On s’attendait à des échanges colorés de mélancolie, voire de tristesse. Pas forcément à ce que la cause principale soit de cet ordre. En ce vendredi 26 janvier, Thomas Jean Henri est de passage dans la capitale pour célébrer la concrétisation matérielle – longtemps incertaine et différée – du deuxième volet du triptyque Cabane. La veille, Anderlecht, son club de cœur, a perdu contre l’Union Saint-Gilloise pourtant réduite à dix et il semble en éprouver encore quelques traces de frustration désabusées. Ou de résignation sereine. Entre les deux. Passions supportrices mises à part, c’est très précisément dans cet espace interstitiel entre les émotions contrastées que se prolongent la conversation et surtout la découverte admirative de Brûlée. Les sensations éprouvées au cours des premières sessions d’écoute organisées au printemps 2023 se confirment. S’intensifient même. La délicatesse avec laquelle Thomas Jean Henri y organise le dialogue entre ses interprètes masculins et féminins ne laisse de surprendre et d’émouvoir, tout au long de ces évocations intimes et justes des résidus incertains des sentiments éphémères.
Je relisais récemment quelques-unes de tes interviews au moment de la sortie de Grande Est La Maison (2020) et tu semblais y exprimer quelques incertitudes sur la possibilité-même de poursuivre ce projet de trilogie pour Cabane. A quel moment tes doutes se sont-ils dissipés ?
En fait, j’ai toujours conservé une envie profonde de faire de la musique. Si je pouvais sembler sceptique, à l’époque, c’est que je ne suis pas du tout d’accord avec l’idée selon laquelle je possèderais des compétences définitivement acquises. Quand je lis parfois des articles sur moi dans lesquels l’activité artistique est comparée à de l’artisanat ou rapportée à un savoir-faire garanti, je ne m’y reconnais pas du tout. Ce n’est en aucun cas de la fausse modestie. J’ai su écrire des chansons auparavant, j’en suis conscient. Je sais aussi qu’elles ont plu à certaines personnes. Mais cela ne signifie pas automatiquement que je serai encore capable d’en créer de nouvelles. L’envie de prolonger – et peut-être d’achever un jour – ce projet était constamment présente, mais j’aurais été incapable de te dire si j’y allais y arriver. C’est plutôt sur ce point précis que pouvaient porter mes doutes. En plus, c’est la première fois que je me retrouvais à devoir assumer un deuxième album avec le même projet. Ma carrière est longue mais je n’ai jamais enregistré deux disques sous le même nom ou dans un même cadre. J’essaie de faire au mieux avec ce que j’ai entre les mains. C’est un album que j’ai réalisé en étant beaucoup plus seul encore que pour le premier, avec moins de contact avec l’extérieur. Et je me suis souvent répété : « Essaie de te faire confiance. » C’est ce qui m’a particulièrement plu avec ce deuxième album : j’ai essayé de moins douter et de me persuader que j’étais capable d’écrire des chansons.
Et comment as-tu surmonté concrètement ces interrogations ?
Ce que je fais souvent, c’est que pendant un an, je me laisse la possibilité de créer simplement pour le plaisir de créer. Sans contrainte, sans arrière-pensée, sans jugement. En évitant soigneusement de me dire : « Ça, c’est bien. » ou « C’est mauvais » ou « C’est du reggae. » ou n’importe quoi d’autre. J’ai essayé de rester vraiment dans le plaisir pur de faire. En général, quand je procède de cette façon, je me retrouve au bout d’un an avec une soixantaine d’idées de morceaux. Ça peut être aussi bien des trucs d’une minute ou de quatre minutes et qui ne sont pas forcément aboutis. Et puis je réécoute tout ça et je classe dans trois dossiers : rouge si c’est vraiment pourri, vert et orange. A partir de ce moment-là, je commence le travail qui consiste à remâcher tout ça pour essayer d’écrire des vrais morceaux. Et c’est pendant cette phase que j’ai composé une chanson qui s’appelle Ilot, qui figure d’ailleurs sur l’album même si ce n’est sans doute pas la meilleure, j’en conviens. Mais c’est à partir de ce premier jalon que je me suis dit que j’allais vraiment quelque part et que j’ai commencé à avoir une idée plus nette de ce à quoi allait pouvoir ressembler ce deuxième album. Sur le premier, c’était Take Me Home Pt.1 qui avait joué ce même rôle fondateur. Quand j’ai trouvé ce point d’appui, je sais que je vais être capable de continuer jusqu’au bout. Après, comme pour tout métier, il faut des qualités de persévérance, de courage, de croyance profonde en ce que tu fais.
J’imagine qu’il y a eu des étapes plus délicates que d’autres dans ce processus.
C’est difficile, notamment au moment de l’enregistrement. Je ne suis pas ingénieur du son et quand je suis parti en Suède pour enregistrer les voix de Sam Genders ou même celles de Kate Stables chez moi, ou bien quand j’étais tout seul pour les parties de guitare ou de piano, j’ai vraiment essayé de m’interroger calmement : «- Est-ce que tu trouves que c’est bien ? – Oui, ça sonne bien. – Alors c’est bon, on avance. » C’était vraiment comme un acte de foi en moi-même et en mes capacités à me faire confiance. Cette fragilité-là, j’espère que je l’ai gardée parce que c’est aussi ce qui fait la magie de certains disques.
D’autres personnes ont pu t’aider ?
Oui, bien sûr. Je crois vraiment que la beauté d’un disque peut tenir au mélange des compétences, parfois très éloignées les unes des autres. Ash Workman, par exemple, qui a mixé l’album travaille souvent avec des artistes dont je me sens très éloigné : Christine And The Queens ou même Metronomy. Mais je sais que je peux avoir totalement confiance dans son professionnalisme du son. Moi, j’ai des compétences techniques limitées et une audition qui n’est pas très bonne. Et, même s’il ne produit rien – c’est juste de la mise en son – il va réussir à entraîner l’album dans une direction très différente et qui va compléter ce que je suis capable de faire. Si c’était quelqu’un de plus proche, en termes de personnalité ou de références, je crois que ça donnerait à la musique quelque chose de trop uniforme ou de trop lisse. C’est ce qui est important pour moi dans ces apports extérieurs, que ce soit ceux de Sam, de Kate, d’Ash Workman ou de Sean O’Hagan : ne pas figer les choses.
Est-ce que le fait que, dans ce projet, les chansons soient interprétées par d’autres modifie la manière dont tu les conçois au départ ?
J’ai de la chance : quand j’écris une chanson, j’entends directement une voix qui la chante. Très souvent, en tous cas. Cette fois-ci, ma vie personnelle a très fortement imprégné le disque – j’ai l’impression que c’était moins le cas avec le premier – et j’ai été amené à reconsidérer certaines impulsions. Par exemple, il y a des chansons que j’avais écrites, au départ, en pensant qu’elles seraient interprétées par Kate et que j’ai finalement proposées à Sam. Il y a un drôle de mélange chez moi : en même temps, j’ai une grande insécurité mais je n’ai pas peur d’envoyer un morceau à Will Oldham ou à Kate Stables pour leur demander de chanter avec moi. Je m’en fous en fait : ce sont des gens comme moi. Et s’ils n’acceptent pas – et il ne faut pas croire que je n’ai eu que des réponses positives aux demandes de collaboration – ce n’est pas grave. Quand j’ai la chance qu’ils disent oui, je suis ravie parce que je sais qu’ils le feront mieux que moi. Ce n’est pas de la fausse modestie ou que je chante faux mais, là encore, je suis convaincu que cela apporte une ouverture supplémentaire à ces chansons qui, sinon, se refermeraient sans doute sur les pauvres histoires romantiques d’un jeune homme de cinquante ans.
Au printemps dernier, tu as organisé une tournée d’écoutes publiques de l’album, alors qu’il n’était pas encore sorti. Comment t’es venue l’idée de ce dispositif et qu’est-ce que tu en as retiré ?
J’avais déjà l’idée d’organiser des sessions d’écoute au moment de la sortie du premier album. C’est une question qui m’intéresse depuis longtemps. Celle de notre rapport à la musique et de ce qu’il peut avoir de spécifique par rapport à d’autre formes artistiques. On accepte plus facilement que notre souvenir de l’œuvre disparaisse petit à petit quand il s’agit d’un livre, d’un tableau ou d’un film alors qu’on pense souvent qu’il faut pouvoir réécouter la musique pour l’apprécier mieux. Ça m’intrigue depuis longtemps. Et puis, dans ce monde où nous sommes en permanence submergés par des images ou des sons, je trouvais ça chouette que Cabane, cet endroit temporaire où l’on cherche à se protéger, ce soit vraiment un endroit temporaire qu’on ne pourrait pas posséder : on s’y réunit ensemble, mais c’est moi qui décide où et quand. Il y avait d’autres choses aussi. Ce disque a été assez douloureux. J’y suis très en colère. J’y exprime une grande tristesse aussi. Et je n’étais pas encore prêt à le lâcher à ce moment-là. Je n’étais pas encore prêt à partager mon travail avec des gens qui s’en réjouissent. Votre interprétation des morceaux n’est pas nécessairement la même que la mienne. C’est ça qui est difficile parfois pour moi, pour cet album autant, si ce n’est davantage qu’avec le premier. Je sais que je dois vous laisser une place pour que vous puissiez vous approprier le disque – quand je dis vous, je pense aux gens qui ont envie d’écouter mes chansons en général. J’avais trop d’affects avec ce disque. Et enfin, je me suis dit plus récemment que c’était aussi une manière pour moi d’affirmer ma position. Cabane, c’est un projet un peu compliqué à décrypter : c’est un nom de groupe mais ce n’est pas un groupe ; c’est moi qui écris les chansons et qui suis sur les photos mais c’est pas moi qui chante ; c’est un collectif mais c’est pas du tout un collectif. Ces sessions d’écoute, ce n’était pas vraiment un ego-trip, enfin je ne crois pas, mais c’était une manière de dire clairement : « Cabane, c’est moi. C’est moi qui vais venir, je vais vous présenter le disque et on va se rencontrer. » Tu me demandais aussi ce que j’en ai gardé. Alors, la première chose, c’est que la colère n’a pas disparu. Je pensais qu’elle s’atténuerait avec le temps, mais non. Et surtout, j’étais très touché de vous rencontrer. J’avais sans doute négligé l’importance de ces rencontres. Je pensais que je pouvais totalement m’en passer, me passer des concerts, des contacts. En fait, non.
Pourtant, tu avais déjà eu des retours critiques très positifs pour le premier album.
Oui, mais la rencontre, c’est vraiment autre chose. Les avis, positifs ou négatifs, ont assez peu d’effets sur moi. C’est en même temps une qualité et un défaut. Les gens qui écrivent des articles sur moi – et c’est souvent super gentil – je ne les connais pas la plupart du temps. Peut-être qu’ils ont un goût musical exécrable. Peut-être que chez eux, ils n’ont que des bouses dans leur collection de disques. Il y a un côté un peu cruel dans notre relation : si tu avais trouvé mon disque abominable, tu n’en aurais pas parlé. Il y a un côté donnant-donnant : vous vous intéressez à moi parce que ma musique vous plait. Parfois, j’ai l’impression d’avoir été aimé en tant qu’artiste mais jamais en tant qu’homme. Donc j’essaie de mettre la priorité sur l’homme, même si je n’y arrive pas encore très bien.
L’album est structuré en deux séquences, deux faces clairement distinctes avec des titres différents : Amour(s) puis Brûlé(s). Est-ce que c’est une manière de mieux organiser le récit ?
Je fais partie de ces gens qui n’ont que ça à faire de leur vie. Je n’ai pas de maison, pas d’enfants, pas de relation amoureuse donc j’ai beaucoup de temps pour réfléchir à ma petite entreprise. La seule chose que je peux dire c’est que In Parallel a toujours été conçue pour être la première chanson du disque. Il y a un moment où j’ai hésité, mais vraiment un court instant. Je voulais vraiment que ce soit le premier morceau de l’album et qu’il y ait, à un moment donné, cette rupture un peu dissonante et inconfortable avec l’entrée des synthés. C’était une manière d’affirmer clairement, d’entrée de jeu : « Si vous voulez écouter mon album, il va falloir y mettre un peu du vôtre. » Sur toute la première partie du morceau, on retrouve tous les marqueurs du premier album : la guitare nylon, la voix de Kate, les chœurs. Et puis, le deuxième album commence après deux minutes et treize secondes quand les synthés viennent tourner la page. La maison a brûlé, la batterie arrive et souligne le choc. Après, pour le reste, c’est une question d’équilibre. Il y a quatre morceaux en français que j’aimais bien mais que je n’ai pas gardés sur la version définitive de l’album parce qu’ils ralentissaient le rythme, qu’ils compliquaient le propos, qu’ils étaient moins directs. Après, je ne passe pas non plus vingt ans ou même vingt heures à faire des essais : une fois que je trouve que ça marche, c’est bon. Il y avait simplement quelques évidences : que Tout Ira Bien serait la conclusion, que Ilot Pt.1 serait le huitième morceau. Et puis qu’il y ait un équilibre sur chaque face entre les voix de Kate et de Sam parce que je voulais instaurer cette espèce de dialogue entre les deux.
Il y a quelque chose d’assez cinématographique dans cette alternance des voix féminine et masculine. En entendant In Parallel pour la première fois, j’ai même pensé à La Chanson d’Hélène dans Les Choses De La Vie (1970).
Après cette année de travail, j’avais une trentaine de morceaux plus ou moins aboutis que j’ai fait écouter à Sean O’Hagan. Et j’avais vraiment deux albums : l’un qui est devenu Brûlée et un autre qui était presque entièrement constitué d’exercices de style qui ressemblaient à des musiques de films des années 1960 ou 1970 avec des chœurs, du vibraphone. Sean a écouté et il m’a dit : « Ça Thomas, tu l’as déjà fait. C’est fini. Tu sais le faire. » J’ai trouvé ça très juste. Très dur, oui, comme Sean peut l’être parfois avec moi, mais très juste aussi. C’était un peu passéiste et surtout, je n’arriverai jamais à faire aussi bien que Michel Legrand ou François De Roubaix. Il y avait quelque chose de complaisant : j’ai eu du plaisir à composer ces titres et ça m’a sans doute aidé à progresser dans mon écriture, mais ça n’avait pas d’intérêt de les sortir. Ce sont des choses qui font partie de ma culture musicale – les musiques de film, la bossa, les accords compliqués – mais je ne suis pas forcément convaincu que je doive créer la musique que j’écoute. C’est ce qui m’a semblé intéressant dans le travail d’arrangements de Sean et les couleurs qu’il a pu apporter : s’il écrivait des partitions de cordes qui vont trop dans le sens de ma musique et de ces influences, ça serait beaucoup plus refermé et moins pertinent. Quand on travaillait ensemble sur l’album de Soy Un Caballo en 2007, j’utilisais déjà cette image des fenêtres. Je lui disais tout le temps : « Cette chanson Sean, c’est comme un pièce et il faut qu’on ouvre les fenêtres. » Et il m’avait répondu : « Thomas, à force d’ouvrir toutes les fenêtres, il commence à faire froid dans ta maison. »
L’Italie est évoquée à plusieurs reprises dans certains titres – Italian Mysteries, Rome. Pourquoi ?
La seule chose que je sais, c’est que j’ai toujours eu des comptes à régler avec certaines villes. Dans ma vie personnelle, il y a des villes contre lesquelles je conserve une dent sacrément dure. Rome et New-York en font partie. J’espère vraiment que j’arriverai à évacuer cette colère un jour.
Pendant cette période récente, tu as également consacré une partie de ton temps à tes œuvres de photographe. Est-ce que tu fais des liens entre les parties visuelle et musicale de tes activités artistiques ?
Il y a forcément des ponts entre les deux puisque j’ai la chance d’avoir pu acquérir quelques compétences dans ces deux domaines ou en tous cas des envies. J’ai l’habitude de dire que je fais de la musique quand je suis apaisé et que je fais de la photo quand ça devient trop difficile de rester au même endroit. J’aime bien lier chaque album de Cabane à un projet photographique. Pour le dernier, j’ai fait un rituel photographique pendant un an, associé au morceau Today, où je me suis rendu sur une place à quatre kilomètres environ de chez moi, la place Poelaert qui surplombe Bruxelles. J’aimais bien cet endroit parce que la vue y est complètement dégagée. Il y a juste une église et une tour, la tour Stevens qui a été construite sur le site d’un ancien bâtiment qui s’appelait la maison du Peuple. Ça m’interrogeait, pour ce qui est de la responsabilité collective, qu’on ait pu accepter de détruire, dans les années 1970, cette maison du Peuple pour la remplacer par cette tout qui, sur les photos, ressemble un peu à un doigt d’honneur au-dessus de la ville. Pendant un an, je suis donc allé sur cette place tous les jours avec le vieil appareil photo argentique de mon père, un modèle qu’on tient devant soi, près du cœur, non pas pour y faire des photos de paysage mais plutôt une cartographie du cœur. Ça me rassurait aussi par rapport à l’album de Cabane de me dire que j’avais un an devant moi pour le faire. Au bout d’un an, j’ai exposé les 366 photos et les gens pouvaient venir pour échanger une photo contre un de leurs souvenirs, daté et écrit sur une feuille du même format que la photo. C’était encore une autre manière pour moi de travailler sur l’effacement. Si la personne acceptait de m’échanger symboliquement une photo contre un souvenir, quand elle rentrerait chez elle et qu’elle regarderait ma photo, elle penserait en réalité à son souvenir. Ça me permettait aussi, au terme de cette année de deuil et de transition, de voir mes traces de mémoire s’effacer en les troquant contre des souvenirs qui ne m’appartenaient pas. Ça m’a fait du bien.