( ce n’était pas un vain mot!) au fanzine- magazine Nineteen.

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