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Walk like The Clash and sing like The Supremes
La trop brève histoire des Redskins, fers de lance des skins de gauche anglais.
The Redskins / Photo : theredskins.co.uk
Je n’arrive plus à me souvenir de la première fois que j’ai entendu The Redskins. Je pense qu’il s’agissait de leur titre Unionizesur une compilation des Peel Sessions par Bernard Lenoir. Mais cela me semble un peu tardif. J’étais allé, encore lycéen, à un concert de SOS Racisme place de la Bastille en 1986, où le groupe s’était produit. Je n’en garde toutefois aucune trace dans ma carte mémoire. Je vous parle d’une époque sans Internet, sans la moindre chance que ce style de musique passe sur la FM ou les grandes ondes (si ce n’est Radio Libertaire, et je n’y mettrais pas ma main à couper). Quant à trouver leur unique album, à part peut-être chez New Rose du côté de Saint-Michel ou à la Danceteria à Cardinal Lemoine (et je ne parle pas des 45 tours), la quête demandait une âme de stakhanoviste impénitent. D’ailleurs, impossible de comprendre comment, ou par quel miracle, leur Peel Sessions – on y revient – a fini dans ma collection personnelle.
Passons. The Redskins est, de toute façon, en quelque sorte, maudit. Le groupe se révèle rétrospectivement victime de son nom. Il a offert une étiquette à un schisme d’extrême gauche au sein du mouvement skinhead, avec des bandes qui s’en réclamaient çà et là (Red Warriors à Paris – Julien et Rico RIP), voire des organisations telles que le RASH. Cependant, cette paternité occulte malheureusement son importance musicale, son aventure, sa geste stylistique, et, pour tout dire, sa classe (à tous les sens du terme).
The Redskins / Photo : theredskins.co.uk
The Redskins naissent à York, dans la continuité du combo No Swastikas, par des membres du très trotskiste Socialist Workers Party (leur premier 45T ,Lev Bronstein, porte le véritable nom de l’ange déchu du bolchévisme), dont Chris Dean, au chant, et de facto leader charismatique, qui écrit dans le NME sous le pseudonyme X Moore. La formation se complète au fur à mesure avec l’arrivée de Martin Hewes, Nick King à la batterie, puis Paul Hookham en 1985, transfuge de la première formation des Woodentops. Ils émergent alors que le punk s’essouffle et que la réélection triomphale de Margaret Thatcher en 1983 annonce une violente accélération de la contre-révolution libérale et conservatrice en perfide Albion. Leur premier concert officiel se déroule en 1982, à London Bridge, après une manifestation Right to Work. L’ambiance est posée.
Les gars se revendiquent de la culture skinhead, vécue comme une expression de l’esprit de révolte et de subversion de la jeunesse ouvrière au sein de la pop culture et même du punk, y ajoutant certes beaucoup de rouge (Harrington ou Fred Perry). L’astuce n’est pas nouvelle. Slade avait également commencé en surfant sur la vague originelle de 69. Chris Dean s’en était expliqué dans une interview en 1986, ainsi que sur le choix de leur patronyme : « Le nom Redskins vient d’un groupe de skinheads à Sheffield qui étaient au Parti communiste. La jeunesse de gauche est surtout dans les organisations trotskistes ou le Parti travailliste, car dans les organisations staliniennes, il y avait surtout de vieux hommes. Pourtant, il y avait ce phénomène étrange : à Sheffield, tous ces skinheads étaient dans le PC. Certains étaient dans le Parti travailliste, d’autres dans le Socialist Workers Party. Les skinheads de gauche ont toujours existé. »
Mais alors que l’Angleterre est encore marquée par la vague Two Tone, eux ne reluquent pas vraiment du côté de la musique jamaïcaine (ska, rocksteady, etc.). Certes, ils publient par contre un titre aux forts relents Oï, l’emphatique et mésestimé Peasant Army. Néanmoins, c’est surtout dans de la soul au sens large qu’ils puisent la saveur originale de leur punk rock. L’idée n’a rien de stupide et rend hommage à la prégnance de la black music US dans la culture populaire anglaise. Cette influence infuse en pointillé à l’époque, de Dexys Midnight Runners à Style Council (son batteur, Steve White, enregistre avec eux sur leur premier single chez EMI/Decca, Bring It Down). Ils en tirent un slogan, car ils aiment les slogans : « Walk like The Clash and sing like The Supremes. » Ils furent parmi les derniers représentants d’une certaine élégance ouvrière britannique, dont aujourd’hui Paul Weller ou Suggs de Madness sont les gardiens du temple.
Quoi qu’il en soit, la bande de Joe Strummer et Paul Simonon représentait clairement une de leurs plus grandes références et modèles, le « seul groupe qui compte » selon Chris Dean, malgré leur scepticisme devant leur cohérence idéologique. Le plus instructif aujourd’hui demeure finalement leur positionnement face à la musique et à l’industrie musicale. Loin de sacraliser les labels indépendants, ils signèrent chez Decca afin de toucher le plus grand nombre (on se souviendra du procès en trahison fait à la Mano Negra lorsqu’ils passèrent de Boucherie Productions à Virgin).
Badges Redskins / Photo : Nicolas Kssis-Martov
Avec derrière la tête une idée fondamentale : pour qu’un message politique passe, la démarche artistique doit s’avérer encore plus parfaite. « Les groupes politiques sont devenus un gros mot depuis la fin de RAR (Rock Against Racism), mais c’est parce qu’ils n’avaient pas compris ce qui rend une musique géniale, » résumait Chris Dean dans Sounds en 1983. « James Brown signifiait mille fois plus qu’eux. Si les gens n’écoutent pas la musique, ils n’écouteront sûrement pas les paroles. A Town Called Malice, Ghost Town, The Lunatics Have Taken Over The Asylum — c’étaient de grands titres parce qu’ils étaient populaires et qu’ils avaient quelque chose à dire. » Et, en effet, leurs chansons sonnaient au-delà de cette promesse. Ils devaient être les Madness du rythm and blues anglais.
Cette volonté de proposer la meilleure musique du monde pour leur agit-prop, d’être les Maïakovski ou les surréalistes de la pop, ne les empêcha pas, lorsque Decca refusa que Kick Over the Statues devienne un hymne anti-apartheid, de publier le morceau de manière indépendante en reversant l’intégralité des recettes à la Fédération des syndicats sud-africains et à l’ANC.
Paradoxe vivant, confrontés aussi bien à leur époque qu’à l’écho qu’ils avaient fini par rencontrer (NME classe Lean on Me en sixième position des titres de 1983, juste derrière Blue Mondayde New Order), les Redskins louvoyaient sans cesse entre leur projet artistique et leur ligne politique. Ils ont refusé de rejoindre le mouvement Red Wedge initié par Billy Bragg et Paul Weller, qui visaient à remettre les « sociaux-traitres » travaillistes au pouvoir en mobilisant la jeunesse. Lors de la grève des mineurs de 1984-1985, à l’occasion d’un passage dans l’émission The Tube sur Channel 4, ils offrirent au syndicaliste Norman Strike du National Union of Mineworkers de lire un discours de solidarité à l’antenne, que la chaîne censura en coupant le micro.
Cette incroyable histoire, trop belle pour être vraie finalement, ne nous laissera que quelques 45 tours et un album exceptionnel – Neither Moscow nor Washington – dont le titre possède aujourd’hui une étonnante actualité, entre Poutine et Trump, avec le retour de cette guerre froide dont on peine à dessiner les camps. Ils se séparèrent juste après sa sortie en 1986. Le drame de cette parenthèse militante de la Northern Soul sera avant tout son absence de postérité. Dans le monde militant surtout, notamment en France où les sonos de manif crachent du Zebda et du Trust. L’aspiration artistique était trop élevée et la musique trop qualitative pour les camarades. D’autre part, les amoureux de rock et de pop regardèrent, quand ils connaissaient leur existence, cette propagande marxiste sur fond de Motown avec une certaine condescendance, alors que pour eux la seule rupture idéologique se cristallisa entre Oasis et Blur (je vous laisse décider qui occupe le rôle de Staline, de Trotski ou des anarchistes écrasés à Kronstadt). Billy Bragg s’en plaignait presque sur Facebook en 2020 : « Ils pouvaient être pénibles avec leur sectarisme, mais les Redskins me manquent pour leur engagement et leur énergie. »
Aujourd’hui, quasiment personne ne s’en réclame. Chris Dean a disparu des radars, après un passage à Paris, et il vivrait reclus chez sa mère. Martin Hewes répond parfois à des interviews sur YouTube ou dans des webzines. Et pour le reste, ils ne sont quasiment jamais cités comme influence par les jeunes générations. Ils avaient pourtant réussi à réconcilier Gramsci et Martha Reeves. Mais l’histoire, même de la pop, est écrite par les vainqueurs.
Neither Moscow Nor Washington par The Redskins est sorti en 1986 sur le label Decca