Nombreuses furent les machines à marquer l’histoire de la musique pop de ces cinquante dernières années, mais incontestablement, le Minimoog Model D a une place à part dans le panthéon du genre. Il est, à bien des égards, la matrice de la révolution sonore à l’œuvre dans les années soixante-dix. Au delà d’un principe révolutionnaire, il y a le son unique et fantastique d’un instrument pensé pour les musiciens. Cela peut sembler peu parlant (pour le moment) mais le Minimoog a défini dans les grandes lignes à quoi devait ressembler un synthétiseur analogique soustractif monophonique. Des règles encore d’actualité en 2018 !
Le concept de synthétiseur: un long cheminement
Tout d’abord, rappelons une généralité : un synthétiseur est un instrument doté d’un moteur de synthèse, c’est à dire qu’il est capable de générer un son et pas uniquement de les lire. Nombre d’instruments défricheurs mériteraient d’être mentionnés pour leur apport à la synthèse sonore ou leur approche novatrice et originale, mais peut être qu’une famille d’instruments en particulier doit retenir notre attention : celle du Thérémine et des Ondes Martenot. Le premier fut inventé en Russie en 1919 (par Léon Termen), le second en France en 1928 (par Maurice Martenot) . Ils ont en commun un son pur et céleste dû à leurs oscillateurs spécifiques (générant des ondes proches des sinusoïdales). Ils diffèrent en revanche sur l’approche en terme de jeu. Le thérémin se pratique debout, sans repère avec les deux bras, tandis que la facture des Ondes Martenot le rapproche dans une certaine mesure d’un piano (avec des notes repérables) avec cependant des éléments spécifiques (tiroir pour modifier les timbres, ruban pour faire les glissandos, etc). Ces instruments trouvent rapidement leur place chez certains compositeurs de musique contemporaines (Edgar Varèse, Olivier Messiaen). Entre les années 30 et 50, les expérimentations continuent. Hammond, compagnie inventrice d’instruments électro-mécaniques (les roues phoniques du B3) propose le Novachord en 1938, généralement considéré comme le premier synthétiseur polyphonique effectivement commercialisé. Il est cependant fort éloigné du fonctionnement d’un Minimoog (l’entendre sur youtube est une expérience déroutante et fascinante). D’autres instruments originaux et iconoclastes, au fonctionnement proche des thérémines et ondes Martenot en plus simple, voient le jour à cette époque : Ondioline ou Clavioline. Au départ prévu pour imiter ou remplacer des instruments acoustiques (violons, haut bois, flûte, etc.), ils sont particulièrement appréciés des musiciens pop (Del Shannon, Beatles, Tornados, Tommy James and the Shondells, etc.) pour leurs tonalités originales et inédites pour l’époque.
East Coast versus West Coast
À la fin des années cinquante et au début de la décennie suivante, les grandes universités (Columbia-Princeton Electronic Music Center) et institutions culturelles américaines (San Francisco Tape Music Center) s’intéressent de près à la synthèse sonore. Les établissements publics, quelques studios, des musiciens riches avant-gardistes se dotent de synthétiseurs modulaires : des grands ensembles de modules à connecter soi-même, prenant des pièces entières. Deux figures géniales émergent de manière concomitante à Berkeley et New York : Donald « Don » Buchla et Robert « Bob » Moog. Si les opposer est un peu artificiel, le contraste entre les deux approches est réel. Coté West Coast, Buchla développe une synthèse additive, un série d’oscillateurs simples qui interagissent entre eux de manière complexe, le son est souvent plus expérimental et dur à anticiper, ne cherchant pas nécessairement à être mélodique et joué de manière traditionnelle. À l’inverse, le cheminement East Coast de Bob Moog est en adéquation avec les attentes des musiciens : créer un instrument jouable sur un clavier, associé à la synthèse soustractive, plus facilement manipulable (nous allons y revenir). Robert Moog fait ses armes dans les années cinquante en vendant des thérémines en kit, peut-être cela a-t-il contribué à développer son goût pour des instruments ergonomiques dont l’aboutissement est incontestablement le Minimoog Model D.
Le Minimoog Model D : l’essence de la synthèse soustractive
À la fin des années soixante, la demande des musiciens pour des instruments électroniques portatifs et accessibles financièrement est de plus en plus forte. Les artistes ont pris goût aux sons synthétiques, notamment grâce aux modules de la société new-yorkaise. Wendy Carlos contribue à la vague de disques au Moog qui font fureur dans les sixties (1). La popularisation du format album amène aussi toute une génération de musiciens pop en recherche de crédibilité et de territoires vierges à explorer des genres plus expérimentaux comme le rock progressif ou le jazz (plus susceptible de rechercher des nouvelles sonorités). Nous retrouvons ainsi des modulaires Moog sur Abbey Road des Beatles en 1969 (sur He Comes the Sun par exemple), Pisces, Aquarius, Capricorn & Jones Ltd. des Monkees (1967), Cosmic Sounds de The Zodiac (1967), etc… Bob Moog, identifiant le besoin, développe le Minimoog en 1969. Après plusieurs prototypes, le Model D est commercialisé en 1970. Son architecture est révolutionnaire : il reprend les principaux modules de la synthèse East Coast et les pré-câbles à intérieur de l’instrument dans un schéma devenu depuis un standard pour dans le monde des synthétiseurs. À l’inverse de la démarche expérimentale chère à la côte ouest, Bob Moog adopte le principe de la synthèse soustractive. L’instrument génère un signal riche (une onde avec beaucoup de fréquence) qui ensuite passe dans différents modules pour être sculptée telle un bloc qui serait débarrassé au fur et à mesure de sa matière (d’où le nom de synthèse soustractive). Ces modules sont sélectionnés et placés dans un ordre défini dans le Minimoog, réduisant le champ des possibles en expérimentation au profit de la simplicité et spontanéité.
L’architecture et le son du Minimoog
S’il existe des variantes en termes de modulation et de la présence d’une seconde enveloppe, le Minimoog impose le schéma presque immuable des synthétiseurs analogiques à synthèse soustractive : un signal riche qui traverse un filtre et une ou des enveloppes (deux ici), le tout saupoudré de modulations (2). Le principe est à la fois contre-intuitif (appauvrir un son) et redoutable en termes d’efficacité et contrôle. Il sera imité maintes fois par toutes les marques : Roland (SH-101 par exemple), Korg (MS-20, qui a cependant la particularité d’avoir une matrice de modulation), Sequential Circuits (Pro-One) etc. Pourtant, malgré une vive concurrence, le son du Minimoog a quelque chose d’unique, il peut être gras, comme très bien se distinguer dans un mix. Peut-être associons nous ce son flatteur après l’avoir entendu dans tant de disques ? Il y a quand même quelque chose d’indescriptible quand nous mettons les mains sur cet instrument ou l’une de ses copies : elle sonne presque immédiatement bien et donne envie de faire de la musique. À quoi cela est dû ? Difficile à définir, peut être la saturation musicale du filtre ? La qualité et la logique de l’architecture ? Ou bien encore ces enveloppes très claquantes qui permettent de faire des super sons de basses ? Probablement un peu tout cela à la fois, il n’empêche que le Minimoog est un instrument très musical dont les quelques erreurs ou hasards de conceptions (3) contribuent à définir la couleur quarante ans plus tard…
Un succès jamais démenti
De nombreux musiciens adoptent le Minimoog dès sa sortie pour les accompagner en tournée (en lieu et place des lourds et encombrants modulaires) et parfois en studio: Keith Emerson (d’Emerson Lake & Palmer), Sun Ra, Rick Wakeman (Yes), Richard Wright (Pink Floyd), Jeff Lynne (Electric Light Orchestra), Kraftwerk (sur Autobahn, The Man-Machine, Computer World), Vangelis, Herbie Hancock, Jean-Michel Jarre, Tangerine Dream, George Duke, etc… Si les franges progressives et les jazzmen apprécient particulièrement l’instrument, le synthétiseur monophonique trouve aussi une place très importante dans la new-wave et le post-disco à partir de la fin des années 70. Nous le retrouvons assurant la basse sur des classiques de Michael Jackson (Thriller , en 1982, PYT, Wanna Be Startin’ Somethin’), chez Parliement, maîtres du P-Funk (Flash Light en 1977, avec cette ligne de basse incroyable de Bernie Worrell) ou encore dans les fabuleuses productions de Kashif (Love Come Down d’Evelyn King, 1982). L’instrument se fait aussi une place dans la new-wave chez Ultravox ou Devo (sur leurs trois premiers albums).
L’un des grands défenseurs de l’instrument fut bien sûr Gary Numan, auteur de tubes mémorables comme Cars ou Are « Friends » Electric? (1979). Selon la légende, le musicien anglais découvre le Minimoog pendant les sessions d’enregistrement du premier album de son groupe Tubeway Army. Il traînait dans un coin du studio, Gary Numan le brancha et le trouva aussi puissant que des guitares…. Le reste fait partie de l’histoire ! S’il n’est pas aussi présent dans la musique postérieure au début des années quatre-vingt, le Minimoog reste un instrument très présent dans la mythologie des musiciens au même titre qu’une Fender Stratocaster ou une Jazz Bass. Nous le retrouvons aussi aussi bien chez Nine Inch Nails (époque Pretty Hate Machine, 1989) que dans la période G-Funk de Dr Dre ou les circonvolutions électroniques de 808 State (Nimbus, 1992). En plus d’être une machine importante dans l’évolution des synthétiseurs et leur popularisation en dehors des laboratoires de recherche, l’instrument garde un charme et qualité musicale unique le rendant toujours aussi pertinent en 2018, au point d’être de nouveau produit et copié.
(1) Outre les contributions de Wendy Carlos, mentionnons également :
Dick Hyman, pianiste américain auteur de deux albums considérés comme des classiques de la fin des années soixante en matière de popularisation de la musique électronique (Moog : The Electric Eclectics of Dick Hyman et The Age of Electronicus, tous deux datant de 1969). Parmi ses morceaux importants citons The Minotaur, premier single avec du Moog à entrer dans les charts nord-américains.
Gershon Kingsley, musicien américain d’origine allemande, auteur (mais pas interprète) du plus célèbre tube au Moog : Popcorn. Extrait de son album Music To Moog By de 1969, la chanson est reprise par Stan Free, l’un des musiciens du First Moog Quartet, qui l’interprète en 1972 avec son groupe Hot Butter. Les fans du producteur RJD2 reconnaîtront peut être Hey Hey, extrait du même Music To Moog By.
Le français Jean-Jacques Perrey, qui a d’ailleurs collaboré avec Gershon Kingsley, auteur de nombreux disques autour du Moog à la fin des années soixante et dans les années soixante dix dont le culte Moog Indigo en 1970 qui contient l’énorme classique E.V.A.
Isao Tomita, musicien et arrangeur japonais, qui découvre l’instrument grâce à Walter Carlos à la fin des années soixante. Dans la décennie suivante, le Japonais publie des disques novateurs utilisant le moog comme Snowflakes Are Dancing (1974), où il reprend Debussy ou Pictures at an Exhibition (1975).
Bruce Haack, pionnier de la musique électronique canadien. Si sa carrière est particulièrement riche et originale (un vrai grand de la musique électronique), il est impossible de passer sous silence The Electric Lucifer publié en 1970.
Tonto’s Expanding Head Band, duo américano-britannique formé par Robert Margouleff et Malcom Cecil. En plus des albums (dont Zero Time en 1971), le TONTO est surtout un énorme ensemble modulaire (composé entre autre de modules Moog) utilisé entre autre par Stevie Wonder et que nous pouvons apercevoir dans Phantom Of The Paradise de Brian De Palma.
(2) Quelqu’un qui a déjà mis les doigts sur un synthétiseur analogique pourrait être étonné par le jargon du Minimoog. Des termes comme loudness countour ou filter emphasis sont en effet spécifiques à la firme américaine, ils recoupent pourtant des fonctions usuelles des synthétiseurs analogiques. Intéressons-nous au panneau de contrôle du Minimoog. À l’extrémité droite, la gestion du volume et une intelligente fonction de diapason (très pratique!) À l’exact opposé, un module controllers, qui en plus de reprendre quelques fonctions générales (le glide pour déterminer la rapidité de passage d’une note à une autre, le tuning pour accorder la bête), dispose aussi d’un potentiomètre de modulation fonctionnant de concert avec l’un des oscillateurs (nous y reviendrons). Les trois modules du centre constituent le cœur du réacteur d’un synthétiseur analogique soustractif : les oscillateurs et leur gestion (modules 2 et 3), le filtre (module 4) et l’enveloppe (module 4 bis). Les trois oscillateurs sont dits VCO pour Voltage Controlled Oscilators, ils génèrent 6 formes d’ondes différentes, à l’inverse de la sinusoïdale toutes riches en harmoniques (triangle, deux dents de scie, carré, deux pulse wave). Le troisième oscillateur a en plus la spécificité de pouvoir se transformer en LFO (pour Low Frequency Oscillator), c’est-à-dire une onde pour moduler le son, et non le générer. Une fois les ondes sélectionnées, leur gamme et leur tonalité définies, l’utilisateur mélange les différents signaux dans le module du milieu, le contenu de celui-ci est ensuite envoyé dans les modules centre-droit afin d’y être sculpté par un filtre et des enveloppes. Le filtre passe-bas (VCF pour Voltage Controlled Filter) va supprimer les fréquences hautes du signal, et ne garder que le bas du spectre, il se constitue ici de trois paramètres qui vont notamment définir la fréquence de coupure (le cutoff ) et la résonance (ici appelée Filter Emphasis). Les deux enveloppes (VCA pour Voltage Controlled Amplifier) sont dédiées d’une part au filtre et d’autre part au volume général. Sur un synthétiseur analogique soustractif classique, l’enveloppe est souvent représentée par l’ADSR pour Attack, Decay, Sustain et Release. Ces quatre paramètres définissent la manière dont le son va être joué quand le musicien appuie sur la note : son impact, sa durée, la manière dont il se maintient et le relâchement. Ici, ce contrôle ne dispose que de trois potentiomètres, le Release étant défini par l’intermédiaire d’un bouton poussoir.
(3) À ce sujet notons que le Minimoog fut aussi le premier synthétiseur à disposer d’une molette de pitch bend qui a énormément influencé les musiciens de jazz. Celle-ci permet en effet de faire monter la hauteur d’une note en continu. Cette découverte est le fruit du hasard : sur le premier prototype de l’instrument, il restait de la place à gauche du clavier, il fut donc décidé d’y placer la fameuse molette… Depuis, la majorité des synthétiseurs en ont une. Autre détail de conception intéressant à noter : la puissance du filtre aurait mal été calculée et sous estimée, donnant au Minimoog cette saturation particulière.
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