Cet été, nous vous avons proposé de relire quelques articles consacrés à des coups de coeur de la rédaction. Celui-ci nous a particulièrement emballés, via notre antenne strasbourgeoise et l’ultra productif Renaud Sachet, à qui l’on doit aussi les publications Langue Pendue et Groupie. Trois, puis quatre vingtenaires ont sorti ce qui sera une collection de trois EP, dont le dernier sortira à la rentrée et en vinyle, cette fois, par l’entremise de nos amis de Buddy Records, et on l’éspère aussi les voir sur scène. Vous avez loupé les premières aventures soniques des brillants Sinaïve? Rewind.
Sinaïve, Révélation Permanente Bootleg (autoproduit)
« à tous ces enjeux mouvants qui ne m’arrêteront pas »
Il y a quelques jours à peine, j’ai eu la chance de (re)voir Sinaïve – trio strasbourgeois dont j’ai déjà fêté avec ferveur les deux premiers EP, ici et là – dans les conditions optimales du lieu dont on ne peut dire le nom : son poussé à fort volume, ambiance apaisée, présence attentive et amicale du public, volutes de fumées non identifiées, verres de bière généreux. Durant une petite heure, Sinaïve a déroulé son psychédélisme empreint d’une froideur concentrée, portée par une rythmique robotique et implacable. Sur place, une rumeur persistante promettait un inédit du groupe, enregistré disait-on avec du matériel analogique, à base de cassette, et de matériel d’equalisation en guise de production rudimentaire. Le disque était là, tiré à 69 exemplaires numérotés pour l’occasion, dans sa pochette de carton brun anonyme – si ce n’est les adresses postales et internet du groupe tamponnées, un polaroid du trio, de dos, à genoux et les mains sur la tête (en écho à de marquantes images de l’actualité récente) et un dépliant en noir et blanc avec les paroles des sept nouveaux morceaux.
Il y a quelque chose d’exaltant à voir un groupe grandir de concert en concert, de séances d’enregistrement à une autre, et à chaque étape se transformer, s’affiner, muter, de façon toujours surprenante. C’est ici un parti-pris très fort dans une production dynamique tellement évidente (encore fallait-il y penser), de nouvelles influences, et des détails qui font la différence : la longue dérive dub de Esclave est maître (notez la référence à Hegel), une certaine froideur new wave, une pop song cachée dans l’ombre des constructions rythmiques audacieuses de Velours amour, la poésie abstraite et amère marquée des légères ridules mystiques des paroles de l’ensemble, magnifiée par des effets, des amorces de buzz d’amplis, des voix doublées… Sinaïve va vite et profite de cet état de grâce pour marcher sur l’eau : chaque chanson se tourne comme une page de pop-up avec des surprises en trois dimensions, plus le temps, avec des plages étirées avec justesse (plus ou moins cinq minutes à chaque fois), pour provoquer un certain état d’hypnose. Le son est clairement fait pour être poussé à fort volume, les guitares sont abrasives comme jamais, les rythmiques toujours plus compactes. J’ai déjà énoncé tout ce que me renvoyait ce jeune groupe, assurance tranquille de l’œuvre, science de la composition et de l’écriture, simplicité retrouvée du rapport à la musique, désintérêt pour les scories satellites (l’emballage) et synthèse sans passéisme. Alors je prends tout, comme un voleur, de peur que tout ne s’envole à la prochaine étape, mais dans l’excitation d’une suite, que j’espère inattendue, encore une fois.
P.S. : Peut-être que Révélation Permanente Bootleg est encore disponible ici : sinaiveofficiel@gmail.com, tentez votre chance.
Sinaïve, Tabula Rasa EP (autoproduit)
Difficile de garder son calme et de ne pas s’enflammer pour un groupe si jeune : deux petits EP au compteur, Poptones en 2018 et Tabula Rasa en novembre, auto-publiés via Bandcamp, qui rassemblent en huit plages plusieurs de nos obsessions. Les chansons du trio strasbourgeois se situent dans une certaine orthodoxie psychédélique (plutôt le flash blanc que les fleurs multicolores, d’ailleurs) de Bo Diddley au Spacemen 3 en passant par le Velvet Underground, en y intégrant une belle part du blues des jeunes urbains des années 90, de MBV (Sciences de la rêverie et ses nappes de guitares grasses et apaisées ou Vilain, Vilain propulsée par une rythmique souterraine mais absolument efficace) à Slowdive ou le Ride des débuts, et toutes les nouvelles générations nées à l’écoute des films de Gregg Araki dans les années 2000. Elles s’inscrivent aussi, et c’est dans cet aboutissement précoce que mon enthousiasme devient débordant, dans une lignée de groupes français notamment des années 80 (Les Calamités, Gamine, Dominic Sonic…) qui alliaient la préciosité d’un savoir encyclopédique (sur les Byrds, les Stooges) avec une volonté empirique d’y frotter des mots d’ici, qui racontent le présent, en version originale, de cette jeunesse-là.
Calvin Keller, puisqu’il en est le parolier, imbrique avec facilité son dialogue avec le public et avec lui-même. Il est question de relations avec l’être aimé sans doute (Mademoiselle, Vilain, vilain), de dérives mystérieuses liés à l’art (« Depuis si longtemps, Mondrian que j’attends, un aimant surpuissant » dans Sciences de la rêverie) et surtout, affleurent quelques moments politiques étonnamment à propos, car suffisamment subtiles et imagées sur l’imparable Tabula Rasa : « Je veux filmer la France, une terre brûlée qui fait semblant de ne pas nous oublier en état délabré qui nous prive de tout, s’imagine à l’abri de la grandeur de Nous ». Tout se tient avec grâce, en équilibre entre les mouvements habiles, souples, de la basse (maniée par Alaoui O.), les constructions rythmiques un peu raides et fluettes (bricolées par Léo Heitz-Godot) et ce jeu de guitares bruyant et habité (délivré par Calvin Keller). Difficile de rester calme et de ne pas s’enflammer, je vous dis. Et si le rock délivré par des générations nouvelles (eux) n’était que ce pacte faustien qui permet aux générations précédentes (moi par exemple) de conserver une jeunesse éternelle, de (re)vivre des choses qui leur semblaient perdues définitivement, ce groupe remplirait haut la main sa part du contrat. Mais nul doute qu’avec Tabula Rasa, Sinaïve est déjà ailleurs.