Au milieu des années soixante-dix, en une demi-décennie, Stevie Wonder publie cinq classiques. La série constitue l’une des plus remarquables de l’histoire de la musique populaire d’après-guerre. Elle place indéniablement Stevie Wonder parmi les génies de la pop, au coté des Beatles, Beach Boys ou de Kraftwerk. Cette affirmation n’a rien de péremptoire. Tout au long de sa carrière, le musicien afro-américain développe un style de composition unique, au point qu’une oreille (un peu) exercée peut identifier distinctement l’une de ses œuvres, y compris quand il les confie aux autres (The Spinners, Syreeta, Sergio Mendes, Minnie Riperton, Dionne Warwick…). Né prématuré (d’où sa cécité) en 1950, le jeune prodige rejoint la Motown en 1962 à l’âge de 11 ans. Il est déjà un musicien accompli sur de nombreux instruments (piano, batterie, harmonica…) Malgré le relatif échec commercial de ses premiers disques, il s’impose dans les années soixante comme une des valeurs sûres de l’écurie de Detroit.
La maison applique avec Stevie sa recette habituelle : le taylorisme musical, soit une séparation claire des rôles entre compositeurs, musiciens de studio et interprètes. Cependant comme d’autres, notamment Marvin Gaye (What’s Going On en 1971), un vent de rébellion souffle sur le label de Berry Gordy quand celui-ci déménage de Detroit à Los Angeles en 1971. Where I’m Coming From (1971) marque pour Stevie Wonder un point de bascule. Il renégocie son contrat avec la Motown, pour obtenir de meilleures royautés et surtout un contrôle artistique total sur ses disques. Il s’en suit une période artistique intense où Stevie Wonder est au sommet de son art. Entre Music of My Mind (1972) et Songs in the Key of Life (1976) le musicien est touché par la grâce, pas une fois, ni deux, mais à cinq reprises. Il peut être ainsi intimidant de se lancer dans la découverte de ce monument de la musique populaire, mais Innervisions (1973) est peut être le parfait condensé de ce cycle créatif. Album simple, à l’inverse du génial mais roboratif Songs in the Key of Life, il offre un équilibre entre hits et morceaux d’albums tout aussi qualitatifs. En quarante-cinq minutes et neuf titres, Stevie Wonder dévoile une partie de l’étendue de son talent et sa vision du monde. Commentaires politiques et interpersonnels, le musicien met en musique ce qu’il a dans sa tête, au plus proche de son ressenti. Il enregistre quasiment toutes les pistes seul avec la complicité de Robert Margouleff et Malcolm Cecil qui programment et l’aident à utiliser le démoniaque TONTO.
En dehors d’une apparition remarquée dans Phantom of the Paradise (1974) de Brian De Palma, cet instrument occupant à lui seul une pièce entière est un système quasi autonome pour composer, construit à partir de modules Moog, Oberheim (et d’autres marques) accompagnés de pièces maisons. La machine contribue à l’identité sonore de Stevie Wonder. Il l’utilise sur les quatre premiers albums de la série magique. Seul en studio, le musicien explore les textures synthétiques et propose des arrangements très dépouillés pour l’époque. Les cuivres sont ainsi totalement absents d’Innervisions. Stevie Wonder s’en remet surtout aux pianos électriques (Fender Rhodes), synthétiseurs (TONTO, Arp), guitares (acoustiques, notamment) et percussions (très présentes). Grâce à la magie du multi-piste, Stevie Wonder s’auto-accompagne à tous les postes. Sur trois titres (Living for the City, High Ground, Jesus Children of America), il joue sans interventions extérieures. Il est un des pionniers de l’approche aux cotés de Todd Rundgren ou Emitt Rhodes. Sans être aussi militant que certains de ses camarades (Curtis Mayfield), Stevie Wonder ne se prive pas de faire des commentaires sociaux.
L’album s’ouvre ainsi sur Too High, une critique de l’usage de drogue et se ferme sur He’s Misstra Know-It-All, une pique destinée au cher président Nixon. Living for the City est peut être la pièce centrale du disque : en plus de sept minutes, Stevie Wonder livre l’histoire d’une jeune homme noir débarquant à New York à la recherche d’une meilleure vie. Dans un déluge de synthétiseurs analogiques, le chanteur afro-américain livre une odyssée d’une parfaite justesse avec un pont géniale (les bruits de ville) et cette reprise fabuleuse où le chanteur s’époumone en suivant les désillusions de son personnage.
L’appétence de Stevie Wonder pour toute sorte de musique conduit à un syncrétisme unique dont il est le seul dépositaire. Le chanteur concasse absolument tout ce qui lui passe dans les oreilles. En effet, comment définir cette musique qui sort du crâne de Stevie Wonder ? Soul, funk, R&B, bien sûr. Mais aussi jazz (rock, funk), musique latine, brésilienne, voir progressive. Il prend absolument tout et le transforme en une entité singulière grâce à une écriture très particulière. Les qualités de compositions de Stevie Wonder ont un raffinement rare. Il suffit d’écouter la sublime Golden Lady pour se saisir de la beauté des chansons de l’Afro-américain. Emprunt à des gammes parallèles, modulation de tonalité, Golden Lady est sur le fil, sur le point de se casser la gueule à chaque instant mais toujours rattrapée par ce sens de la mélodie. Il rend cohérent ce qui semble si étrange sur le papier et si naturel dans les faits. Comme chez les plus grands dont il fait partie (McCartney, Wilson, Bacharach), Stevie Wonder a ce sens de la fluidité et de l’élégance. Innervisions n’a peut être pas de tubes de la portée de Superstition, mais possède un Higher Ground qui s’en rapproche ainsi que l’excellente Don’t You Worry ‘Bout a Thing. Cette dernière convoque de solides influences latines. Elles glissent paisiblement dans le flux d’Innervisions. Disque d’une qualité très homogène, varié dans son propos et ses influences, novateur dans le son, le troisième album de la période classique de Stevie Wonder est une magnifique porte d’entrée à un des plus grands musiciens de pop du vingtième siècle.