Valence. Hiver 1999. Je suis en 1ère littéraire dans un lycée en périphérie de la ville, une classe de vingt-cinq filles et trois garçons. J’habite à dix minutes en voiture. Tous les matins, mon père m’y conduit. En vrac, les yeux encore collés, les cheveux en épis, j’interromps la matinale de RTL en glissant mes cassettes dans l’autoradio. Nous écoutons les groupes que j’écoute déjà en boucle à la maison et dont les images tapissent les murs de ma chambre, Pavement, Smog, Little Rabbits, Cat Power ou Dominique A. Avec leurs chansons, leurs voix singulières, ces musiciens laissent entrevoir à l’adolescent solitaire que je suis une possibilité : trouver sa voie, sa musique, sa langue.
Un matin, la neige envahit la ville. C’est le bordel, tout est bloqué. Le lycée est fermé, pas de trajet matinal avec mon père, pas de cassette dans l’autoradio. Les gens déblaient devant chez eux, dans la rue on entend le bruit des raclettes en plastique sur les pare-brise et bientôt le blanc immaculé des premières heures tourne au gris. Je décide de me rendre de l’autre côté du fleuve, en Ardèche, dans la zone commerciale de Guilherand-Granges en face de Valence. J’y vais à pied, je mets des sacs plastique dans mes Converse pour ne pas prendre l’eau. La semaine précédente, j’ai acheté un disque à la Fnac du centre-ville, interpellé par la pochette rose, le très beau nom d’album Eureka et le label Drag City. Depuis, je n’écoute rien d’autre que la chanson d’ouverture Prelude to 110 or 220 / Women of the World. C’est elle qui m’accompagne toute la traversée de la ville. Je découvrirai des années plus tard que c’est une reprise d’Ivor Cutler, un artiste écossais. L’œuvre de Jim O’Rourke construit des ponts, des passerelles que j’adore emprunter. Au niveau de la place de Dunkerque, un bus rentre au dépôt, les autres circulent en service réduit. Sur les boulevards, au ralenti, une voiture perd sa direction et termine sa trajectoire contre un poteau. J’arrive au pont Frédéric-Mistral sur lequel aucune voiture ne s’aventure, je traverse, le fleuve sous mes pieds, mes pieds dans les sacs plastique. La friperie que j’espérais trouver ouverte est fermée mais le plaisir du trajet dans la ville enneigée me porte sur le chemin du retour. Arrivé chez moi, après avoir séché mes pieds, j’écoute à nouveau le disque sur la chaîne hi-fi de ma chambre. Mon frère et un copain à lui rentrent un peu après, je suis à l’étage, la voix de son pote s’élève : «Hey Ré ! C’est quoi cette musique de PD là !?». Mon attachement à l’œuvre de Jim O’Rourke est scellé.
Prelude to 110 or 220 / Women of the World par Jim O’Rourke est sorti en 1999 sur l’album Eureka, paru chez Drag City.
Chevalier intrépide d’une pop luxuriante et précieusement ourlée, l’homme orchestre Remi Poncet œuvre sous le patronyme de Chevalrex depuis quatre albums déjà marqués par de belles mélodies qu’on jurerait labellisées du sceau de Lithium. Son label Objet Disque (Mocke, Perio, Arlt, Grand Veymont) en est d'ailleurs une belle continuité, tout à fait ancrée dans notre époque.