Jarvis Cocker : « Il est important d’avoir dans son existence une saine dose d’ennui car elle peut procurer un élan intéressant. »

Jarvis Cocker sur la pochette de son album solo de 2006.

Quelques jours à peine avant la sortie de Beyond The Pale, le nouvel album de son projet JARV IS…, nous avons décidé de revenir sur un moment important de sa carrière, le début de ses aventures en solo. Estelle Chardac et Christophe Basterra l’avaient rencontré en 2006. Et comme souvent avec lui, ses propos sont particulièrement savoureux.

L’homme avait pourtant juré de prendre sa retraite. De se contenter d’offrir ses bons et loyaux services à des artistes en manque d’inspiration. On pensait d’ailleurs qu’il avait bel et bien joint l’acte à la parole, sa signature se retrouvant çà et là (Nancy Sinatra, The Lovers…), mais sa longiligne et légendaire carcasse demeurant invisible depuis quatre ans. Après Pulp, le groupe qui l’avait consacré en icône pop improbable au mitan des années 1990, et un bref projet récréatif – Relaxed Muscle –, Jarvis Cocker avait décidé de goûter aux plaisirs simples du mariage, de la paternité et de la vie parisienne. Mais chassez le naturel, il revient au galop.

Au moment où l’on s’y attendait le moins, le voilà donc de nouveau sur le devant de la scène, armé d’un premier album solo sobrement intitulé de son prénom. Un disque qui fait mesurer à quel point son absence a été préjudiciable. À la musique d’hier et d’aujourd’hui. Avec l’aide de quelques fidèles (Richard Hawley, Steve Mackey) et en quatorze chansons, il endosse à nouveau son costume de crooner de l’impossible, égrène les notes de pianos, embrasse de nobles mélodies à faire pâlir ses pairs de jalousie. Le temps d’un alphabet marathon, ce quarantenaire fringant évoque les raisons qui l’ont fait sortir de la quarantaine qu’il s’était lui-même imposée. Et dévoile ses espoirs et ses craintes pour mieux décortiquer passé, présent et futur. 

A comme Autobiographie
J’ai été approché par un éditeur anglais pour un tel projet, mais je n’ai pas donné suite… En Grande-Bretagne, ce genre de bouquins constitue les meilleures ventes. Et j’ai l’impression que, désormais, le premier idiot venu peut raconter sa vie. Robbie Williams en a déjà publié deux, non ? Lorsque tu écris des chansons, l’avantage est entre autres de pouvoir y incorporer des anecdotes personnelles, associées à des mensonges bien sûr. Tu peux ainsi virer tous les trucs ennuyeux et donner une dimension nettement plus glamoureuse ou dramatique à ta vie. Parce que la plupart du temps, nos existences n’ont rien de noble, il faut bien l’admettre. C’est vrai, les paroles de Tonite sont en partie autobiographiques. J’ai écrit ce morceau peu de temps après m’être installé à Paris. Il m’a été inspiré par le fait de me retrouver dans un grand appartement sans n’avoir rien à faire. Et ne faisant rien. Ce n’était pas évident pour moi, car, lorsque j’avais quitté Sheffield pour Londres, ma vie sociale avait au contraire pris une autre dimension. Cette fois, ça n’a pas été le cas, d’autant que je suis devenu papa. J’ai passé beaucoup de temps chez moi, assis. Dans ce cas, tu imagines parfois ce qui se passe au-dehors. Il est amusant de penser qu’une soirée banale pour toi sera pour ton voisin la plus belle nuit de sa vie. Ou la pire.

B comme Bébé
C’est une période importante. J’ai toujours trouvé dingue qu’un moment aussi accidentel que ta naissance, où tu n’es responsable de rien, puisse à ce point influencer ta vie. Même en habitant Paris, je reste une personne originaire de Sheffield. J’ai avec moi cet “appareil” qui m’accompagne à toute heure, qu’il soit ou non approprié aux différentes situations. Mais j’en suis heureux, c’est important de venir d’un endroit avec une forte identité.

C comme Cunts
Évidemment… Existe-t-il une traduction littérale en français ? Ah, con… Je pensais que ça voulait juste dire idiot. Il s’agit d’un nom masculin, non ? C’est intéressant pour un terme qui désigne une partie éminemment féminine, on retrouve bien là toute la perversité de votre langue. En anglais, c’est l’un des derniers mots qui choquent encore les gens. Je l’ai choisi sciemment, il ne s’agit pas d’un accident. Car je souhaitais être aussi outrageux que possible. The Cunts Are Still Running The World a été utilisé pour le générique de fin du nouveau long-métrage d’Alfonso Cuarón, Children Of Men, un film d’anticipation. Et aux États-Unis, la commission de censure voulait le classé X à cause des nombreuses répétitions de “cunts” dans la chanson, alors qu’on l’entend au moment où la plupart des spectateurs ont déjà déserté la salle. Le réalisateur a demandé combien de fois il était permis d’entendre cette injure pour échapper à telle classification. Et ils lui ont répondu trois ou quatre. Vous ne trouvez pas amusant de constater que “cunts” prend toute sa dimension offensante à partir du moment où il est donc prononcé cinq fois ?! En Angleterre, seul Richard Bacon a diffusé le morceau dans son émission sur la BBC. À chaque fois que le mot arrivait, il ouvrait son micro et prononçait son nom. J’ai trouvé son subterfuge drôle et ingénieux. Je sais que ce titre ne passera pas sur les ondes, mais je n’ai aucune envie d’en faire une version édulcorée. J’aime l’idée ridicule qu’un homme âgé de la quarantaine se répande en jurons à cause de la politique. Mais il y a aussi une part d’humour, même si je crois fermement à ce que je chante. En tout cas, il figure bien sur l’album mais en morceau caché. Mince, je n’aurais pas dû le dire alors !

D comme Décembre 1995
Ce doit être une date marquante me concernant… Comme Different Class est sorti peu de temps avant, Pulp devait être en tournée. Oh, ce ne serait pas l’époque du concert de Paris où j’ai attaqué le violoniste ? J’étais complètement angoissé ce soir-là, je crois… Je me rappelle avoir balancé quelques amplis sur scène avant d’essayer d’étrangler Russell. Je m’excuse, même s’il est un peu tard. Il arrive à tout le monde de se comporter comme un connard. Cela dit, c’est peut-être aussi un phénomène lié à Paris. Je suis allé voir Franz Ferdinand au Zénith, l’an dernier. Ce sont des gens raisonnables d’ordinaire, on ne peut pas dire le contraire. Or, ce soir-là, ils avaient organisé une petite fête backstage pour la remise d’un disque d’or. Mais dès qu’ils ont regagné leurs loges, on a entendu des cris, des insultes, ils devaient se balancer leurs trophées à la figure… Tout le monde a bien sûr été prié de quitter les lieux rapidement. Alors, je me dis que Paris a peut-être une influence néfaste. Je n’essaye pas de me justifier non plus, mais il faut en tenir en compte… Au fait, pas plus tard qu’hier soir, j’étais au téléphone avec Russell. Il vit toujours à Sheffield. Il bosse pour The Observer, un hebdomadaire dominical, et s’occupe du supplément mensuel sur la musique. Pour le mois prochain, il m’a chargé d’écrire un article sur la vie nocturne dans notre chère ville, qui semble devenue le centre musical de l’univers… Un comble !

E comme Exil
Oh, vous savez, je ne suis pas vraiment en exil… Mon appartement se trouve exactement à cinq minutes à pied de la Gare du Nord. Psychologiquement, c’est très important. Je n’ai jamais trop aimé le changement et je savais que de gagner une nouvelle ville allait me stresser… J’ai même un satellite pirate qui me permet d’avoir les chaînes de télé britanniques. Ça a d’ailleurs fait l’objet d’une grosse crise entre ma femme et moi : je pensais que l’on recevrait aussi les chaînes françaises, mais on a l’impression qu’il neige tout le temps… L’exil, donc. J’habite ici depuis presque quatre ans. Et comme vous avez pu le constater, l’apprentissage de la langue n’est pas mon fort. Enfin, je me suis amélioré. Je comprends même les paroles des chansons de Jacques Dutronc. (Il chante.) Non, Paris n’a pas eu d’influence directe sur les compositions de l’album. Enfin… Comme je vous le laissais entendre, ma vie sociale bouleversée m’a donné l’envie d’écrire des chansons. D’ailleurs, je crois qu’il est important d’avoir dans son existence une saine dose d’ennui car elle peut procurer un élan intéressant. Mais pour ce qui de l’acte physique de composer, peu importe où je suis.

F comme Fans
Dans deux mois, je saurais si j’en ai encore ou non. Bon, sur ma page MySpace, j’ai quand même quantité de connexions. J’ai créé ce site le 3 juillet pour deux raisons : d’abord, comme chacun sait, parce que je suis toujours à la pointe de la modernité. Ensuite, pour pouvoir diffuser The Cunts…. En moins de trois mois, j’ai dépassé les deux cent mille visites, ce n’était donc pas une mauvaise idée. Sans être dupe, j’aime bien ce principe car le processus est naturel, il tient du bouche-à-oreille. Je déteste tout le côté marketing du business, je hais l’idée de forcer le public à acheter un disque. Mais tous ces gens qui se connectent sur ma page ne sont pas des fans… Ce sont mes amis.

G comme Gobblet Of Fire
Pour diverses raisons, je trouvais intéressant de m’impliquer dans ce Harry Potter. Ce projet est arrivé au bon moment car je n’avais rien fait depuis longtemps. Et puis, en tant que père, j’avais une vision nouvelle des films pour enfants et je me suis même dit que c’était une bonne opportunité pour devenir populaire auprès des gamins. J’ai été surpris de décrocher le job car nous étions plusieurs sur les rangs. Je fais une brève apparition dans le film, une sorte cameo puisque je joue le rôle d’un chanteur. D’ailleurs, les trois jours de tournage ont plutôt été agréables : mon groupe étant le plus populaire de l’univers, nous nous produisions devant un public en délire. Mon ego a apprécié. Au final, la scène ne dure que quinze secondes. Bien sûr, ce n’est sans doute pas le sommet de ma carrière artistique, mais les trois chansons que j’ai composées pour l’occasion ne sont pas si mal.

H comme Hawley, Richard
Vous savez déjà tout de lui, vous nous avez interviewé ensemble la dernière fois ! Richard est sur le disque, mais je n’avais pas trop le choix : si je ne l’avais pas invité, il ne m’aurait plus jamais adressé la parole. Il m’a toujours dit que si un jour l’envie me prenait d’enregistrer en solo, il tenait à participer. Mais on savait que ça ne ferait de bien ni à l’un, ni à l’autre qu’il joue comme à son habitude. On ne voulait surtout pas que le résultat ne sonne comme un album de Richard avec moi au chant. Et mis à part sur un ou deux titres, on ne reconnaît pas trop sa patte. Il existe des musiciens capables techniquement de jouer n’importe quels styles, mais sans aucune émotion. Richard, lui, en transmet toujours. Au départ, j’avais l’intention de bosser avec plusieurs personnes, mais dès que l’on a commencé, il a été impossible de s’arrêter. L’enregistrement a été très rapide en fait : tout était bouclé en treize jours.

I comme Internet
Non, I pour Igloo, plutôt. Je n’en ai jamais visité, et vous ? Il existe encore des gens qui habitent dans un tel truc ou s’agit-il juste d’un mythe ? Enfin, je ne me vois pas vivre là-dedans. Comment ? Oui, je pourrai quand même y écrire des chansons. Je peux vraiment composer n’importe où, vous dis-je ! Igloo, arctique… Arctic Monkeys, bien sûr. Je les ai rencontrés en février dernier aux NME Awards. Notre conversation fut typique de gens de Sheffield, c’est-à-dire assez sommaire. Ça a commencé par un incontournable “Tu viens d’où exactement ?” Il faut savoir qu’il existe un vrai snobisme entre les différentes parties de la ville. Eux sont originaires de High Green et moi, de Intake, deux endroits très différents. La discussion s’est donc arrêtée net. Je les aime bien. Mais pour la première fois, j’ai ressenti un véritable fossé générationnel. Je suppose que c’est la marche normale des choses en musique : plutôt que les vieux comme moi ne continuent, les jeunes comme eux doivent prendre le relais. Je n’ai pas l’impression qu’ils soient très populaires en France. Ils sont peut-être trop anglais… Cela a toujours été mon problème aussi. (Sourire.)

J comme Johnny Borrell
Je ne l’ai jamais rencontré, et je ne nourris aucune haine particulière à son égard, mais je déteste tous ces nouveaux groupes anglais comme Razorlight qui parlent tels des businessmen. “Maintenant, on va se lancer à la conquête du marché américain…” Bien sûr qu’il est important d’avoir du succès, mais pour moi, la force motrice d’un groupe se doit d’être avant tout créatrice et non résider dans la recherche de reconnaissance publique. Je n’ai jamais pu supporter ces attitudes carriéristes. C’est aussi pour cela que je trouve les Arctic Monkeys rafraîchissants, comparés à tous ceux qui font surtout attention à maîtriser les bonnes références. Moi, quand j’écoute une chanson, je veux essayer de découvrir les personnalités qui se cachent derrière, je me moque de savoir quels sont les disques que ces types ont écoutés. Je veux savoir qui ils sont, ce qu’ils pensent. Pourtant, rien ne t’empêche d’essayer de créer quelque chose de personnel. Tout ça me rappelle l’époque punk, un mouvement censé cultiver la différence. Et puis, tu allais à un concert, et tous les mecs qui avaient les cheveux dressés et portaient un blouson de cuir te dévisageaient si tu étais habillé différemment, en pensant tout haut : “Lui, ce n’est pas un vrai”. (Sourire.) Mais de manière plus générale, ce phénomène de mimétisme est ancré dans la nature humaine.

K comme Kid Loco
C’est un chic type. J’avais beaucoup aimé son premier album et avec Pulp, on l’avait invité à jouer à Finnsbury Park en 1998. Je l’ai rencontré à cette occasion, mais nous nous sommes ensuite perdu de vue. Et puis, quelques semaines après être arrivé à Paris, l’un des premiers trucs que j’ai fait, c’est avec lui, une adaptation anglaise de Je Suis Venu Te Dire Que Je M’en Vais. Et elle a mis trois ans à voir le jour, sur cet hommage paru en début d’année… Je crois que l’une des raisons derrière ce projet était de montrer au public anglo-saxon le don de Gainsbourg en tant que parolier. Mais il se pose alors le problème de la traduction. D’ailleurs, celle qu’on m’avait donnée était très mauvaise et ma femme et moi avions dû la retravailler. Mais je ne pense pas que l’on puisse traduire Gainsbourg convenablement. Il manipulait trop les jeux de mots. Tu es sûr, au final, de perdre une partie des subtilités et donc, de la dimension poétique de ses textes. De toute façon, je ne crois pas que l’on puisse traduire mes paroles non plus. Lorsque tu écris, même sans le réaliser, tu utilises des figures de langue, qui peuvent perdre tout leur impact dans un autre idiome.

L comme Live
Sur scène, ce sont les musiciens de l’album qui vont m’accompagner, à commencer par Ross Orton, l’ex-batteur des Fat Truckers, et Steve Mackey à la basse, mon ancien acolyte de Pulp. Richard va sans doute pouvoir assurer les premiers shows mais après, il enregistre son nouvel album et sera moins disponible. Il y a aussi un pianiste, Simon Stafford, qui était avec lui dans les Longpigs. Après un petit tour de chauffe à Brighton, nous allons donner notre concert inaugural à La Cigale, à Paris, pour la soirée d’un magazine rival. Tiens, c’est vrai, la première fois que Pulp a joué à Paris, c’était dans la même salle et pour le même festival. En 1991, je pense. Alors voilà, la boucle est bouclée. (Sourire.) Je peux l’avouer, je suis un peu nerveux. Je ne jouerai que mes nouveaux morceaux… Même si j’ai écrit la plupart des titres de Pulp et que les chantais tous, ce nouveau projet me semble bien plus personnel. Cette fois, je n’aurais personne à blâmer en cas d’échec… (Sourire.) Alors, j’aimerais juste dire à tous ceux qui vont venir d’être gentils avec moi. Même si vous n’aimez pas. S’il vous plaît…

M comme Manon
Cette chanson doit être ce que j’ai fait de pire dans ma vie. J’avais cet album de Gainsbourg avec Je T’Aime… et j’adorais le morceau Manon. Alors, j’ai piqué le titre pour une de mes compos. À cause du “Man”, j’étais persuadé qu’il s’agissait d’un prénom masculin. Pour ne rien arranger, j’ai tenu à placer des paroles en français. J’ai donc demandé à une amie de me traduire quelques phrases. En voyant mon texte, elle a compris ma méprise et m’a ouvert les yeux sur le sexe du personnage… (Rires.) En 1985, Pulp n’avait pratiquement jamais joué hors de Sheffield, et je me suis dit que personne ne se rendrait compte de mon inculture. Pour la seconde fois, je tiens à présenter mes excuses. J’étais un jeune Anglais ignorant. Maintenant, je suis un vieil Anglais ignorant. Mais pourquoi me parlez-vous de cette horreur ? Ah, pour évoquer ma collaboration avec Charlotte Gainsbourg… Non : jamais je ne lui ferai écouter ça ! Ma participation à son disque est arrivée par hasard. Il faut savoir que je n’aime pas les studios d’enregistrements. Alors, un soir, un ami bien intentionné a voulu m’en montrer un dans lequel je pourrais peut-être me sentir à l’aise. Lorsque nous sommes entrés, nous les avons tous trouvés là, Charlotte, Nigel, Air… Ils avaient pas mal avancé sur les musiques et peinaient sur les textes. Alors, ils m’ont demandé d’essayer. Le premier que j’ai écrit n’a pas du tout plu… Il faisait explicitement référence à son père. J’avais trouvé l’idée intelligente car je la savais très connue en France, mais moins à l’étranger et je m’étais dit que c’était une fine ruse pour que le public puisse faire le lien… Je crois que l’atmosphère était à couper au couteau. À ce moment-là, Charlotte était sans doute convaincue de filer le boulot à un autre. Heureusement, j’avais avec moi un second texte qu’elle a bien aimé. Ce n’est pas chose facile que d’écrire pour des confrères… Parce qu’il ne faut pas être trop s’impliquer émotionnellement. Et qu’il faut une confiance totale entre l’interprète et l’auteur. Une fois ce stade atteint, c’était vraiment bien. Parfois, elle me donnait des idées, ou elle choisissait ces passages préférés. Souvent elle trouvait les paroles trop jolies et elle les voulait plus cruelles. Ce qui me convenait parfaitement.

N comme Nancy
En fait, ma collaboration avec Nancy Sinatra peut être considérée comme le point de départ de mon album solo. Avec Richard, je lui avais composé deux chansons qu’elle a acceptées. À cette époque, j’étais bien décidé à prendre ma retraite et à ne plus écrire que pour d’autres artistes. Mais j’ai été déçu par les enregistrements de ces morceaux. J’aurais voulu qu’ils soient mieux traités, même s’ils n’auraient pas dû signifier grand-chose pour moi. Il fallait donc que je les rechante. Et puis, je m’étais aussi vite rendu à l’évidence. “Jarvis, tu ne sais rien faire d’autre, tu n’as aucune qualification, aucune aptitude”. Alors, j’ai dû me résigner à reprendre du service. Comment ? Ah, vous trouvez des similitudes entre Don’t Let Him Waste Your Time et Only You Know de Dion DiMucci (ndlr. sur l’album Born To Be With You, produit par Phil Spector et réalisé uniquement en Grande-Bretagne, en 1975)… Il ne s’agit pas d’un sample, nous avons juste tout rejoué. (Sourire.) Mais il y aura une sorte de crédit sur l’album. Merci de m’y faire penser, d’ailleurs. (Sourire.)

O comme Old Man’s Back Again
L’une des plus belles chansons de Scott Walker, je crois. Je lui ai envoyé mon disque il y a deux jours, j’attends ses réactions. En 2004, il a reçu un Q Award pour l’ensemble de son œuvre, et j’avais été désigné pour le lui remettre. Je n’étais alors pas encore intimement persuadé qu’un album était pour moi la meilleure chose à faire. Nous avions pas mal discuté et lui m’y avait vivement encouragé. Cette attention de sa part m’avait d’ailleurs profondément touché. Aujourd’hui, je pourrai pourtant lui dire : “Scott, si tu n’aimes pas mon album, tu n’as qu’à t’en prendre qu’à toi-même”. (Sourire.) Une fois ma décision prise, il m’a fallu composer les bons morceaux. Car j’avais comme ambition d’écrire des chansons significatives, qui me fassent ressentir quelque chose. Quand ils vieillissent, nombre d’artistes ont tendance à ramollir. Scott en est d’ailleurs le parfait contre-exemple, lui qui devient de plus en plus extrême. Moi, j’aurais pu sombrer dans la guimauve, mais j’ai su résister. Mon album n’est pas un joli disque, en fait. Dans mes chansons, il existe toujours un élément obscur. Même s’il s’en dégage une certaine sophistication, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je crois sincèrement que, si tu arrives à te débarrasser de tes pulsions perverses dans ta musique, tu évites de devenir un tueur en série ou un truc de ce genre. (Sourire.) Les gens qui refoulent ces choses-là en leur for intérieur finissent par devenir dangereux. Dans la vie normale, comme vous pouvez en témoigner je l’espère, je suis plutôt poli, j’essaye de ne pas être méchant avec les gens. Et j’y parviens car mes compositions me permettent d’évacuer ces forces du mal.

P comme Poème
Vous faites référence à ce texte que l’on m’a demandé pour orner la façade d’un nouvel immeuble de Sheffield, une sorte de résidence universitaire ? Bien sûr, mon ego m’a immédiatement fait accepter. Mais d’un point de vue idéologique, je n’étais pas à l’aise car, lorsque j’habitais là-bas, je détestais ces foutus étudiants. J’ai fini par écrire quelques lignes, mais je ne suis pas sûr que ce soit un poème, même si ça rime de temps à autre. Voyons si je m’en souviens : “Within these walls/the future may be being forged/Or maybe Jez is getting trashed on cider…” Ah, oui, que j’explique, un peu : ce bâtiment a été construit à la place d’un club très populaire de la ville, où les étudiants, qui s’appelaient tous Jez ou Sam, passaient leurs nuits à se bourrer la gueule au cidre. Mais reprenons : “But when you melt you become the shape of your surroundings/Your horizons become wider/Don’t they teach you no brains at that school?” Voilà, ça se terminait ainsi. Le verbe “melt” est une référence au fait qu’à cet endroit, avant la boîte de nuit, se trouvait une aciérie, mais aussi au fait que les étudiants se mélangeaient rarement avec la population locale, qu’ils dédaignaient. Quant à la dernière phrase, elle est l’œuvre d’un livreur de lait. Gamin, pour aller à l’école, je profitais souvent de leurs petits véhicules électriques, car j’étais trop paresseux pour m’y rendre à pied. Vu la vitesse de ces engins, je ne gagnais même pas de temps, bien sûr. Un beau matin, un rien exaspéré, le brave homme m’avait crié ces quelques mots, dont je me suis toujours souvenu. Sincèrement, je pensais que mon texte allait être rejeté, à cause de son ton un tantinet moqueur. Mais non…

Q comme 43
(En français.) Oui, c’est moi aujourd’hui. (Sourire.) J’ai fêté mon anniversaire il y a neuf jours (ndlr. le 17 septembre). Merci pour la carte, d’ailleurs. J’entre dans une phase de lutte pour la conservation. J’ai un peu l’impression d’être le Titanic, en fait, je fais tout pour ne pas sombrer. Je ne m’en sors pas trop mal, vous trouvez ? Le gros problème, c’est la boisson. Parce que j’aime bien boire, mais je suis conscient de devoir faire attention. Je ne veux pas complètement arrêter non plus. Toujours garder le contrôle de soi est un peu ennuyeux, j’aime bien ces moments d’abandon, où l’on se permet de partir ailleurs. En me retournant sur ma vie, je ne voudrais pas qu’elle ressemble à une route plane, sans collines, ni tunnels. Cette remarque doit vous paraître assez stupide, non ?

R comme Rough Trade
C’est amusant parce que Rough Trade me manage depuis une quinzaine d’années maintenant, alors, je n’ai pas l’impression de sortir cet album sur une nouvelle structure. Lorsque Pulp était signé sur Island, la situation était assez confortable car nous étions chez les méchants, donc, si les choses se passaient mal, le label était toujours désigné comme responsable. Aujourd’hui, je suis du côté des gentils, je ne peux donc plus me réfugier derrière des excuses faciles. Mas l’esprit qui règne chez Rough Trade est bien plus approprié pour un type comme moi. Je suis plus à l’aise avec ce genre d’interlocuteurs qu’avec des types en vestes de cuir, qui vont déjeuner dans des restos très chics et prennent un air sérieux pour évoquer le budget de ta prochaine vidéo.

S comme Saint Martin
J’y suis retourné récemment pour un reportage produit par Radio 4 sur les liens entre les écoles d’art et la musique pop. Malheureusement, je n’ai pu me rendre dans les locaux précis où j’étudiais, sur Charing Cross Road, car ils les ont vendus et ils vont être transformés en appartements de luxe ou en bureaux. Juste vers la fin de mon cycle là-bas, ils ont supprimé les bourses et mis en place, en 1991, des emprunts forcés que les élèves se devaient de rembourser dès leurs études achevées. Personnellement, je suis farouchement opposé à ce genre de pratiques, assez récentes chez nous. Et en particulier dans les écoles d’art, où l’idée est plutôt de se retrouver confronter aux idées, aux tendances que d’embrasser une carrière pragmatique. J’ai voulu savoir comment cette politique a affecté l’attitude des étudiants, qui plus est dans une société où tout le monde semble obnubiler par les cibles de marchés. J’ai un exemple qui illustre bien l’évolution. Au collège, nous disposions d’un bar très agréable, or, la nouvelle cafétéria ressemble à un vulgaire couloir. Je ne dis pas qu’une cafét’ est l’endroit le plus important du monde, mais c’est un lieu de rencontres et d’échanges, où tu croises des gens d’origines diverses, évoluant dans des cursus différents, cinéma, peinture, photographie… Et là réside aussi la philosophie d’une école d’art. La vente des locaux de Charing Cross s’inscrit d’ailleurs dans la même logique, alors qu’il s’agissait des plus réputés. Moi, si j’ai voulu aller là-bas, c’est justement parce que j’allais être au centre de la ville, là où tout se passe, et pas pour me retrouver perdu dans le nord de Londres. Il existait une interaction intéressante et tout le monde en bénéficiait. Malheureusement il s’agit encore d’une tendance universelle qui mène le monde à l’uniformité, à la disparition de tout caractère singulier.

T comme The Trip
Cette compilation, que j’ai réalisée avec Steve, a mis un an à être finalisée. On nous avait déjà contactés pour ce genre de projet, et nous avions toujours refusé car obtenir les droits des chansons est un pensum. Mais les gens qui s’occupent de la collection The Trip avaient la réputation d’être particulièrement efficaces dans ce domaine. On a rapidement compris pourquoi… En fait, ils essayent de te faire prendre majoritairement des titres en licence chez Universal, avec qui ils travaillent. Or dans notre sélection, il ne doit y avoir qu’un seul morceau dans ce cas. Ils nous en ont bien conseillé d’autres, mais en vain. (Sourire.)

Nous avons préféré privilégier les chansons qui nous accompagnent depuis longtemps. C’est entre autres pour cela qu’il n’y a que peu de titres récents. Il y a plus de chances de faire une bonne compilation avec les morceaux que tu es sûr d’apprécier plutôt que de choisir des trucs du moment, dont tu seras peut-être lassé dans dix mois. Je suis content du résultat au final. Certaines personnes m’ont fait remarquer que des compos de mon album ressemblaient à des chansons figurant sur cette compilation. Quoi de plus normal, après tout : les choses que j’adore, j’ai tendance à me les approprier. (Sourire.)

U comme Underwear
Oui, je porte des sous-vêtements et, effectivement, c’est un titre de Pulp. Lorsque Universal a décidé de rééditer trois albums avec des Cd’s bonus (ndlr. His’N’Hers, Different Class et This Is Hardcore, sortis cet été en Angleterre), j’ai préféré participer au projet afin d’éviter d’y voir figurer tous les remixes les plus douteux de Common People. (Sourire.) J’ai donc réécouté tout un tas de vieilles cassettes avec les chansons qui n’avaient pas passé le cap des démos. Je ne sais pas si c’est parce que je deviens vieux et que j’ai perdu tout sens critique, mais en général, j’ai trouvé que ça ne sonnait pas trop mal. J’ai envoyé aux autres des Cd’s avec les titres que j’avais sélectionnés, pour voir s’ils avaient des objections ou s’ils pensaient à un truc qui m’aurait échappé. Ces maquettes montrent le groupe dans son état brut, et je trouve qu’elles ont un certain intérêt. Pour les fans en tout cas. Ce que j’ai trouvé étrange cependant, c’est que les meilleures démos sont celles de This Is Hardcore, l’album avec lequel la majeure partie des gens ont pensé que nous avons perdu pied. (Sourire.)

V comme Vote
Je n’ai pas pu voter aux dernières élections en Angleterre. J’ai essayé pourtant, mais je n’ai pas pu m’inscrire à temps sur les listes. Chez nous, il faut désormais figurer sur un registre électronique. Quatre mois avant l’échéance, j’ai voulu le faire, et l’on m’a rétorqué qu’il était trop tard… J’ai donc été disqualifié. En général, les gens dans ce cas sont les patients des  hôpitaux psychiatriques ou les repris de justice… Mais en même temps, je dois avouer que ça m’a délivré d’un poids. Car j’ai été très déçu par le Labour Party, en particulier par ses décisions liées à l’Irak. Alors, même si j’ai toujours voté pour eux dans le passé, j’aurais eu du mal à le faire une nouvelle fois. Et comme je m’imaginais mal donner ma voix aux Conservateurs… Cette interdiction m’a finalement permis de ne pas devenir un imposteur à moi-même.

W comme Wurlitzer
Pour les pianos ? Comme on peut s’en rendre compte facilement en écoutant le disque, je ne suis pas un virtuose. (Sourire.) Mais j’ai tenu à en jouer, et mes proches m’y ont encouragé. Pourtant, à un moment, je me suis dit qu’il valait mieux faire appel à quelqu’un. Puis je me suis raisonné : “Jarvis, il s’agit d’un album solo, tu le souhaites aussi personnel que possible, alors, à partir du moment où tu es à peu près dans le tempo et que les notes sont justes, tout ira bien, et ça aura plus de caractère que si un type s’assoit à ta place et en rajoute de tonnes”. J’aime quand la musique est directe, quand il n’y a pas de superflu. Aujourd’hui, le résultat ne sonne pas trop mal à mes oreilles, même si je suis sûr qu’un musicien confirmé serait horrifié. Et encore, vous auriez dû entendre les maquettes enregistrées sur mon piano, que j’ai accordé moi-même… (Sourire.)

X comme X, classé
Je n’ai plus grand-chose à voir avec un tel mot. Mais il y a des paroles sur mon album en rapport avec ce terme, celles de Disney Time, dont le sujet de fond est d’apprendre à détourner le regard. Ce qui est difficile avec le sexe, puisque c’est la chose finale qui t’intéresse. Mais je pense qu’il faut savoir se discipliner. (Sourire.) En fait, avec mon petit garçon, je me retrouve à regarder des films Walt Disney et je les découvre en même temps que lui car en Angleterre, il ne les diffusait jamais à la télé. Pendant les fêtes, nous n’avions le droit qu’à cette émission, Disney Time, qui pendant une demi-heure ne dévoilait que de minuscules extraits. C’était un peu comme si ces productions étaient trop bien pour être montré aux masses, comme si tu n’avais pas le droit de tout voir en quelque sorte. Et j’ai perçu là-dedans un parallèle intéressant avec les films X. Je sais, voir le diable dans les œuvres de Disney sonne un peu cliché en soi, mais moi, je trouve que la représentation surréaliste qu’elles donnent de la vie de famille, où le couple sourit tout le temps, où tout est beau, est proche de la pornographie.

Y comme Yorkshire
Vous y êtes déjà allé ? Sheffield se trouve dans le South Yorkshire, le plus grand comté d’Angleterre et une région particulièrement moche. En revanche, la campagne du North Yorkshire est très belle. Il existe dans ma région une mentalité particulière, que l’on a évoquée à la lettre B, je crois. Le meilleur adjectif pour qualifier ses habitants serait taciturne. Ils ne parlent pas beaucoup, en général. Et quand ils parlent, c’est sur un ton neutre. Ils n’accordent pas leur confiance facilement, ne sont pas particulièrement accueillants et restent très secrets, même entre amis. Je comprends très bien que cette attitude puisse irriter ceux qui n’y sont pas habitués. Parfois, ça rend ma femme folle… (Sourire.) En tout cas, moi, je suis content de retourner là-bas et de m’apercevoir que je ne souffre pas d’un grave problème psychologique, mais que mon comportement est bel et bien lié à ma région d’origine. (Sourire.)

Z comme Zoom
J’ai toujours dans l’idée de faire ce long-métrage dont l’histoire se déroule entre la fin des 70’s et le début des 80’s. La difficulté pour les films qui se déroulent à une époque précise est d’éviter tout anachronisme. Je déteste quand j’en relève au cinéma. Si tu fais un plan sur une table où est posé un paquet de cigarettes, il faut être sûr que cette marque existait bien alors. Et c’est encore pire dans une scène de rue : tu ne peux pas avoir n’importe quelle voiture garer le long du trottoir ! Le budget est donc beaucoup plus important que pour un film dont l’action se déroule aujourd’hui. Ce sont ces problèmes d’argent qui m’ont conduit à une impasse jusqu’à présent. Mais les détails sont vraiment primordiaux, car si tu commets la moindre erreur, toute la dramatique se casse la figure.

Cette interview a été originalement publiée dans la RPM en 2006, au moment de la sortie de Jarvis (Rough Trade).
A découvrir : ses nouveaux titres à paraître le 17 juillet sur Beyond The Pale, le nouvel album de son projet JARV IS… (Rough Trade)



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