Trente ans dans la vie d’une femme.

Au moment de la sortie du nouvel album de Beth Gibbons, Lisa Balavoine retrace le chemin qui la relie à elle.

Beth Gibbons, Lives Outgrown (Domino, 2024)
Pochette de l’album de Beth Gibbons, Lives Outgrown (Domino, 2024)

Il y a trente ans, je tombais amoureuse d’une femme. Je tombais amoureuse d’une voix, d’un timbre, d’un souffle, d’un murmure. Je tombais amoureuse d’une façon de se tenir debout, de s’arrimer au micro, de fermer les yeux, de porter un carré long, un jean noir et un tee-shirt noir aussi. Je tombais amoureuse d’une élégance rare, d’un phrasé singulier, d’une délicate modestie. Je tombais amoureuse de Beth Gibbons.

Il y a trente ans, j’étais comme elle, une jeune femme. Les années n’avaient pas encore agi sur mon corps, sur mes désirs, sur ma façon d’être au monde. Je n’avais pas encore d’enfant, je ne savais pas quelle direction allait prendre ma vie, je ne savais pas quelle amoureuse je deviendrai. Je pensais que tout était possible, que tout serait beau, léger et joyeux. Il y a trente ans, je chantais à tue-tête Give me a reason to love you, give me a reason to be a woman. Je courais dans les rues de Paris, comme Garance Clavel à la fin de Chacun cherche son chat et je ne savais pas encore comment j’allais aimer, souffrir, être éblouie, être déçue, quitter, être quittée. J’expérimentais toutes les potentialités de cette dernière phrase I just wanna be a woman.

Vingt-cinq ans après je la plaçais en exergue de mon premier roman.
Beth Gibbons était là, près de moi.
Même si Portishead n’avait plus sorti de disque depuis longtemps.
Beth Gibbons était dans ma vie.

Alors j’attendais, j’attendais qu’elle revienne, et le temps faisait son travail, le temps qui prend son temps, le temps qui remplit le nôtre sans qu’on le remarque, les années qui avancent et nos visages qui changent, la fatigue plus fréquente, les rides qui s’installent, ces petites rigoles au coin des yeux dans lesquelles se sont côtoyés les rires et les larmes, les rencontres et les séparations, les douceurs et les trahisons. Mysteries, elle disait. Mystère de ce que le temps fait de nous. Le temps qui nous fait perdre ceux que nous aimons, où nous changeons, où nos rêves se sont pris en pleine gueule la réalité, pas toujours celle qu’on espérait. Mais nous faisons avec, nous n’avons pas le choix, tous ces moments qu’on glisse dans les poches de nos manteaux, ceux qu’on pose sur les souvenirs de notre jeunesse, ceux qu’on arrache à l’oubli. Tout ces moments pendant lesquels j’attendais.

C’est lourd le poids des années.
C’est long le temps qu’on laisse filer.

Et puis, alors que je ne l’espérais plus, Beth est revenue.

Trente ans ont passé pour elle aussi. Trente ans dans la vie d’une femme, on dirait du Stefan Zweig. Après tout, le monde d’hier, il faut bien lui faire un sort. Les années nous ont appris la tristesse, ces années pendant lesquelles nos corps de femmes prennent trop de place tout en étant invisibles, ces années où notre peau ne semble plus être notre peau, ces années où on ne se reconnait plus, ces années où nous ne ferons plus d’enfant, ces années qui prennent parfois des airs de renoncement. Ces années dont il faut bien revenir.

C’est ce chemin à travers le temps singulier d’une femme que nous offre Beth Gibbons avec cet album. Dix chansons qui disent ces instants de flottement, entre deux âges, entre deux états, dix chansons qui disent la perte de soi et la reconstruction, dix chansons de victoire et d’abandon, de chagrin et de solitude, de joie retrouvée aussi.

I’m floating on a moment, don’t know how long, no one knows, no one can stay.

Il faudrait savoir dire la beauté de ce disque, il faudrait savoir dire le tambour chamanique et le chant des sirènes, dire les pans de sorcellerie entortillés entre les cheveux roux, dire le sentiment de l’errance, du doute et puis cette quête, celle de se re-trouver enfin. Il y a dans ce disque des voyages, des océans et des limbes, des pulsations et des silences, des secrets et des hurlements sans bruit. Il y a des comptines et des ritournelles, des loups au coin du bois. Il y a l’amour chuchoté, le plus beau, il faut prêter l’oreille, il faut tendre la main, il vous frôle l’air de rien. Il y a du désir, beaucoup, du désir dont on ne revient pas, something I don’t want to return. Il y a un corps qui ressent, qui vibre, qui jouit. Come to me when you can. Oui, viens vers moi quand tu pourras. Il y a cette voix inchangée qui dit qu’elle attend, qu’elle a compris, qu’elle est prête désormais, qui sait que la tempête est passée, que là tout est luxe, calme et volupté. Il y a la lumière après l’obscurité, une lumière chaude, elle vous prend dans ses bras, ne le sentez-vous pas ? Il y a une femme cachée dans ce disque, il y a une femme, est-ce que vous la voyez ? Cette femme, il faut l’écouter, je voudrais que vous l’écoutiez, je voudrais que vous soyez comme moi, émue aux larmes car dans sa voix et dans ses mots, il y a toutes les femmes. Revenues de tout. Vivantes. Follement vivantes.

All we have is here and now.
C’est tellement beau dit comme ça.


Lives Outgrown par Beth Gibbons est sorti chez Domino.

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