Vu d’ici : sous la neige et le printemps

L’entre-deux tours entre l’Ohio et la France.

Photo : Adrienne Lenker (Big Thief) via sa page Facebook
Photo : Adrienne Lenker (Big Thief) via sa page Facebook

Tenir pour fil conducteur d’une écriture le temps – météorologique – qu’il fait m’intrigue pas mal : c’est toujours de temps dont il s’agit, le temps dehors et les tempêtes intimes, les légères brises, les gels et les chaleurs qui font par leur collection que l’on se dira plutôt en été, ou plutôt en hiver. Dehors, et dedans. Ni dehors, ni dedans : là. Ici. Maintenant.
Du temps, des moments, leur apparition et leur disparition.
J’étais pour une dizaine de jours et des circonstances familiales dans l’Ohio, d’où j’ai suivi les résultats du premier tour des élections présidentielles, les journées précédentes, les journées suivantes, en compagnie d’ami·es et de la famille de ma compagne.
Il y avait d’importantes dissonances météorologiques ici comme dans le là-bas d’alors, en France, les pieds dans la neige et les récoltes au tombeau pour la deuxième année de suite.
Il y avait aussi les questions, les discussions, l’immense curiosité – les rouages de la baroque élection à deux tours de suffrage universel de la Cinquième République méritant un nombre d’explications pas moins élevé que les rouages de la baroque élection à un tour de suffrage indirect des États-Unis.
Chacun ses scandales, et ses vertus, et ses peurs.

Mon beau-frère, le mari de la sœur de ma compagne, joue beaucoup de musique, a fait des premières parties de batteurs des Ramones à son époque punk, joue du bluegrass et en big band désormais. Il enseigne l’histoire contemporaine dans une petite fac de Columbus – pas Ohio State, l’autre. On causait de choses et d’autres, et de musique beaucoup, de son peu de goût pour The Band, groupe que lui ne risque pas d’exotiser comme on peut le faire en France, et qui a chanté The Night They Drove Ol’Dixie Down, comble d’exotisation nostalgique du Sud par Robbie Robertson, quand Neil Young a chanté Southern Man – d’une autre profondeur, les pieds dans le réel. J’aime toujours beaucoup les uns et l’autre, mais je vois son point.
Il m’a expliqué qu’il commençait son cours sur la première guerre mondiale par un récit de la création du Sacre du printemps, d’Igor Stravinsky, qui avait tourné à l’émeute. La guerre, l’événement de la guerre était dans cette émeute. Après avoir expliqué ça, il n’a rien dit, il n’y avait pas besoin de dire et redire : Internet est un lieu d’émeute permanente, la foire d’empoigne, l’action de muscles numériques dans le but permanent de réduire, d’amoindrir, de détruire des voix réelles, même dans des recoins tels que la pop indie – le rock, dont le public tourne à devenir aussi réac que l’âge de ses artères, participe aussi aux batailles.
Internet et tout autour, si Internet est le monde, ou son reflet, ou son moment.
La bataille en soi est basée sur l’idée du gain : il faut gagner. Quelque chose ? Quoi ? Ah.
Elle peut aussi être sujette à l’idée de ne pas perdre : la vie, la sienne et celle des autres êtres. Ce n’est pas facile de les choisir, ni de choisir ses armes.

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Une autrice assez peu lue en France, Judith Butler, traite du choix des armes dans son dernier ouvrage paru par ici : La Pratique de la non-violence (Fayard). Le titre ne vous la fait pas à l’envers.
Une autre autrice un peu plus lue en France, Maggie Nelson, évoque régulièrement Butler dans le livre que j’ai le plus offert cette année – avec les ouvrages de bell hooks –, Les Argonautes, en attendant d’offrir son De la Liberté (Éditions du Sous-Sol) – qui parle de soin au pays et au moment du libertarianisme. Ce qui relève d’un courage réel – sa biographie et ses autres livres ne peuvent qu’aider à préciser ce que peut être, vraiment, le courage.

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Et donc j’ai expliqué aux ami·es, à la famille – pas si souvent que cela, les gens sont toujours plus curieux et cultivés que mes biais ne le croient – que rien n’était fait entre Macron et Le Pen puisque second tour il y aura, et que l’aversion grandissante pour l’un brouillait la perception de sa différence avec ce qui est l’extrême-droite pour une partie de la population de gauche, et que cela rendait le résultat du second tour indécis.
Et donc j’ai entendu “oh no” un certain nombre de fois de la part de gens qui ont eu Trump quatre ans pour président, et qui font très bien la différence entre le centre-droit, la droite, la droite dure et l’extrême-droite, parce qu’ils en ont fait l’expérience au-delà de leur aversion pour Clinton, Biden ou qui l’on voudra.
L’empirisme philosophique a depuis plusieurs siècles et sous ses nombreuses occurrences, évolutions, excroissances, connu une vie et eu une influence bien plus grande dans le monde anglo-saxon que de ce côté de la Manche et de l’Atlantique. On peut espérer écouter un peu sérieusement ce que c’est que l’expérience de vivre dans un pays doté d’un président d’extrême-droite, dont la vie est troll.

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Empiriquement, chaque article où j’ai employé “autrice”, “iel” ou “queer” a eu droit à son commentaire de troll, toujours anonyme, toujours violent.
C’est ainsi. Ce n’est ni normal ni anormal : c’est ce qui a lieu.

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On a parlé de Maus un soir, interdit par les vrais censeurs – pas les supposés wokes fantasmés par nos boomers franchouillards et anhistoriques, non, les vrais, contre le cul et la culture, de droite –, et on a eu envie de le relire.
On a parlé des districts électoraux, qui font que les voix noires, statistiquement, comptent moins que les voix blanches aux États-Unis, et de la bataille sourde qui se livre sur ce théâtre.
Et on a écouté Aimee Mann, qui paie de sa personne pour pousser les gens à voter alors qu’elle souhaiterait peut-être, simplement, sortir des disques, et Big Thief, qui planqué au milieu de son double album a sorti le meilleur disque de country de l’année.
Il suffit de l’écouter pour l’entendre.

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Dans l’avion de retour, j’ai regardé Wayne’s World et je n’ai pas écouté London Calling, mais le cœur y était.

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