The Who, Tommy (Polydor)

Les chroniques anniversaire de l’été

Tommy The Who

Cinquante années et quelques semaines après sa sortie, Tommy demeure un disque encombrant, souvent pointé comme une catastrophe : le groupe rock adolescent formidable qui se rêve adulte et sombre ainsi dans la prétention, ouvrant la voie aux errances des années 1970 avant que n’arrive le salut par le punk. Autrement dit, l’affreux Tommy incarné par le chanteur Roger Daltrey, ses boucles et ses franges, qui entonne à Woodstock au premier degré certaines des graines de tout ce qui est censé foirer ensuite. Un opéra-rock inspiré par les prêches de Meher Baba, gourou du guitariste et leader Pete Townshend. Un truc trop sérieux pour être sérieux.

Cette histoire confortable, depuis qu’elle existe, est souvent racontée.

La vérité est forcément plus compliquée.

À Woodstock, Townshend, qui fulmine de participer au spectacle hippie en pleine normalisation massive, écrase sa guitare sur la tête de l’olibrius Abbie Hoffmann. Daltrey, toujours pragmatique – d’ouvrier bagarreur, il s’est métamorphosé en gentleman farmer quand ses camarades lui ont imposé de ranger les poings –, veille fermement, en compagnie du tour manager John Wolfe, à ce que le groupe reparte avec un sac plein de billets. John Entwistle et Keith Moon, les deux adolescents pénibles chargés d’exploser la rythmique, jouent en pleine descente après quelques galipettes et mettent une bonne partie du concert à retrouver leurs esprits. Bref, The Who viennent à reculons, se bastonnent, repartent dès que possible, mais impriment aussi la pellicule de Michael Wadleigh, et de là les esprits, grâce à un See Me, Feel Me joué pile au lever du soleil et devenu l’un des sommets du film qui va forger la mythologie woodstockienne. Après le Monterey Pop Festival de 1967, c’est le deuxième festival hippie aux États-Unis à démultiplier la notoriété d’un groupe tout sauf hippie, chaque fois à l’aide d’un long métrage. Car The Who sont pop, depuis la première heure.

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Cocardes, logo, vestes Union Jack, chansons, attitudes, interviews : Townshend est l’un des premiers à avoir pratiqué et théorisé la pop comme lieu des ambiguités, des messages équivoques et des gangs [1], et il ne peut assister à la clôture des cruciales années 1960 par trois jours de colonie de vacances sans faire sa mauvaise tête : la pop – sa pop – a déjà épluché tant de pans des mondes (I Can See for Miles), des corps (Pictures of Lily) et des esprits (Tattoo) qu’elle doit tout changer, sous peine de gâchis. Woodstock, par son ampleur formidable comme par ses médiocrités, incarne ce gâchis.

C’est déjà là, depuis le début : la révolution, d’abord nihiliste, puis révolution tout court. Par tous les moyens, visuels, textuels, musicaux. La possibilité de la révolution. Les conditions de possibilité de la révolution. Les conditions de possibilité des individus. Le programme général des Who n’a pas varié d’une virgule, et le groupe s’est toujours envisagé comme le véhicule tant du plaisir de ses membres que des visions de Townshend, une tension devenue classique. Et Woodstock, dont Bob Dylan se tient scrupuleusement à l’écart et qui va ouvrir l’ère des dinosaures zeppelinesques, est annoncé et conjuré par le double album conçu par Townshend. Tommy, anti-Woodstock avant Woodstock, sera digéré par Woodstock et cité comme un avatar de Woodstock, donc comme acte de naissance du rock de masse – enfants, adolescents, adultes.

Il faut ne pas avoir écouté le disque pour méconnaître ce hiatus.

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Townshend s’intéresse et s’identifie au rock – admiration pour Hendrix, amitié avec Clapton, nombreuses théories et analyses livrées en interview – mais n’en fait pas son âme. Il vient du rythmn’n’blues plus que du blues, et suit l’itinéraire classique de cette décennie pour remonter, au fur et à mesure qu’il s’agit d’écrire ses propres chansons, vers l’héritage folk – anglais – et donc baroque – merci aux managers de l’époque et à leurs collections de disques. De 1964 à 1967, de James Brown à Henry Purcell – écouter I’m A Boy pour se rafraîchir la mémoire.

Ajouter le recours au volume sonore, au larsen, aux harmonies vocales, au poly-instrumentisme, ajouter l’irruption du psychédélisme, ajouter l’invention du home studio, ajouter des textes au moins aussi bons que ceux de Ray Davies, ajouter des parents musiciens de jazz, et l’on saisit qu’on n’a pas affaire stricto sensu à un prépunk à powerchords. The Who cachent sous leur violence apparente un raffinement et une ambition systémiques, à l’opposé de cette part du garage qu’ils vont pourtant tant influencer.

Ajouter enfin, au cœur, un signe sûr, le même que celui de Robert Musil, de Thomas Bernhard ou de Lou Reed : l’humour. Toujours prêt à surgir, il les préserve du kitsch, l’écueil récurrent des montreurs de muscles. Cet humour ne disparaît pas à l’arrivée de Tommy.

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Commençons par la fin.

“We’re not gonna take it.” On ne va pas gober ça.

Le personnage principal du récit de l’album, Tommy, se voit en sauveur des autres comme il s’est sauvé lui-même, et fonde un camp new age destiné à qui veut le suivre. C’est super, allons-y, tous au camp, on va tous voir la lumière en jouant au flipper avec des équipements qui rendent sourds et aveugles. Sauf que non, “We’re not gonna take it”, on n’en veut pas, “on va te laisser là, te violer, t’abandonner”.

C’est absurdement violent ? À la mesure de la violence de la crétinerie de ce que Tommy propose, revivre l’enfermement catatonique qui a été le sien durant l’essentiel de l’album. Comme sont absurdes les remèdes proposés par les différents thérapeutes à cette catatonie. Comme sont violentes les turpitudes infligées par l’oncle Ernie et le cousin Kevin. Et comme, enfin, sont absurdes les injonctions des parents de Tommy lors de la scène primordiale – le meurtre d’un amant de passage : “Tu n’as rien vu, tu n’as rien entendu.”

Deux disques 33-tours qui détaillent comment un archétype de trauma enfantin peut donner lieu aux réactions les plus irrationnelles, en usant de la métaphore outrée et d’un humour très noir : c’est Tommy. Si l’on écoute vite, si l’on se cantonne aux slogans – mais on sait depuis The Who Sell Out, depuis My Generation même, ce qu’il en est des slogans –, on retient une montagne de kitsch.

Si l’on suppose deux minutes que le cerveau de Townshend n’a pas fondu dans l’hubris, ou que, même s’il a fondu dans l’hubris, ses outils préférés n’ont pas changé, on s’ouvre la possibilité de percevoir sa visée : près d’une heure et demi d’assaut contre les fats, les simplificateurs, les dissimulateurs et les persécuteurs, au moyen de l’ironie.

L’inconvénient principal de l’ironie, c’est qu’elle suppose d’être perçue, et pas seulement perçue mais comprise. Soit précisément ce qui va nourrir les méprises concernant Tommy. S’il s’agit de la voix d’une génération, c’est de sa voix critique, et encore : la voix d’un individu critique, aux prises avec une profonde crise spirituelle et éthique, qui tente de mettre en garde face aux errances et aux enthousiasmes inconsidérés. Pas le genre de voix à chanter “No rain”.

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Un autre écueil tient au contexte : à la sortie du disque, les critiques saluent l’ambition et le sérieux de l’entreprise, et passent à côté de sa subtilité[2]. “Un opéra rock.” Le groupe, qui tient enfin un potentiel jackpot après des années de fuite en avant financière, ne peut se permettre de déconstruire la poule aux œufs d’or. Il “donne l’œuvre” lors de “représentations” dans des lieux prestigieux, joue le jeu de l’institutionnalisation, tout en tâchant plus ou moins adroitement de faire avec Tommy et son succès, ou de s’en démarquer. Daltrey se transforme physiquement, mauvais dandy devenu ange blond et musculeux, Entwistle et Moon poursuivent dans les clowneries et les déguisements, Townshend continue d’alterner les interviews sérieuses – il faudrait publier un jour un recueil, le guitariste est toujours surprenant dans cet exercice – et les speech surréalistes en concert, habillé loin de toute mode en combinaison blanche de pompiste et Doc Martens.

Musicalement, le groupe atteint un sommet dont témoignent les nombreux enregistrements de concerts entre 1969 et 1971, et dont Live At Leeds donne en 1970 un aperçu séminal : jouer à la fois rockabilly, hard rock, pop, punk et noise en racontant des conneries, en cassant des guitares et des amplis, en menant les passages instrumentaux sur des rives que les critiques appelleront post-rock plus de vingt ans plus tard. On est très sérieux, mais avec humour.

Il faut imaginer ce que l’on peut ressentir en découvrant la première piste de ce disque, que ce soit en 1970, en 1994 ou en 2019, Young Man Blues, reprise d’une grande chanson du jazzman Mose Allison : l’original émane d’une colère froide et subtile, retenue, la reprise exprime la même colère froide et subtile mais sans retenue ni filet, en explosion constante. Un geste équilibriste même dans l’ultraviolence, qui laisse exsangue.

Le disque, court, propose des extraits de Tommy insérés au milieu d’improvisations qui étendent My Generation au quart d’heure. Le principe est simple : Townshend propose, les autres disposent, avec une liberté et une puissance que seuls certains moments d’Hendrix, idole de Townshend, peuvent égaler. Au fil des bootlegs puis des sorties officielles des concerts complets, on prendra peu à peu conscience de ce qui a lieu lors de cette tournée. Depuis 1964, le groupe enchaîne les concerts sans interruption significative : ses membres jouent donc comme des avions.

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Autre pierre d’achoppement durable dans la perception de Tommy : le disque est long, certains morceaux le sont aussi, certains sont instrumentaux, d’autres ne suivent pas la structure couplet/refrain.

De là, en un geste, est venu un adjectif durable : prétentieux. Et parce que le rock progressif s’apprête à déferler sur les années suivantes et à rendre presque inaudibles par sa prétention, sa pompe et ses excès, les velléités de finesse et d’épure contemporaines, tout écart du canon rock des origines devient vite suspect aux oreilles de l’esthète inquiet.

The Who ne comptent aucun virtuose au sens strict, sauf peut-être Daltrey, à la technique sûre et solide. Moon est un batteur proche du génie par ses capacités d’arrangeur inné, mais il se contente d’une technique rustique. Entwistle joue dans son monde et dans celui des chansons de Townshend un solo permanent, fait de plans répétés sans grooves appuyés, sans doute ce qu’il y a de plus spécifiquement punk dans le son du groupe. Quant à Townshend, rythmicien et arrangeur, il improvise beaucoup en concert, peu en studio, et ses solos empilent des chants et des contrechants dans lesquels on peut même entendre son passé de banjoïste : grooves et accents avant tout. Techniquement, comme on lit dans les magazines d’instrumentistes, c’est là encore “très limité” : à mille lieues du prog.

L’usage dans Tommy de thèmes musicaux récurrents et l’aspect narratif des textes – les musiques évitent soigneusement l’illustration – suffisent à entretenir le procès en prétention, mais les textes de Townshend ont toujours été narratifs et déjà avec une certaine ampleur (A Quick One), au moins autant que ceux de Bob Dylan. Et si l’on doit interdire des morceaux ou des enchaînements de morceaux longs avec reprises de thèmes, uniquement parce que la musique jouée n’est ni du jazz ni de la musique classique ou savante, alors beaucoup de musiques à travers les siècles pourraient être interdites, à commencer par les chansons de troubadours.

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Daltrey, Entwistle et Moon sont profondément impliqués dans le processus créatif de Tommy. S’ils en profitent pour s’investir dans des performances plus fines et retenues qu’à l’accoutumée, tous finissent par trouver le temps long en studio. Pourtant, c’est cette durée, en permettant réflexion et donc finesse dans l’appropriation des chansons de Townshend, qui donne une précieuse unité. Aucun instrumentiste extérieur n’est convoqué, la musique très arrangée – comme toujours depuis que le guitariste compose à l’aide de son home studio, l’un des premiers de l’histoire – est interprétée par les quatre hommes seuls, sans ajout de cordes ou de Mellotron. Les pistes de vents sont jouées par Entwistle, Townshend assure les claviers, tout le monde chante. Enfin, la sobriété des parties de guitare surprend, rarement brutales ou saturées.

On peut s’attarder sur l’enchaînement qui ouvre Tommy. Si l’Overture erre entre les thèmes avec retenue, et gagne sans doute à l’écoute par une connaissance du disque complet, It’s a Boy et 1921 instaurent une tension immédiate (à 3 min 45) en prenant l’auditeur à rebours de son horizon d’attente : guitare acoustique seule qui alterne plans R&B, harmonies et picking folk, grattements flamencos, avant que l’on expose succintement le trauma et le drame à suivre dans une comptine pop lancinante (5 min 57) qui arpège tranquillement.

Le punk saura être plus emphatique.

Amazing Journey, idéale occasion de air batterie sur les fills de Moon, poursuit dans le même ton : tension et épure. Le reste de l’album est à l’avenant, que d’excellents livres et sites détaillent – jamais aussi bien que les oreilles de l’auditeur, évidemment. On retrouve R&B, psychédélisme, blues, folk. Les titres instrumentaux, s’ils sont en retrait en studio derrière les chansons, prennent une profondeur terrassante en live [3], avec une puissance qui évoque plus Godspeed You! Black Emperor que, mettons, Led Zeppelin.

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Woodstock est né du film de Michael Wadleigh, et avec lui une idée de The Who, parce que See Me, Feel Me au lever du soleil.

On peut s’en contenter, ou être curieux, parce que See Me, Feel Me raconte précisément que toute tentative à la Woodstock est vouée à l’échec.

On peut se cantonner à la réputation du projet suivant de Townshend, Lifehouse, délire supposément foireux voué à “sauver l’humanité [4]”. Ou accepter d’entendre dans les reliques de celui-ci échouées sur Who’s Next [5] et ailleurs beaucoup d’intuitions qui, comme celles de Tommy, mettront des années voire des décennies à échapper à leur réputation de classic rock ou – pire – de prépunk déchu.

On peut accepter d’écouter Pure and Easy et de penser à R.E.M. et Big Star, plus qu’à Eric Clapton.

C’est permis.

[1] CF. Ian Svenonius, Stratégies occultes pour monter un groupe de rock.

[2] Ou de ses calculs moins avouables. Le thème du flipper a ainsi été choisi en raison de la passion de Nik Cohn, l’un des premiers grands critiques rock, pour ce loisir, alors même que Cohn a déjà soldé ses comptes avec cette musique dans Awopbopaloobop alopbambom.

[3] Débuter par les versions parues officiellement des live à Leeds, à Hull, à l’île de Wight. Townshend a ordonné un peu légèrement à l’époque la destruction d’heures de concert, avant de s’en mordre les doigts les décennies suivantes.

[4] Un genre de délire qui ne pose pas de problème à grand monde quand il émane d’Alejandro Jodorowsky tentant de tourner Dune.

[5] Bargain à partir de 1 min 48, c’est du génie, à partir de 2 min 20 et jusqu’à la fin, c’est du Stereolab, synthétiseur compris.

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