Big Thief, ou comment rencontrer son groupe préféré à 38 ans (5/7)

Cinquième épisode : Not

Arles
Arles / Photo : Clément Chevrier
(Lire l’épisode précédent ici)

Le 31 juillet, Thomas chez Section26 me transfère le lien inattendu vers le prochain album de Big Thief.

Boum. Disque à paraître en octobre, la même année donc que U.F.O.F.

Je suis au travail, au bureau, heureusement occupé par une tâche scandaleusement répétitive et dont l’exécution ne requiert que 0,3 % de ma masse neuronale. Je clique donc sur le lien et passe le reste de l’après-midi à l’écouter à bas volume. J’en parle à Zach et à Olivier, abasourdis comme moi par la nouvelle d’une publication aussi rapide. Zach réclame la track list, que je lui transmets, il demande si Not est bien la chanson Not entendue à Tinals, j’écoute et instantanément lui confirme, c’est bien cette vague hawaïenne, ce molosse dangereux, cette montée qui ne monte jamais, ne descend jamais, ce pur mouvement. Reconnaître une chanson entendue une seule fois, deux mois auparavant, peut être le signe de tant de choses que je n’en fais le signe de rien. Parce que, peu à peu, je sens qu’il me faut encore digérer le Big Thief déjà là avant d’en rencontrer un nouveau.

Et donc, comme le lien transmis par Thomas fonctionne sans peine sur ordinateur mais rame sur mon téléphone, je l’écoute d’abord beaucoup, quelques jours, puis peu, puis plus du tout. Le disque est annoncé, Not sort alors en single, je l’enregistre sur Spotify, l’écoute trois fois puis la range.

Ce n’est pas le moment.

J’essaie de nouveau, comme je l’ai déjà fait précédemment, de regarder des vidéos du groupe, et je n’y parviens pas. Elles sont des traces qui me touchent moins que les disques ou que le souvenir du concert, je les laisse donc être, loin de moi. Ce n’est pas, non plus, le moment.

C’est celui de Shark Smile.

Qui d’abord m’attrape un après-midi, dans les rues déshéritées de certaines périphéries de Nîmes, avant de me rendre peu concentré le lundi suivant puis de me poursuivre jusqu’à ce que j’écrive ceci, exsangue, debout dans le train, pour les réseaux :

“Tout le week-end, ce fut celle-ci.

La guitare entre surf et bruit, trente secondes, puis la chanson commence. Avec une chanson pareille, on n’a pas d’ennemis, sauf des sourds. Et Lenker est la meilleure parolière depuis la biographie de Lou Reed que je suis en train de lire.

Elle n’écrit pas de poésie, elle n’écrit pas de littérature, mais elle écrit sans apparat des chansons qui sont la meilleure littérature, qui sont au meilleur endroit.

Pourquoi ?

On ressent plus et on ressent mieux. On a le sentiment que le monde a toujours existé avec et par elles.

Shark smile, dead end dream.

Derrière joue le Grand Véhicule.

On peut partir marcher des heures et des heures au hasard d’une ville (je fais encore ça malgré mon grand âge), le casque réglé trop fort, et se sentir si souvent ému qu’on se demande si ce n’est pas trop, avant de se dire que c’est bien. On écoute des disques parce qu’on est contre l’ataraxie.

Chaque fois que je me dis que je risque d’épuiser un album à force d’écoutes, il y en a un des deux (trois désormais) autres qui prend le relais. Sans compter les splendeurs de Lenker en solo. C’est une mine qui m’effraie, car j’ai peur du moment où la sidération va s’interrompre, où le gars qui n’écoute jamais les sorties découvrira qu’il est arrivé à la fin de la bataille, que c’est de moins en moins bien. J’ai peur, et je n’ai pas peur. Je m’en cague. La présente perfection est déjà une telle surprise, qu’elle a poussé dans la flotte pas mal des indéboulonnables de l’île déserte.

On m’a suggéré d’écrire sur le prochain disque.

Je vais essayer d’écrire sur un chemin qui y mène, le mien, et sur comment rencontrer à 38 ans l’une des artistes (l’artiste ?) de sa vie.”

Je recopie ce texte en écoutant Not, en m’interrompant pour écouter Not. Parce que, depuis, le moment est venu.

(Lire l’épisode suivant ici)

 

Big Thief, Two Hands (4AD), sortie le 11/10/2019

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