Labi Siffre, My Song (Edsel)

Il y a plusieurs manières de raconter cette histoire. Différentes façons aussi de lire le titre de cette édition intégrale, publiée il y a quelques mois, d’une œuvre intermittente et méconnue, dont les fragments ont été dispersés sur trois décennies. La plus simple et la plus évidente consisterait à accentuer tout bonnement le possessif. MY Song. Comme s’il ne devait n’en rester qu’une seule, la plus connue, dont il s’agirait de revendiquer ici la paternité. Il est vrai qu’avant de plonger dans ces neuf albums et de s’abandonner au plaisir de la découverte, c’est à peu près la seule dont on connaissait l’existence. Pour le grand public anglo-saxon, Labi Siffre demeure l’auteur d’un seul et unique tube dont il n’a même pas interprété la version la plus populaire. Labi Siffre

Extrait de son troisième album – Crying Laughing Loving Lying (1972) – l’original de It Must Be Love a atteint la quinzième place des charts britanniques au moment de sa sortie. C’est Madness qui la fera progresser de onze rangs en 1981 – et s’offrira même une petite resucée en sixième position à l’occasion d’une réédition en 1992. Un petit tour de maître et puis s’en va. On connaît la chanson, c’est vrai. Et pourtant c’est loin d’être la seule. Tant et si bien qu’une deuxième lecture, complémentaire, s’impose naturellement dans le prolongement de la première.

Dans le titre de cette box set, résonnent en effet les échos de celui d’un autre album de Labi Siffre – Remember My Song (1975) – l’un des plus prisés des amateurs de funk, l’un des plus souvent réédités et sans doute l’un des plus immédiatement accessibles. L’injonction à la mémoire, une peu comme un défi et qui déborde pourtant de toute part les seules limites trop restrictives du hit déjà évoqué. Reconnu dès ses débuts par ses pairs comme un maître incontestable en matière d’écriture soul, Siffre a non seulement vu ses compositions reprises par des interprètes plutôt recommandables en la matière – Rod Stewart, Joss Stone par exemple. Mais une bonne partie de son catalogue a survécu par samples interposés, notamment ce fragment de I Got The utilisé par Dr. Dre pour My Name Is (2000) de Eminem. La reconnaissance des amateurs, donc. Et pourtant, il y a quelque chose de plus profond encore et de plus essentiel qui semble se jouer dans les sillons de ces disques exhumés – et même inédits pour certains. Une autre histoire plus intime qui s’évoque sans fausse pudeur et invite au partage avec une honnêteté et une sincérité communicatives.



My Song
 : troisième essai. Un titre pour donner corps et cohérence à la seule autobiographie que s’autorisera sans doute à publier un auteur qui ne se livre que très rarement au dévoilement de l’interview. Qui s’est tu pendant de longues années à plusieurs reprises et dont l’ultime album – The Last Songs, tout simplement – date de 1998. C’est sa chanson à lui qui se retrace et se décline, et elle est indéniablement très singulière. Né en 1945 dans les beaux quartiers londoniens d’une mère anglaise et d’un père nigérian, Siffre découvre précocement sa passion musicale pour le gospel et le jazz vocal. C’est d’ailleurs au côté de la chanteuse Annie Ross – un tiers du trio Lambert, Hendricks & Ross – qu’il fait ses premières expériences scéniques dans les clubs de jazz de Londres à la fin des années 1960. Cet aspect de son parcours n’est, cependant, ni le plus original ni même, peut-être le plus décisif. Lui qui déclare avoir pris conscience de son homosexualité dès l’âge de quatre ans entame, dès 1964, la construction d’un triangle amoureux stable et harmonieux avec les deux amours de sa vie, Peter Carver Lloyd et Rudolf Van Baardwijk. Contrairement à la plupart des confrères de sa génération, Siffre n’a jamais fait ni étalage ni mystère de cette vie privée atypique, qu’il assume sans ostentation. C’est, en tous cas, la volonté de l’inscrire dans un environnement plus tolérant qui l’entraîne, fin 1969, du côté des Pays-Bas où il commence à trouver son équilibre et son épanouissement au sein de la scène folk locale. Le premier carré d’albums enregistrés quasiment coup sur coup entre 1970 et 1973 demeure le reflet de cette hybridation délicieuse entres les racines soul et l’inspiration folk. On y découvre la grâce infinie d’un songwriter et d’un interprète profondément solaire, dont la voix de ténor et les compositions procurent une sensation de confort et de réassurance qui n’est pas sans rappeler les premières grandes œuvres de Bill Withers. En dépit de quelques arrangements un peu maladroits ou datés, il y a quelques chose d’immédiatement radieux chez cet admirateur éperdu de Harry Nilsson, capable en quelques inflexions de tirer l’exaltation vers les larmes, comme sur ce splendide Cannock Chase de 1972 dont les cadences inspirées évoquent presque le Everybody’s Talking de Fred Neil.

Cette première phase de l’œuvre de Labbi Siffre prend fin avec Happy en 1975. Jamais réédité jusqu’à ce jour, cet album entièrement arrangé par Siffre lui-même laisse entrevoir des colorations à la fois plus dansantes et plus proches formellement du funk. Pourtant, ce virage ne débouche sur rien d’autre qu’une impasse :  » Je n’avais pas vraiment réalisé que la célébrité serait une conséquence du travail artistique avant de faire ma première télé, au début des années 1970. J’ai su tout de suite que ça ne me conviendrait pas du tout. » raconte-t-il. Siffre se retire quasiment de la scène et se retranche dans sa maison de campagne pendant presque treize années. Quelques concerts de temps en temps, pas grand-chose de plus. Jusqu’à ce qu’un reportage sur les violences policières en Afrique du Sud en 1985 le conduisent à sortir de son silence et à enregistrer par ses propre moyens la chanson composée en quelques heures, sous le coup de l’indignation. Instantanément adopté, à l’instar du Nelson Mandela de The Special A.K.A., comme un hymne par le mouvement international anti-Apartheid de la fin des années 1980, (Something Inside) So Strong devient le succès commercial majeur de Siffre en Angleterre et la base des deux albums enregistrés en 1988 et 1991, So Strong et Man Of Reason.

Témoignages d’un engagement indéniablement sincères, ces deux œuvres parfois un tantinet chargées, sont sans doute celles qui passent aujourd’hui le moins bien le crash-test de la distance temporelle. Les producteurs en vogue de l’époque convoqués pour l’occasion ont eu, il est vrai, la main un peu lourde et ont tendance à polir ce qui aurait gagné à demeurer plus brut.

Labi Siffre
Labi Siffre

Pendant l’essentiel des années 1990, Siffre se consacre plutôt à l’écriture de poésie et ne sort une dernière fois de sa retraite librement consentie qu’en 1998, lorsque l’un de ses deux compagnons est frappé par une attaque. Immédiatement, Siffre décide d’abandonner définitivement toute activité musicale et de se consacrer au métier d’aidant jusqu’au décès de ses deux muses en 2013 puis 2016. Non sans enregistrer au préalable un message d’adieu assez bouleversant, The Last Songs en 2006.  » Je crois que j’ai composé et enregistré toutes les chansons dont j’avais envie. » concluait-il déjà, avec une sobriété et une dignité à la hauteur de son legs. Quantitativement limité, mais d’une densité très impressionnante.

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