En 2005, la prestigieuse série de rééditions DeLuxe s’attaquait à la prestigieuse discographie d’un des groupes les plus importants de sa génération – voire même un peu plus que ça. La faute à un tracklisting légèrement bancal, Three Imaginery Boys (1979), sa pochette rose et son clin d’œil électroménager n’annonçaient pas complètement la décennie qui se dessinait alors, au cours de laquelle le groupe mené par Robert Smith allait incarner, parfois sur fond de légèreté pop, une certaine idée du spleen idéal et de la mélancolie imaginaire. Mais ce disque devenu légendaire offrait quand même quelques indices de toute beauté…
De garçon imaginaire à nounours ankylosé : après tout, c’est bien ainsi que l’on pourrait résumer sommairement le parcours de Robert Smith, dernier survivant de la formation originelle de The Cure. L’incontournable série de rééditions Deluxe s’attaque donc à la discographie de l’un des derniers miraculés de cette époque reculée, où les termes les plus abracadabrants (new-wave, post, after ou positive punk) fleurissaient pour qualifier une musique niant le passé pour ne s’intéresser qu’au futur. “Les Années 80 commencent ici” : voilà comment était titrée, dans l’hebdomadaire britannique Melody Maker depuis disparu, la chronique de Three Imaginary Boys, premier album originellement réalisé au mois de mai 1979. Aujourd’hui, connaissant la suite des événements, cette assertion fait presque froid dans le dos, tant elle se montre visionnaire. Pourtant, il faut bien reconnaître que la majorité de ces douze chansons (treize, en comptant l’instrumental débile placé en bout de course, The Weedy Burton) ne révèle pas tout le talent dont fera preuve par la suite un Smith encore adolescent (il vient d’avoir vingt ans), d’autant plus que deux de ses meilleures compositions d’alors n’y figurent pas. En effet, Killing An Arab et Boys Don’t Cry ne sortent qu’en singles (réalisés en décembre 1978 puis en février 1979 pour le premier et en juin 1979 pour le second), privant ce disque inaugural de l’une des rares réussites de morceau existentialiste répertorié dans l’histoire du rock – le texte du premier relate le meurtre absurde commis par Meursault dans L’Étranger d’Albert Camus – et de l’une des plus évidentes pop song jamais écrites – la mélodie du second. D’ailleurs, le chanteur-guitariste, qui ne s’en est jamais caché et le souligne à nouveau dans l’interview accordée spécialement pour le traditionnel livret, ne s’explique pas la présence de certains titres au détriment d’autres enregistrés au même moment, un choix opéré par l’omnipotent Chris Parry, qui a découvert ce groupe pour lequel il crée spécialement le label Fiction Records, et a produit le disque comme il l’entendait.
Décision réfléchie ou pur hasard, les deux meilleures chansons de l’album occupent une place de choix. L’une ouvre le disque. 10:15 Saturday Night (originellement face B de Killing An Arab) conserve, vingt-cinq ans après, toute sa puissance hypnotique, sa ferveur obsessionnelle et ses brisures rythmiques ont même marqué plusieurs générations de musiciens, puisque Shack est allé jusqu’à citer ce titre dans le texte de John Kline, extrait de Zilch (1989) alors que les similitudes offertes par le Golden Touch des dispensables Razorlight sont trop frappantes pour être accidentelles. L’autre, la chanson éponyme, clôt l’album (jusqu’à The Top, ce sera d’ailleurs une constante de la discographie de The Cure : la compo finale baptisera le disque) et explore déjà les contre-allées spleenétiques, dont Robert Smith se fera ensuite le chantre jusqu’au paroxystique Pornography. Ce ne sont tout de même pas les seules réussites ici : le nerveux Grinding Halt rappelle que le trio, complété par le bassiste Michael Dempsey et le batteur Lol Tolhurst, n’est pas sorti indemne de la vague punk alors que le trépidant Fire In Cairo fait œuvre d’OVNI pop et que l’inquiétant Subway Song invente un jazz neurasthénique. Mais l’horripilant Meathook, l’anecdotique reprise du Foxy Lady de Jimi Hendrix (interprétée par Dempsey) ou le fastidieux Another Day ternissent un ensemble qui arrive cependant à trouver une cohérence par la grâce d’un minimalisme troublant, en partie né de l’inaptitude de Tolhurst à la batterie mais surtout imposé par Parry, et qui trouve sa logique jusque dans une pochette énigmatique, certes décriée par Smith mais qui contribuera pourtant au halo énigmatique embrassant le groupe à ses débuts.
Contrairement à la réédition du Rattlesnakes de Lloyd Cole & The Commotions (cf. RPM #85), l’achat devient inévitable eu égard aux trésors que dissimule le deuxième CD, regroupant vingt morceaux pour la plupart jamais exhumés, sur un support officiel s’entend. Interprétations live et démos diverses, accompagnées par les versions single de Boys Don’t Cry et Jumping Someone Else’s Train se télescopent dans un ensemble disparate, passionnant et souvent à haute valeur didactique. À ce propos, on conseillera l’écoute de l’insolite première mouture de 10:15…, enregistrée chez lui par le seul Smith, pour mesurer le chemin que peut parcourir une composition entre sa création et son enregistrement final. On ne comprend pas en revanche comment des titres comme l’apaisant Winter (qui annonce presque les faces B de la période Kiss Me Kiss Me Kiss Me, A Chain Of Flowers et autres… Snow In Summer) ou l’hispanisant Play With Me ont été écartés en leur temps de Three Imaginary Boys. Mais qu’importe après tout, puisque ces choix discutables n’ont eu aucune incidence majeure sur le parcours de The Cure. Ils ont même permis à Smith de comprendre qu’il se doit d’agir en quasi-despote s’il veut emmener le projet là où il le souhaite. Il décide d’ailleurs rapidement d’évincer Dempsey (remplacé par Simon Gallup), qui aimerait suivre la voie d’une pop sautillante, et se jure de garder désormais le dernier mot à chaque nouvelle incursion en studio. Et si ce premier album est bien un maillon d’une discographie pléthorique, il en est, tout au plus, l’avant-propos. L’intrigue à proprement parlée s’amorcera juste après…