« Smoke and Mirrors » d’Alex Lee Moyer

Compte-rendu du documentaire sur l’affaire Ariel Pink lors de sa sortie en… 2022.

Un an après les événements du Capitole, peut-on vraiment dire que l’on connait désormais le fin mot de l’histoire ? Smoke and Mirrors (que l’on pourrait traduire par Le Miroir aux alouettes), le documentaire aux nombreux niveaux de lecture d’Alex Lee Moyer diffusé à partir de lundi 24 janvier 2022 sur Amazon Prime, s’avère être l’une des grandes mystifications postmodernes de la culture populaire, et soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses. C’est d’ailleurs là que réside sa principale qualité, au-delà de la duperie merveilleusement orchestrée à laquelle se sont livrés Ariel Rosenberg et John Maus que l’on suit pendant une année, depuis la mise en place du dispositif sous le regard de leur complice et amie réalisatrice Alex Lee Moyer.

Non, on ne l’avait pas vu venir, quand bien même tout était là, sous nos yeux. Il n’y avait qu’à relire quelques interviews pour comprendre, à se rappeler les obsessions des trois protagonistes pour émettre une autre hypothèse sur les faits invraisemblables. L’effet de sidération l’aura emporté, certainement. Et cela peut se comprendre : les deux musiciens que nous étions de plus en plus nombreux à considérer comme les authentiques génies de leur génération ont été pris la main dans le sac dans une manifestation pro-Trump, le jour-même où celui-ci a tenté son coup d’état. Dès les premiers articles publiés, le sempiternel débat (qui occupe une première partie du film) de la séparation de l’œuvre et de l’artiste a repris ses droits. Les « séparateurs » voulaient considérer l’œuvre sans se soucier de la moralité de l’artiste alors que les « associateurs » avaient déjà brûlé ou mis en vente les disques qu’ils chérissaient une semaine plus tôt. Une fois de plus, la clé du mystère exigeait de fouiller dans la biographie de chacun des trois trublions. Aussi, cet événement – microscopique de par sa gravité et devenu majeur dans la sphère de la pop indé par son traitement médiatique (près de 130 articles dans les seules 24 heures qui ont suivi le scandale) – nous obligeait à un recul dont nous ne sommes plus capables dans l’immédiateté du jugement à laquelle nous contraint Internet. Comme les alouettes du miroir, nous nous sommes empressés de voir dans les acteurs de ce simulacre ce que nous voulions y voir : des fascistes, des libres-penseurs, le naufrage de la quarantaine, des enfants gâtés devenus des ivrognes décérébrés ou que sais-je encore ? On n’a que l’embarras du choix puisque l’histoire des arts regorge de tels exemples.

Alex, Ariel et Jojo sont sur un bâteau…

Photo extraite du compte twitter d’Ariel Pink, prise le jour de la manifestation pro-Trump.

Oui, devant un tel événement, nous sommes tous les Charles Kinbote du Feu Pâle de Nabokov. Aujourd’hui, ça crève les yeux. Mais il n’était pas aisé de voir clair dans l’absurdité des déclarations d’Ariel Rosenberg et le silence de John Maus. Encore fallait-il être attentif aux fausses notes, se rappeler la grande fierté d’Ariel Pink d’avoir mis le bazar au CalArts alors qu’il était encore étudiant au début des années 2000. En représentant de façon pornographique les élèves, le personnel de l’établissement et les professeurs qui prétendaient que l’art figuratif ne pouvait plus choquer dans le contexte de l’art contemporain, le jeune Ariel Rosenberg avait accompli avec son dessin dans son The Last Piece Of Art, sa première provocation, et « sa contribution majeure et finale aux arts graphiques ». Le procès qui en a découlé face à la volonté de censure du personnel du CalArts était selon le jeune homme « la chose la plus importante pour laquelle il serait connu ». C’était sans compter sur ce Miroir aux alouettes. Encore fallait-il se rappeler de sa défiance à l’égard des interviews et la mettre en relation avec leur multiplication au moment de prendre la défense de Trump : « Je suis totalement gay de Trump, je pourrais lui offrir mon cul ! » Aussi, fallait-il se souvenir des obsessions John Maus, de sa volonté en toute chose de dépasser le status quo et de ses multiples citations du Spectateur Emancipé de Jacques Rancière. Enfin, et surtout, il fallait étudier les préoccupations de la réalisatrice Alex Lee Moyer, qui, suite à la diffusion de son documentaire TFW No GF aussitôt qualifié de film pro-Incels, s’interrogeait sur les modalités de la narration de l’art et du réel dans les médias et sur les réseaux sociaux.

En mettant en perspective les diverses interviews ubuesques qu’Ariel « Pink » Rosenberg a données pendant plus de 6 mois et les commentaires des trois intéressés sur leur traitement par les journalistes de presse et des « procureurs de réseaux sociaux » que nous sommes devenus, le documentaire, dans un style proche de celui de Peter Watkins, ausculte avec humour la fabrique du récit et de l’adhésion à celui-ci. Les nombreux parallèles tissés avec le climat d’extrême nervosité qui régnait aux USA en ces derniers mois de présidence Trump sont saisissants. L’Amérique prise dans un capharnaüm de fake news et de lynchages semblait avoir dit définitivement ses adieux à la vérité au moment où commence le simulacre. La petite histoire de cette performance et celle d’élection se répondent à merveille au point de constituer une véritable mise en abîme. Hésitant parfois entre Guy Debord et Jean Baudrillard, John Maus s’en donne à cœur joie pour commenter le désastre. Même au moment le plus périlleux de l’histoire, à l’occasion des menaces de mort contre la famille Rosenberg suivies de l’interview par Tucker Carlson sur Fox News, on sent que les trois artistes sont emportés par le jeu et comme fascinés par ce qu’ils ont provoqué et doivent analyser dans l’instant. Ces questions du réel et de son récit immédiat, de la place de l’artiste dans la société, de l’opportunité de ses transgressions et de la nécessité de la contextualisation de son œuvre réactivent la critique situationniste et occupent la place centrale d’un film qui dépasse largement le thème de la cancel culture. Celle-ci ne serait-elle pas que la nouvelle mutation d’une réalité vieille comme le monde, le phénomène de meute adapté au contexte particulièrement violent du monde déréalisé de Facebook et Twitter ? C’est ce que semble suggérer le film. D’ailleurs le label Mexican Summer, après avoir mis un terme à sa collaboration avec Ariel Pink il y a plus d’un an sous la pression publique semble en avoir lui-même tiré quelques enseignements. Beau joueur, il a récemment annoncé la parution de la bande originale du film entièrement signée par Ariel Pink et John Maus. Voilà une histoire certes risquée qui finit presque bien, en somme.

PS : L’auteur du papier tient à préciser qu’il est probablement lui-même victime du miroir aux alouettes, mais quelle sorte de spectateur ne l’est pas ?

BONUS : Playlist « Smoke and Mirrors »

2 réflexions sur « « Smoke and Mirrors » d’Alex Lee Moyer »

  1. Belle idée que ce papier périlleux … bien qu’aussi embrouillant/brouillé que l’esprit de John Mauss !
    Et il n’empêche que l’Ariel « lave plus blanc » Pink remplit pas mal de cases du formulaire « pauvre type »…

  2. C’est les deux musiciens qui étaient à la manif du T-shirt « Camp Auschwitz », c’est bien eux?
    En fait, le gars au T-shirt « Camp Auschwitz » était un agent Israélien déguisé. Je l’ai lu sur un site internet. Mais personne dans les medias n’ose en parler…

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