Une tentative d’évoquer le geste guitaristique de Frank Darcel…

Frank Darcel sur scène au Liberté de Rennes / photo : Karine Baudot
Frank Darcel sur scène au Liberté de Rennes (détail) / photo : Karine Baudot

J’avais 12 ans lorsque Marquis de Sade a fait irruption dans ma vie par la radio, dont le merveilleux berceau sonore en grandes ondes épanouissait ce Conrad Veidt dans un magnifique ample-rêche électrisant qui fracassait le hit parade dans lequel il s’était immiscé par miracle et circonstances.
Le poésie des grandes ondes, c’est qu’elles admettaient la distance dans la transmission : tout cela venait de loin. Conrad Veidt m’a donc happé dans ma chambre encore pleine de jouets, en étirant mes imaginaires vers le Grand Ouest battu par les vents et un Très Grand Est qui résonnait ainsi de sa propre histoire, offrant un écho subversif et magnétique à celle que j’apprenais au collège. Au cœur du début de ma pré-adolescence, cette chanson ouvrait une porte sur un monde d’adultes qui se révélait excitant et donnait envie d’en explorer tant la modernité que les héritages. A l’époque, je n’avais pas les moyens d’investir dans un 33 tours et Dantzig Twist n’est arrivé jusqu’à mon électrophone que quelques mois après la séparation du groupe.

Mais, entre-temps, deux ans à peine ce premier choc, j’avais rencontré Frank Darcel en descendant pour la première fois Rue de Siam, acheté, lui, à sa parution : cette rencontre s’est jouée dès que le craquement inaugural du diamant sur le vinyle a laissé la place à Back To Cruelty.

Je me souviendrai toujours comment j’ai alors été aspiré à l’intérieur du morceau puis du disque, me trouvant à déambuler dans l’architecture harmonique que le groupe avait érigé avec autant de rigueur et d’exigence que de passion et d’ambition. Indubitablement je n’avais pas tous les points de repère et, dans cette expérience grisante, la guitare de Frank me guidait. Je suivais ses boucles d’arpèges aux allures de mains courantes, je m’adossais à ses accords ouverts pour m’offrir d’autres perspectives sur la musique et je laissais résonner en moi ce son pictural jouant à la fois de la couleur et de la matière.

A partir de là, je n’ai jamais cesser d’écouter Marquis de Sade, à toutes les étapes de ma vie et de ma trajectoire amoureuse dans la musique. Sans doute, cela a beaucoup à voir avec la singularité absolue de la matière sonore que ce groupe avait créée et gravée sur ces sillons noirs ; une matière sonore organique et aux multiples aspérités, racée et souple, élégamment aigüe, architecturée avec une musicalité minutieuse qui donne de la profondeur à la passion.
Dans l’orchestration des morceaux de Marquis de Sade, les guitares font corps avec la section rythmique et, du moins en apparence, laissent à d’autres instruments le soin des ornementations ou de la brillance.
Ces guitares, parfaitement organisées les unes avec les autres, orchestrées avec soin et rigueur, se déploient autour du langage de Frank Darcel dont les parties cisèlent leur présence de petits motifs électriques directement incisés dans la suite d’accords.
Dans le jeu de Frank Darcel, à tout instant, chaque corde compte. Aucun brouillage par approximation ou laisser-aller : la corde qui sonne à vide ne traîne pas mais vient envelopper celles plaquées par l’accord qui procède ainsi par résonance entre l’une et les autres.

La présence de la guitare dans Marquis de Sade est à la fois une question d’harmonie et de matière, inscrivant sa mécanique interne dans la matière commune créée par les instruments organisés dans une splendide approche orchestrale, à la fois élaborée et fluide.

Pour bien faire, il faudrait en effet mieux prendre la place ici de dire la magnifique construction rythmique offerte titre après titre par le batteur Éric Morinière et le bassiste Thierry Alexandre. Ce savant assemblage, dessiné pour servir l’orchestration, fond les notes de basse dans l’harmonie, la frappe dans le battement et l’ensemble dans la pulsation. C’est une ossature singulière, d’une rare pertinence et dont la solidité souple sait se faire anguleuse ; elle converse intimement avec les guitares de Frank Darcel, ainsi que les lignes, les plans et les trouées le font dans une architecture en mouvement. Il faudrait dire aussi comment cette unité musicale si cohérente, s’est dotée d’un invité permanent – Daniel Paboeuf – et d’autres ponctuels pour augmenter son paysage musical de brillantes incises de saxophones, déployées dans un mode à la foi millimétrée et libre ou de ponctuations déterminantes de claviers.
Pivot de l’orchestre, la guitare de Frank Darcel est ainsi constamment engagée, avec une double rigueur rythmique et harmonique dans cette construction pluricellulaire et pourtant chorale.

Lorsque j’ai moi-même commencé la guitare une poignée d’années plus tard, Frank Darcel a fait partie de mes phares ; non pas qu’il s’agisse de voisiner son style mais plutôt parce que son attitude guitaristique et orchestrale m’offrait un repère au moment de me lancer dans cet océan inconnu et fascinant, que je contemplais passionnément depuis son rivage.

Comme peu de guitaristes, Frank était un artiste de la guitare et même peut-être un auteur de guitare, au sens littéraire du terme.
Brossant des paysages et éclairant le récit, ses lignes sont très écrites, font langage, portées par un vocabulaire propre déployé dans un lyrisme rentré et une profondeur presque discrète. Son approche mélodique est continentale et refuse l’exotisme en se tenant à juste distance de ses pourtant passionnelles amours d’outre-manche ou d’outre atlantique.
Le son de sa guitare est à la fois ample et incisif, granitique dans sa puissance minérale qui intègre l’électricité dans l’acoustique de la guitare et jusque dans le geste guitaristique lui-même.
Dans ce geste et dans la mise en son de celui-ci, j’entends le grand respect que Frank Darcel porte à la guitare elle-même : il ne s’agit pas de maîtriser l’instrument ou même d’exploiter son potentiel de fascination mais de déployer une relation qui, effectivement, fasse geste autour d’un langage. Entendre Frank parler de sa Gibson Les Paul incarnait cela.

Le jeu de Frank Darcel tient de la discipline qu’impose l’écriture pour peu qu’elle admette d’autres enjeux que la pure expression de soi. D’une grande précision, il n’est pourtant pas chirurgical mais laisse remonter entre les gestes un flottement, parfois une houle, qui permet à la guitare de faire corps avec l’orchestre, par résonance. Alors même qu’il en fabrique en grande partie l’architecture, il est ainsi totalement au service de l’orchestration déployée par le groupe.

D’autre part, le jeu de Frank Darcel est traversé par une part de mystère. Quelque chose de profond, qui semble remonter de son insondable et qui, sans ostentation, confère une singulière humanité à sa présence musicale.
Longtemps j’ai du me contenter de vidéos de concert pour voir Frank Darcel jouer. Ainsi me viennent à l’instant à l’esprit Stairs and Halls ou un enchainement de deux très belles versions de Skin Disease / Who Said Why ? et cette si belle écriture paysagère toute en progression harmonique. Au hasard des mouvements de cameras qui, naturellement se focalisent plutôt sur Philippe Pascal, ces dernières captent la chorégraphie utile des gestes rythmiques, souples et précis de Frank Darcel. Son corps est alors engagé, jusque dans ses déplacements, dans une présence affirmée de manière incisive, scénique et pourtant hors-show, comme un ancrage pour l’incandescence gestualisée dans laquelle Philippe Pascal se déploie à ses côtés. Jeunes gens modernes disait-on pour caractériser leur manière sans doute littéralement post rock et post punk d’aborder le concert…

Lors de la réformation, dès le concert du Liberté que j’ai vécu si intensément, la présence de Frank Darcel était devenue granitique, rocheuse, ancrant à nouveau Philippe Pascal au regard du contexte : leur duo intégrait les échos de la trajectoire de vie dans son inespérée nouvelle présence scénique commune. A avoir eu l’émouvant bonheur de la vivre un peu de près, j’ai eu la sensation que cette relation intense, complexe, unique, puissante, sensible – si sensible – entre Philippe et Frank s’exprimait dans la manière de se parler sur scène sans s’adresser la parole ; ainsi, notamment sur Silent World ou Rue de Siam, portés par la splendide pulsation du groupe, c’est avec la guitare de Frank que Philippe converse pour donner la pleine ampleur musicale au récit poétique auquel il se consacre. Pourtant ce duo ne s’extirpait jamais du groupe, nourrissant le geste choral de celui-ci de l’intensité de son dialogue musical.

Pour en revenir à la présence de Frank Darcel lors de ces concerts de réformation, j’ai été frappé par sa puissance à être là et la manière dont les gestes physiques, ramassés, concentrés autour de la pure dimension mécanorganique de la guitare, déployaient un geste guitaristique d’une telle ampleur. Les doigts engageaient désormais tout le corps, le contenaient ; la nuque et la mâchoire raides traduisant l’intensité de l’interprétation qui venait se déployer si puissamment dans la masse sonore. J’y ai vu l’attitude du musicien qui, n’ayant pas besoin de faire spectacle, consacre toute son énergie à la musique à laquelle il donne corps.

Je me souviens de ce moment extraordinaire de la balance avant le concert de Marquis de Sade à l’Opéra du Rhin à Strasbourg et d’avoir entendu le son du groupe résonner spontanément, à peine les curseurs levés ; tout était là, instantanément et, dans cet écrin vide et hors du protocole du concert, j’ai alors ressenti intensément et directement combien, en effet, le guitare de Frank Darcel procédait d’un langage, intime et profond.

Entre-temps, j’avais donc rencontré Philippe, Frank et Eric, Thierry et Daniel et le groupe. Il y eut beaucoup de beaux moments, d’autres poignants, tous intenses et, après le dramatique raptus, la conversation avec Frank s’est poursuivie à travers des échanges réguliers… encore dernièrement, il y a quelques semaines à peine.
Comme tout le monde, je suis depuis hier abasourdi et un peu désemparé.

Au cours de nos conversations, je m’étais permis de dire à Frank un peu de ce que je viens de tenter de formuler ici à propos de son geste guitaristique ; dans mon infinie tristesse, je suis heureux d’avoir pu le faire car je crois que la guitare était l’une des grandes affaires de sa vie.

Dans tous les hommages qui peuvent lui être rendus, il me semble qu’il est important de dire – comme lui avait pu le faire à propos de ceux qui l’avaient touché – quel guitariste Frank Darcel a été.


Thierry Danet est le guitariste du groupe Le plus Simple Appareil. Il co-dirige Artefact (La Laiterie, L’Ososphère), à Strasbourg et a ainsi invité, avec amour, Marquis De Sade reformé pour un concert, désormais mythique, à l’Opéra du Rhin.
Frank Darcel et Philippe Pascal se retrouvant sur scène au Liberté de Rennes / photo : Karine Baudot
Frank Darcel et Philippe Pascal se retrouvant sur scène au Liberté de Rennes / photo : Karine Baudot

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