Big Thief, ou comment rencontrer son groupe préféré à 38 ans (7/7)

Septième épisode : The Toy

Photo : Clément Chevrier
(Lire le précédent épisode ici)

“The toy in my hand is real.”

Vous pouvez écouter cet album trois fois de suite, puis cette chanson attentivement, sa fin, puis Two Hands qui suit. Peut-être éprouverez-vous, sentirez-vous, déciderez-vous que Big Thief tient là son chef-d’œuvre. Ou un chef-d’œuvre de plus.

C’est possible.

Ou peut-être vous direz-vous que Big Thief en entier est un chef-d’œuvre, et qu’on peut réfléchir deux minutes à ça, à ce genre de renversement-là. A masterpiece.

Ou peut-être aurez-vous de la sympathie pour certaines chansons de Lenker et pas pour d’autres, voire pour aucune – nous pourrons tout de même être ami, mais pas sans que silencieusement je ne vous plaigne – c’est le jeu du goût.

En ce qui me concerne, je sais simplement que j’ai rencontré un groupe dont les disques se rangent à des hauteurs rares sur les rayons de mes étagères – pas les plus hautes, mais les plus précieuses, celles dont je ne sais jamais vraiment comment elles vont m’apparaître ni à quel moment – ni quel effet va me faire ce que je peux y piocher – sinon entendre une voix parler d’une bouche à une oreille. Ce qui se passe après l’oreille, j’ai essayé de le saisir, de le décrire, difficilement, parce que les rouages d’écoute connus sont perturbés et que c’est dans cette perturbation que tout se joue, tout, que c’est ce que l’on cherche quand on cherche les disques les plus importants.

J’ai pris la photo de ce caillou dans une clairière du Larzac, tandis que nous randonnions à la fin de l’été. Je l’ai prise avec mon téléphone, je l’ai prise aussi sur pellicule, afin de pouvoir la développer. Le résultat ne m’intéresse qu’en tant qu’il échappe toujours, par de nombreux interstices ou quelque béance, à ce que je pourrais en savoir ou en dire. Il s’agit bien d’être incomplet, de ne pas tout savoir, de ne pas tout comprendre, mais d’éprouver pleinement. Et c’est ce que j’aperçois dans Big Thief en essayant d’en parler : la perturbation qui m’émeut tant, ou qui est mon émotion, ou les deux – qui m’échappe complètement. Ce qui rend heureux, là – ce qui échappe.

Et ça arrive à 38 ans, après donc quelques années, quelques disques, quelques livres, quelques œuvres de tous les genres : ça parvient tout de même à perturber profondément, tout, et donc à rendre ce qui est un peu plus plein, comme l’ont fait peu d’autres, et à des époques où il y avait en moi plus d’espace pour le faire – à moins que je sois mieux disposé, pour des raisons sans doute bonnes, imaginables, descriptibles – à moins que ce groupe vise tellement juste qu’il est capable de l’impossible, malgré l’encombrement de mon goût par tant de références, de vies et de biais déjà éprouvés – à moins que ce groupe m’échappe complètement, comme Leonard Cohen m’échappe complètement, comme Robert Forster, Kate Bush et quelques autres m’échappent presque complètement.

Il y a une liste.

Il y a ce petit panthéon, dont chaque nouvelle entrée pulvérise l’ordonnancement pour le plus grand bonheur des présents.

Ça arrive à 38 ans comme ça peut arriver à tout âge, comme une expérience esthétique rare.

Ça arrive de rencontrer son groupe préféré à 38 ans. Le mien s’appelle Big Thief, et ses membres sont Adrianne Lenker, James Krivchenia, Buck Meek et Max Oleartchik. Ils sont une famille, qui fait désormais partie de ma famille.

 

Big Thief, Two Hands (4AD), sortie le 11/10/2019

2 réflexions sur « Big Thief, ou comment rencontrer son groupe préféré à 38 ans (7/7) »

  1. Clément, ta chronique m’a énormément touchée! Moi aussi je suis tombé en admiration devant BIG THIEF sans me rendre compte que cette musique peu à peu sans bruit et sans fracas m’accompagnait comme une amie fidèle depuis 1 an au point de considérer que malgré tous les disques écoutés, les coups de cœur passagers; Adrianne Lenker était devenue ma confidente, ma bouée de sauvetage; ma passeuse émotionnelle comme tu dis si bien le véhicule indispensable à mes bleues à l’âme ; à mes joies autant qu’à mes défaites mais aussi à mes emportements comme à mes renoncements. j’ai écrit hier une chronique de  » two hands » sans avoir lu au préalable ton papier et j’ai été agréablement surpris par la similitude lexicale qui toute proportion gardée faisait écho à ta prose. Bien que je pratique très mal l’anglais; j’avait eu certaines intuitions confirmées depuis par ton magnifique papier! J’appartiens aussi à la famille BIG THIEF et je ne cesse de porter la bonne nouvelle à qui veut bien la recevoir. Amicalement cyril.

  2. Le plus curieux n’est pas tellement de rencontrer son groupe préféré à trente-huit ans (à quinze ou soixante-dix, c’est toujours avec ce brûlant espoir que l’on aborde un artiste inconnu, non?) mais plutôt que ce groupe soit Big Thief. Car passé « Not » (immense chanson live, terriblement mal couchée sur disque), qu’apporte exactement les trois autres aux chansons d’Adrianne Lenker? Rien, comme le prouvent ses prestations et productions solitaires (en particulier le plus récent album), pas à tomber par terre mais infiniment plus émouvantes que les travaux collectifs, à la lourdeur rarement attendrissante, souvent embarrassante. Mais un esprit taquin pourrait calculer que trente-huit ans en 2019, ça fait quoi, dix ans et quelques dans les années 90? Allez, ceci explique peut-être cela. Depuis, on ne sait plus trop quoi faire avec une guitare. Ça fait drôle quand ça revient.

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