Il y a vingt-et-trois ans, un fou de musique publie à 300 exemplaires un premier album qui n’a pour ambition que de faire copuler les fans du label Mo’Wax et ceux de Thrill Jockey. Sa sortie ne passe pas inaperçue et, porté par une critique dithyrambique, Supermalprodelica est courtisé par les labels. La filiale française d’une multinationale mise sur lui. Et alors qu’un avenir radieux lui semble promis, l’affaire s’enlise… Supermalprodelica ne donnera plus de nouvelles pendant 10 ans, silence auquel Michel Wisniewski mit un terme en lançant son propre label. « Un bon disque ne dit rien, il ne fait que montrer l’altérité essentielle de celui qui l’a fait. Ceux qui font les meilleurs disques sont tout seuls à force de se démarquer des autres ; ils préfèrent inventer un style plutôt que de se ranger dans un genre ». Avant de devenir prophète du gangsta rap (et conseiller de François Hollande), c’est en ces termes que Pierre Evil communiquait son enthousiasme, dans les pages du fanzine Junior en 1997, au sujet de l’album de Supermalprodelica. Pierre Evil et Michel Wisniewski – le cerveau fou derrière Supermalprodelica – se connaissent : au mitan des années 90, ils participent tous les deux à Mondial Twist sur Fréquence Paris Plurielles. Une émission où chaque semaine, des passionnés de musique font table ouverte, toujours sous le signe de l’éclectisme. Mondial Twist est probablement la première émission de radio en France à diffuser le premier album de Tortoise, bien avant que l’étiquette « post rock » ne soit accolée au groupe de Chicago. C’est parce qu’il désespère que leur morceau Whitewater, à l’origine paru en face B d’un 45 tours, ne soit pas remixé par Black Dog que Michel, sous l’impulsion d’Ivan Smagghe, décide de le reprendre.
La créativité musicale de Michel a été décuplée avec l’achat, en 1994, de son premier sampler. Dans une esthétique très basse fidélité qui le démarque des productions estampillées « french touch », il échantillonne les disques qu’il découvre grâce à l’émission pour créer sa propre musique. La même année, un producteur américain popularise ce type d’écriture : il s’agit de DJ Shadow, qui publie ses premiers EPs pour le label Mo’Wax. Fan de Pierre la Police, Michel s’inspire du sticker figurant sur l’un de ses recueils (« Super mal dessiné ») pour s’inventer un alias : « Super mal produit », qui deviendra « Supermalprodelica », à la fois en clin d’oeil au Screamadelica de Primal Scream qu’au Shockadelica de Jesse Johnson, un des protégés de Prince. Une démo 8-titres circule. Elle fait l’objet d’une chronique élogieuse dans le numéro 9 de la RPM en août 1996 : « Supermalprodelica est une machine à rythmes qui refuse la facilité et le cloisonnement des gens » écrit Hervé Crespy.
Grâce à Mondial Twist, Michel fait la rencontre de Martin Dupré, qui lui propose de publier une compilation de morceaux via son micro-label Paperplane. Pierre La Police ayant décliné l’invitation, c’est l’illustrateur Mark Baines qui signera la pochette. Le choix du format 33 tours a semblé comme une évidence entre les deux passionnés de ce support. L’album s’ouvre sur une déclaration singulière : « J’ai tué mon père, j’ai mangé de la chair humaine, je tremble de joie ». Il s’agit des derniers mots que prononce le comédien Pierre Clémenti dans Porcherie de Pier Paolo Pasolini.
Ce premier album singulier séduit la presse. Benoit Sabatier souligne dans Technikart : « Supermalprodelica est né sans l’aide des toutes ces fratries parisiano-hype, en dehors des connections Rough Trade / Source Lab / Solid ». Jean-Daniel Beauvallet s’emporte dans Les Inrockuptibles : « Si cet album est supermalproduit, alors ceux de Tortoise, Aphex Twin et Goldie le sont aussi. Inutilisables pour le prochain spot publicitaire pour Les Mutuelles du Mans. » Ce coup d’essai fait même l’objet d’une citation dans l’influent magazine anglais The Wire, sur la même page que Ladies and Gentlemen We’re Floating In Space de Spiritualized : « Michel Wisniewski’s blending of beat collage with elements of electronica and post rock yields fascinating results. » Ces louanges ne passent pas inaperçues. Après avoir été approchés par plusieurs labels, Martin et Michel signent un contrat de licence avec la filiale française d’une multinationale d’origine japonaise. Un sort inespéré pour un disque qui n’est paru qu’en vinyle à 300 exemplaires et qui n’a bénéficié que d’une distribution confidentielle.
Mais avant que le disque ne connaisse une ressortie à plus grande échelle, il faut que son producteur prenne contact avec tous les artistes dont les disques ont été samplés pour recueillir leur accord. Une tâche qui va s’avérer chronophage, quand on sait que chaque morceau de l’album compte en moyenne dix échantillons différents… « Nous y passions tout notre temps », raconte aujourd’hui Michel. « Internet n’était pas aussi développé qu’aujourd’hui, et nous étions des novices. Nous envoyions une cassette avec le morceau concerné à chaque ayant-droit, et dans le meilleur des cas, nous recevions une réponse six mois plus tard. Elle était soit négative, soit accompagnée d’une somme prohibitive à verser à titre d’autorisation – et l’abandon de nos droits d’auteur sur l’intégralité du morceau. Avec le recul, je me dis que nous aurions dû faire comme DJ Shadow : ne rien déclarer en amont, et officialiser les emprunts au cas par cas. La longueur de ces démarches, comme leur caractère incertain, a fini par tuer notre enthousiasme. Le seul rayon de soleil au milieu de ce tunnel interminable a été la réaction enthousiaste de Pierre Clémenti, qui nous a encouragé à utiliser sa voix. J’ai même reçu un courrier officiel des éditions René Chateau qui nous donnaient leur bénédiction. Mais quand j’ai appris le décès de Pierre Clémenti, j’ai décidé de tourner la page. Le disque ne sortirait jamais. Certains morceaux dataient de 1994 et nous étions déjà en 1999. Ça n’avait pas de sens. »
Suite une période de silence qui va durer 10 ans. Paradoxalement, cette absence d’activité n’est pas due au découragement. « Au début des années 2000, j’ai été diagnostiqué d’une anémie pernicieuse. J’avais repris une activité salariée, et je n’avais plus aucune motivation en dehors. J’ai fait très peu de musique pendant cette période. Ça m’est revenu progressivement, en jouant avec le Mainstream Ensemble ou Class of 69, le duo que je forme avec Joseph Ghosn. Je me suis intéressé au fait de jouer avec des machines plutôt que de sampler. En 2012, j’ai été licencié par mon employeur et je me suis remis à faire de la musique à plein temps pendant deux ans. » Michel et Joseph créent le label Scum-Yr-Earth, dont Stéphane Prigent (Kerozen) assure la partie graphique. La première sortie est un 45 tours de Class of 69. Suivent un split-album entre Supermalprodelica et Discipline – le projet solo de Joseph Ghosn – , et un album de reprises, In Too much Too Soon, où Michel revisite aussi bien Gold que Prefab Sprout. « Même si ce sont des très petits tirages, ce sont des disques qui se sont très mal vendus. Pas de distribution, pas de presse… Alors nous sommes revenus à la cassette audio, qui nous permettait de faire d’encore plus petits tirages, pour un coût de production inférieur. Notre première double cassette, tirée à 30 exemplaires, a été épuisée en une semaine. Par rapport à un vinyle tiré à 100 exemplaires dont il nous restait plein d’exemplaires sur les bras, ça nous a fait réfléchir. »
Sur le Bandcamp de Supermalprodelica, Michel a mis en ligne l’album qu’il avait publié en 1997. « J’ai hésité à le ressortir en cassette pour l’anniversaire de ses 20 ans, mais je ne suis pas nostalgique. Je suis surtout content d’avoir tourné la page et de ne pas être resté sur un constat d’échec. » Sur Discogs, vingt-et-une personnes l’ont et dix-sept personnes le recherchent. La dernière vente date du 05/11/2015. Le prix moyen du vinyle original tourne autour de 9 euros, ce qui demeure ridicule par rapport à son petit tirage. « Personne ne le connaît. Ou alors il n’était pas si bien que ça… (rires) Ce qui me touche, c’est de constater que des gens m’en parlent encore – notamment des auditeurs qui m’avaient découverts grâce à une compilation éditée par Les Inrockuptibles lors de l’été 1997, où un de mes morceaux était glissé entre Tricky et The Locust. »
En exclusivité pour les lecteurs de Section 26, Michel a accepté de dévoiler un titre qu’il n’avait pas retenu pour son premier album, Non-lieu. « Je ne regrette pas de l’avoir écarté mais paradoxalement, c’est le seul que je réécoute encore. »
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