Bon, si chacun arrive avec sa petite histoire perso, je ne me débinerai pas pour une fois. Lorsque Xavier, lors d’une soirée fortement houblonnée au Motel, a eu l’idée de cette série, trois morceaux me sont arrivés quasi instantanément en tête. Les deux premiers sont liés à ma grand-mère maternelle, in memoriam Alice Bach, Alsacienne pur cru au tempérament revêche mais au bon cœur. Chaque mercredi pendant une période assez longue de mon enfance, elle m’offrait un 45 tours. Hasard des présentoirs de grande surface et peut-être, goûts personnels de mon aïeule (ce que j’ignore, car nous n’en avons jamais vraiment parlé), les disques reflétaient leur époque, entre variété française kitsch, pop mainstream et disco déferlante.
Ceux dont je me suis immédiatement souvenu comme des marqueurs forts et que j’ai écoutés à l’usure (jusqu’à ce que mes parents me demandent d’aller me réfugier dans ma tente d’indien au fond du jardin pour éviter de les rendre dingues) ont été Banana Split (1980) de Lio (j’avais wahrolisé Wanda avec un feutre rouge sur la cover pour lui dessiner la bouche) et Heart Of Glass (1978) de Blondie. J’étais à l’époque, tout en candeur enfantine, totalement excité par la vitesse de la chanson de Lio et la folie des paroles que je connaissais par cœur, capable de les interpréter en lyp synch (for my life) sans une faute. Blondie, quand à elle m’attirait pour d’autres raisons. La photo sur la pochette, par exemple. Une crinière blonde décoiffée et surtout une moue que je me suis empressé de copier dans le miroir de la salle de bains. Quant au « Ooh, oh », je l’ai chanté jusqu’à ce qu’on me supplie d’arrêter. Encore maintenant, la rythmique disco du morceau, atypique des productions de l’époque, puisque Blondie était un groupe de rock, m’émoustille au plus haut point.
Mais ce n’est pas ces deux morceaux que j’ai choisi pour illustrer cette série, qui parlent plutôt des titres qui ont littéralement sauvé notre adolescence. En 1984, j’étais au collège de Geispolsheim, petit village bas-rhinois situé juste à côté de celui de mes parents. Le matin, dans le bus, un élève de troisième venait apporter une cassette au chauffeur de bus, comprenant les tubes de l’époque, et je rêvais d’ailleurs moi aussi de lui tendre la mienne, enregistrée à la radio avec un transistor plaqué contre mon magnétophone à cassettes. Les tubes en question étaient les succès mainstream de l’époque, Michael Jackson en tête avec Beat It et Billie Jean, dont certains camarades tentaient de reproduire la chorégraphie à la récré sous le préau devant un public de collégiennes luisantes de Biactol assez hystériques. Un morceau a retenu mon attention avec plus d’intérêt, c’était sûrement à la radio. Lorsque Prince sort When Doves Cry, la machine à galoches Purple Rain n’avait pas encore fait son chemin dans les boums.
Le kid de Minneapolis apparaissait alors pour mes collègues de classe comme un type réellement bizarre, habillé et maquillé de manière très androgyne, et dont les paroles comprenaient pour ceux qui ne parlaient pas anglais, suffisamment de râles et de petits cris orgasmiques pour que l’on ne puisse pas douter du contenu explicite de la chanson. Les premières secondes, d’ailleurs, offrent un riff de guitare strident qui se mêle à une sorte de cri guttural qui mettait très mal à l’aise mes amis (or so-called), je me souviens d’ailleurs parfaitement de leur expression de dégoût profond. Son funk glaçant mais torride, sans basse (une hérésie à l’époque pour cette catégorie) m’a sans doute fait comprendre qu’au delà du genre à priori incertain de son chanteur, on pouvait être autre et intriguer, voire plaire au plus grand nombre. J’étais bien seul à aimer When Doves Cry à Geispolsheim, mais avec le sentiment d’avoir la clé du tube, et d’être le seul capable de l’aimer réellement. Je me sentais différent des autres par le trouble suscité par le morceau et son auteur, à rebrousse poil(s) des schémas virils de l’époque. Certes, je me suis rendu compte un peu plus tard, en continuant à écouter Prince, qu’il avait bousculé bien des choses (je me souviens d’un Enfants du Rock assez fou qui lui était dédié aussi), et qu’il était au début d’une carrière étourdissante. Moi, dans mon collège paumé, je rêvais à des fêtes pourpres, synthétiques et débridées, où j’aurais peut-être pu assumer celui que j’étais en train de découvrir.