Si l’art de la musique pop est né dans les sixties des mains des Beatles, Beach Boys, Love et autre Zombies, la décennie suivante ne fut pas pour autant avare de grands disques à même de perpétuer cet héritage. Parmi eux, figure en bonne place Something/Anything? (1972) de Todd Rundgren. Le musicien de Philadelphie possède alors, derrière lui, une solide expérience. Il fait ses armes dans la formations garage Nazz, dont l’étrange nom fait référence à une chanson des Yardbirds (The Nazz are Blue). Avec le combo, il grave deux albums en 1968 et 1969. Nazz Nazz, le second LP, est aussi à l’origine de son départ : le double album ambitieux est amputé de moitié par le label avec l’appui d’autres membres du groupe. Curieusement, plutôt que se lancer en solo, Todd Rundgren monte Runt, un nouveau groupe avec les frangins Hunt et Tony Sales. Le temps d’un quasi dyptique, Runt (1970) et The Ballad of Todd Rundgren (1971), le compositeur américain se cache encore derrière le collectif. Pourtant, le deuxième effort est largement enregistré en solitaire par Rundgren.
Something/Anything? confirme la direction prise par le chanteur nord-américain. Volant de ses propres ailes en solo, il pousse le vice jusqu’à enregistrer une grande partie, sans aide extérieure, autre que technique (ingénieurs sons). Débutant sur plusieurs instruments, dont la batterie, Todd Rundgren est comme possédé aux studios ID Sound de Los Angeles. Il compose à un rythme effréné, avec l’aide chimique de la ritaline. Cette prolixité ne conduit cependant pas à une dilution du talent de l’intéressé. Il place certes, quelques facéties ici et là (Intro suivi de Breathless), mais ne s’embarque pas dans des jams interminables. Il reste concentré sur son objectif. Le truc de Todd Rundgren, c’est la pop. La face A, sous titrée A Bouquet Of Ear-Catching Melodies, est, à ce titre, un véritable feu d’artifices. Todd Rundgren y a regroupé les morceaux qu’il pense les plus accrocheurs. I Saw The Light a donc l’honneur, et la lourde tâche, d’ouvrir Something/Anything? Elle s’en acquitte très bien. La composition devient l’un des tubes de l’album et un de ses moments les plus mémorables. La suite du programme est tout aussi réjouissante. Wolfman Jack, du nom d’un fameux disc-jockey, est une plongée convaincante dans le R&B sixties nerveux et pêchu. À Philly, la soul n’est jamais loin !
Sensée être moins évidente (The Cerebral Side), la face B est un ravissement. Les mots manquent pour décrire The Night The Caroussel Burnt Down. Sur un rythme de fanfare qui aurait pu facilement virer à la farce, Todd Rundgren dessine une chanson gracile à la production majestueuse. Le morceau reproduit ainsi le tournoiement du manège, l’effet s’intégrant parfaitement à la composition. Les arrangements de Marlene, un titre dédié à sa petite amie Marlene Morrow, offrent un autre exemple du talent de Todd Rundgren. Les marimbas y côtoient un synthétiseur, chaque instrument est utilisé par touche, comme le ferait un peintre. Après un premier disque très pop, le second 33 tours dessine une expérience légèrement différente et moins équilibrée. The Kid Gets Heavy, la face C, est aussi enregistrée à Los Angeles en solitaire par le guitariste. Todd Rundgren reproduit, avec un certain succès, le son d’un groupe, sur les chansons Black Maria, Couldn’t I Just Tell You et Little Red Lights, les titres les plus rock de l’album (avec Slut sur la quatrième face). Il préfigure le travail de studio de musiciens comme Thomas Marolda (The Toms) et Tom Scholz (Boston). Des trois, Couldn’t I Just Tell You est la plus mémorable. Le musicien se paye une bonne tranche de powerpop nerveuse, dans un style proche des meilleurs morceaux de Badfinger et Raspberries. La fin de l’album prend le contrepied du reste de Something/Anything? Baby Needs A New Pair Of Snakeskin Boots (A Pop Operetta) est une drôle d’affaire. Peut-être épuisé par le rush de productivité californien, Todd Rundgren sort de ses tiroirs un témoignage live sixties d’un de ses anciens groupes. Le reste de la quatrième face est enregistrée à New York entre deux studios (Record Plant et Bearsville à Woodstock), avec une formation au complet, incluant cuivres et chœur. Le control freak y laisse même les clefs d’une composition à Mark Klingman. Il s’autorise aussi à reprendre un de ses propres morceaux : Hello It’s Me.
Ecrite et enregistrée avec les Nazz, la chanson paisible se pare d’une robe beaucoup plus groovy aux accents soul. Contre toute attente, cette version dépasse artistiquement et commercialement l’originale. Elle offre à Todd Rundgren l’une des titres les plus emblématiques de sa carrière, un vrai grand classique des seventies. Something/Anything? est une œuvre paradoxale. Il ne semble pas avoir vraiment été pensé comme un double-disques mais plus un album à trois faces accompagné avec une quatrième face bonus. La carrière de Todd Rundgren donne parfois l’impression d’être une succession de sabotages brillants à travers des concepts extravagants (Faithful par exemple). Pourtant, sur Something/Anything? le musicien est souvent limpide et au plus proche de l’essence de la pop, art qu’il affectionne autant qu’il ne le toise. Sa discographie semble ainsi osciller entre expérimentation et désir de mélodie, Something/Anything? apparaît alors être sa tentative la plus sincèrement pop.