Quelques heures après la Fête de la Musique, je me posais cette question : que serait la musique populaire sans son public, tiens ? Et pourquoi la musique populaire, sous forme de piécettes de quelques minutes, rejouables à merci, crée-t-elle cette proximité ? Une proximité qui attire un grand nombre de personnes à se projeter en elle, à vouloir en être. Beaucoup se gaussent quand M. ou Mme Anonyme prennent leurs guitares pour rejouer Téléphone ou AC/DC, ou leur set de platines pour devenir l’espace d’un instant DJ David Guetta. Beaucoup, aussi, revendiquent simplement ce moment d’abandon, et tant pis pour les oreilles du voisin.
On sait qu’une des facettes du punk – la seule importante ? – était de partir du principe que tout le monde pouvait jouer ce qu’il voulait et comme il le voulait. J’évoque le punk, mais l’histoire de la musique pop (disons depuis les années 1950) montre depuis très longtemps que de nombreuses personnes ne se sont jamais posé cette question et ont simplement franchi le pas, « monter sur scène », en créant la musique de marges (les Shaggs, Daniel Johnston…) en étant motivé ou pas par un mentor, un accompagnateur, un prof fasciné par la pureté de l’intention. Appelons ça comme ça, là je pense à une expérience comme le Langley School Music Project. Mais bref, je me perds, parce que notre époque est tout simplement traversée plus par ce sentiment d’incarner la musique que d’être finalement en haut de l’affiche même pour moins d’un quart d’heure, il suffit d’allumer sa télé, de tomber sur l’émission Nouvelle école orientée rap, descendante très intéressante de la Nouvelle Star, ou, à côté d’émissions genre où les gens chantent en karaoké avec avec un orchestre. On y ressent ça. D’ailleurs l’aspect tremplin-concours est toujours un peu barbant : arriver le premier, gagner de la thune, on s’en fiche finalement.
En parallèle, on voit fleurir des inventions d’organisation – c’est plus beau que « dispositifs » -, qui permettent à des personnes, handicapées notamment, à s’exprimer, je pense à Vin de Sprite que j’ai vu la semaine dernière en concert, groupe qui rassemble des personnes mentalement différentes autour du musicien Antoine Loyer, metteur en son, meilleur pote, et éduc’ spé créatif, enfin je ne sais pas trop sa fonction. Mais je ne sais plus où j’en suis. Si : la musique est partout, les gens ont envie d’en jouer, partout tout le temps. Voilà c’est ça, et parfois on a besoin d’être accompagnés. Et le disque Hits en est une formidable illustration : en gros, le principe est écrit sur les notes de pochette, il s’agit d’un studio « social » qui accueille toute personne ayant envie d’enregistrer une chanson. Que ce soit une reprise : Fais comme l’oiseau, chanson ici exécutée de façon incroyablement touchante et innocente par dame Lucienne Larue, qui démontre l’immanence des paroles absolument fabuleuses de Pierre Delanoë. Que ce soit un hymne burkinabais très personnel écrit par Lucky Amora : un reggae aux paroles simples et spontanées qui reflète un vécu complexe qui appelle à la paix mais quand même à la destruction de l’ennemi ! Que ce soit l’apparition d’un groupe plus connu qui profite de l’aubaine pour laisser son inspiration insubmersible s’exprimer : pas étonnant d’y croiser une virgule d’Arlt (et la chanson Divertissement)… Voilà pour les exemples, on y trouve aussi des essais en langues étrangères (anglais, espagnol), avec plein de styles, produits de façon très homogène.
A l’œuvre derrière cette expérience musicale égalitariste (comme on dirait volontariste), l’artiste Simon Rippol-Hurier (qui joue par ailleurs dans les fameux Agamemnonz) qui accueille avec sérieux les participants, sans second degré, même si on trouve ça et là quelques traces d’humour et de mise à distance qui n’enlève rien au projet : le hors-champ de l’enregistrement de Fais comme l’oiseau révélé par les touchantes paroles de Lucienne qui commente en direct à la fin de la prise, ou les chœurs de Burkinabais qui fait sienne les erreurs de prononciation du chanteur (Non-z-à la guerre). Mais rien qui ne met mal à l’aise ou qui serait du domaine du second degré débile. En parlant de second degré, je reparlerais bien du CD La Godiale, une œuvre plus ou moins clandestine : la légende urbaine veut qu’il s’agit d’une compilation mise au point par des gens de studio amenés à entendre des enregistrements de chansons bancales et mal jouées, disons, hors normes. La Godiale circulait chez les musiciens et qui, il est vrai, pouvaient déclencher de sacrés fou rires (d’ailleurs, je dois avouer que ma première écoute des Shaggs m’a mis dans un état très bizarre, ou était-ce ce que j’avais fumé ?). Eh bien, même là, la musique était plus forte que tout, et finalement des œuvres sensées nous amuser nous troublaient plus souvent qu’à leur tour. Ce n’est pas le même esprit ici, bien sûr : si l’interprétation est laissée à l’appréciation du chanteur, les accompagnements, les arrangements et l’enregistrement sont exécutés avec un grand sérieux, et un grand respect. Pas de faux semblants ici.
Et la magie opère à plusieurs reprises. Une sorte de grâce folle qui jaillit du disque. On est troublé par ces amateurs, ultra inspirés, on pense à Flixbus de Théo Robine-Langlois, talk over d’un récit de voyage en Europe par les Macronbus, ou à Allongé sur le sable de Pascal Mallet et Laetitia Striffling. Tout cela réalisé en dix jours d’ouverture de ce studio Hits (au Conservatoire Edgar-Varèse de Gennevilliers) en février 2020. Imaginons, cette usine de tubes à essai ouvertes sur une ou plusieurs années, en permanence, sur tout le territoire… Et pourquoi pas généraliser cette idée en « service public » définitif, hein ? Hein? Je vote pour.