Jean-Luc Le Ténia par Aurore Bagarry

Jean-Luc Le Ténia par Aurore Bagarry
Jean-Luc Le Ténia par Aurore Bagarry

C’est mon amie Aurore qui me l’a rappelé. « C’est parce que ce sont les dix ans de sa mort, je pense beaucoup à lui en ce moment. »  Moi, je n’avais pas pensé à lui depuis quelques temps. Pourtant, j’avais demandé (pour une éventuelle playlist) aux copains de Section26 des idées de chansons illustrant les mots de Chris Marker qui affirmait justement que l’humour est « la politesse du désespoir ».
La première fois que j’ai écouté Le Meilleur Chanteur français du monde, j’ai ri aux larmes, d’un rire un peu con, d’un rire que Jean-Luc Le Ténia cherchait sûrement aussi à provoquer. Le lendemain, la cassette dans l’autoradio, en rentrant de la fête sur les routes du massif central, le rire s’est changé en un sourire. Ces chansons avaient gagné en profondeur ce qu’elles avaient perdu de l’hilarité générale. J’ai réalisé que le Monstre d’érotisme (Non, je ne suis pas Alain Souchon / Je ne suis pas mignon / Je suis un monstre d’érotisme) s’inventait aussi des petites amies infirmières, parce qu’évidemment « l’amour a quelques fois les couleurs de hôpital ». Plus tard, c’est mon copain Julien qui m’a fait écouter les cassettes de Jean-Luc. Il m’a aussi recommandé la lecture du journal que Le Ténia écrivait sur internet et édité depuis chez Conspiration. L’impudeur la plus parfaite, sans faux semblants : la peau sur la table. Les chansons (ces ténias de l’amour), le journal, Jean-Luc… Tout est aussi drôle et pétri d’autodérision. Merci à Jean-Luc de m’avoir fait comprendre que le plus beau des rires, celui qui habille souvent une grande peine, n’est pas forcément le plus sonore.
« J’ai passé ma vie à me défendre de l’idée d’y mettre fin », blaguait-il aussi, malheureusement, en citant Kafka
Merci encore à Aurore Bagarry de m’avoir rappelé Jean-Luc Le Ténia avec ses belles photographies.

Photo : Aurore Bagarry
Photo : Aurore Bagarry

Je range mes papiers…
Voilà 10 ans que Jean-Luc est mort. Depuis j’ai déménagé 6 fois. Tout était rangé dans différents cartons. Quand Xavier m’écrit, la perspective de ne rien retrouver me rend encore plus cruelle l’idée de le perdre à nouveau.
Une boîte Ilford avec des tirages barytés, un classeur de négatifs datant de 2003, une pochette avec des notes et des textes que Jean-Luc avait recopiés pour m’aider à trouver des idées pour notre projet d’illustrer 25 de ses chansons,
des tirages de lectures, des négatifs de différentes époques sans indications et des planches contacts.

Photo : Aurore Bagarry
Photo : Aurore Bagarry

J’ai rencontré Jean-Luc un soir de 1999 au Caveau au Mans. On est devenu amis. En mars 2003, étudiante en première année aux Gobelins, on a travaillé ensemble sur une série d’images illustrant son premier CD sorti sur un label : Le Meilleur Chanteur français du monde paru chez Ignatub. Je suis venue plusieurs fois car je n’étais pas très douée avec les développements des pellicules (c’était sur-exposé ou sous-exposé, les négatifs collaient dans la cuve). Cela l’agaçait mais il posait quand même de bonne grâce.
Ici c’est « Si tu me quittais des yeux ». J’aime cette chanson car elle traite à la fois du regard et du temps qui passe, deux notions très photographiques.

Photo : Aurore Bagarry
Photo : Aurore Bagarry

Il écrira dans son journal :
8 avril 2003
Aurore Bagarry, suite à une entrevue avec son professeur, veut refaire les photos différemment… plus travaillées sur les éclairages si j’ai bien compris. J’ai accepté à condition qu’elle sache exactement ce qu’elle veut faire dimanche.
15 avril 2003
La séance photo avec Aurore s’est bien passée . Mes expressions ont été plus sobres car j’étais lassé de toujours recommencer les mêmes pauses. J’espère qu’elle ne m’a pas filé son angine ! Les photos qu’elle a déjà prises sont pas mal.

Photo : Aurore Bagarry
Photo : Aurore Bagarry

Après plusieurs clichés, c’est celui-ci, plus sobre qu’on a gardé.
Pour moi, la difficulté était de confronter le côté, en apparence, sale, bricoleur et brut de ses chansons à la sensibilité ténue et complexe de ses textes et de sa musique.

Photo : Aurore Bagarry
Photo : Aurore Bagarry

A propos de cette image, Jean-Luc écrit dans son journal : « Aurore Bagarry est venue cet après-midi faire une deuxième série de photos pour son école. Elle est aux Gobelins et m’a pris comme sujet pour un de ses travaux. Les premières photos étaient bien, mais certaines étaient mal éclairées, nous les avons donc refaites. Dans une série je pose nu avec un tuyau à gaz (pour illustrer : «un monstre d’érotisme»). Voilà des photos qui coûteront cher ! »
J’ai mis beaucoup de temps à revoir cette image et à ne la voir que comme une image.

Photo : Aurore Bagarry
Photo : Aurore Bagarry

Finalement, j’ai choisi des films 3200 développés dans du microphen (révélateur compensateur) pour faire monter le grain et le contraste. Des lumières ponctuelles ont aussi été ajoutées à la prise de vue (comme des lampes de poche). Quelques images sont en négatif d’après positif papier et j’ai utilisé
du ferricyanure pour crever certains blancs. Ce travail prendra la forme d’un unique livret cartonné (20 par 25cm) il contient 15 photographies barytées marouflées.

Photo : Aurore Bagarry
Photo : Aurore Bagarry

En 2008, j’ai croisé par hasard Jean-Luc à la sortie du bar le Stan au Mans. Il avait acheté une veste en skaï et un pantalon blanc pour ressembler à James Dean.

Photo : Aurore Bagarry
Photo : Aurore Bagarry

En février 2010, Jean-Luc est venu me rendre visite à Paris. On est allé en haut de la tour Eiffel où j’ai immortalisé ce moment. Il a tourné plusieurs clip pendant ce séjour : Du hautKGB enterré, Absolument pas, Bertrand Cantat, Les filles de la femme du riche Iriki et Pom Pom Girls . Cette photographie m’évoque sa chanson Mes lunettes sont pleines.

Nous nous sommes revus une dernière fois au Mans dans un bar, le Lézard, fin 2010. Quand j’ai appris sa mort, j’ai fait cette vidéo, pour essayer de me reconnecter avec lui, car je crois qu’il m’avait dit qu’on pouvait entendre des voix ou voir des images de l’au-delà en regardant la neige de la télé .

Puis en 2012, j’ai réalisé celle-ci, en souvenir d’un appel que je lui avais passé d’Argentine en 2009. Jean-Luc est une grande source d’inspiration pour moi, même si, aujourd’hui, mon travail est devenu plus documentaire, plus froid, je garde la chaleur de son enthousiasme et ses phrases percutantes en tête, comme une manière aigüe de regarder le monde.


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