Shannon Lay : « J’assume mon super pouvoir : tenir une salle rien qu’avec ma guitare et ma voix. »

Shannon Lay
Shannon Lay / Photo : Denee Segall

“Ainsi, l’apparition de Shannon Lay apparut”, aurait-on pu transcrire, un peu pataud.

Une silhouette bleue arc-boutée, recroquevillée sur un bitume en bordure de grève, des mèches rousses dissimulant les traits d’un visage enfoui, l’océan ne faisant qu’un avec le ciel grisâtre. C’était l’image de Living Water, il y a presque cinq ans, déjà. On y entendait un oranger, une lune lésée, un soleil précieux. Et puis ce Recording 15 comme extrait de la mémoire d’une boîte vocale, une confession qu’elle n’avait pas pris le temps de titrer tant il y avait urgence à chanter ce qu’elle préférait ne pas ressentir. Sa voix désarmait à ne pas vouloir trop en faire non plus, elle visait toujours juste dans le désir et la mélancolie. Comme d’autres avant elle, elle semblait situer la bonne distance entre l’intime et le mystère, la candeur et la noirceur.

La Californie, avec ses paysages aux mille nuances, résonnait dans ses mélodies comme un habitat élémentaire, plus proche de nous, presque européen, parfois presque africain. L’été à perte de vue y conjurait la perte. On y entendait les murs de la pièce et la lumière trembler. Cette eau mouvante rappelait pourquoi on n’avait jamais cessé d’être attentif à des souffles comme celui-ci.

À présent nous arrive Geist, quatrième album, déjà, et Shannon s’est redressée.

Le visage découvert coiffé d’une permanente, le simili nudie suit, la guitare classique en blason. Derrière elle un mur fissuré, comme pour informer le présent de la tournure du passé.

À l’intérieur la musicienne avance, en réaffirmant le calme après…, en s’entêtant à arrondir les angles, à remonter les sources, à se séparer de l’inutile.

À l’extérieur si l’on y entend l’océan c’est que cette fois, derrière les mots, la mise en son nous y immerge, à commencer par la voix qui se gorge de réverbération et se déploie en harmonies. Ce souffle-là cherche davantage à soulever délicatement le cœur qu’à le fendre immédiatement.

On nous a fait passer le mot, on est convenu d’un entretien, “en visio”.

D’habitude, lorsque nous revient la charge de créer le lien URL – à défaut d’un lieu IRL –, s’affiche à l’heure du rendez-vous, sur l’écran de la machine, un message nous informant que le correspondant cherche à entrer dans la conversation, à investir l’endroit. Comme la sonnerie d’un téléphone, le signal d’un interphone ou le toc-toc sur la porte.

Mais là rien, ou à peine, un raclement de chaise, le métal d’un contenant frottant la surface d’une table, et la voilà apparue, bleue, blanche, rousse. Sans crier gare.

L’occasion de re-prendre son souffle, de l’interroger sur son itinéraire, sur la musique qui l’anime et les lieux qui l’habitent.

Geist est déjà ton quatrième album, mais avant de te lancer à plein temps en solo tu as d’abord fait partie du groupe Feels, davantage tourné vers le rock et l’électricité. Te souviens-tu d’un moment déterminant qui t’aurait poussée à assumer cette ligne plus acoustique et solitaire en parallèle de tes aventures en groupe ?

J’ai commencé à écrire mes propres chansons à l’âge de seize ou dix-sept ans, quand je me suis acheté mon premier ordinateur portable. Je m’étais payé un de ces MacBook blancs bien mastocs, avec lequel j’ai pu commencer en solitaire mon exploration du songwriting. À cette époque, je ne songeais pas à en faire quelque chose de concret, je le faisais pour moi, pour me faire du bien.

La première fois que j’ai composé de la musique pour qu’elle soit entendue par d’autres c’était donc avec Feels, et c’était vraiment un bon moyen d’explorer ce rapport au public. C’est certain que j’avais un état d’esprit totalement différent, du fait du style de musique qu’on jouait. Ça me permettait de puiser dans d’autres parties de mes goûts et de mes aspirations, et puis je m’amusais bien.

Un beau jour de 2015, j’ai pris des places pour un concert. Il s’agissait d’une double affiche à The Echo, une salle de Los Angeles, Jessica Pratt y ouvrait pour Kevin Morby. Lors de sa performance, je crois que j’ai vu pour la première fois de ma vie une foule de gens aussi captivée par une personne exprimant ses émotions à travers une musique aussi peu bruyante. Ça m’a ouvert les yeux sur le fait que les gens avaient vraiment un désir pour ce genre de musique. Je me suis alors rendu compte que j’avais tout un arsenal de chansons, et trois semaines plus tard je calais mon premier concert en solo. Depuis je ne me suis plus jamais arrêtée. Le songwriting et les concerts sont des moyens incroyables pour moi de me découvrir jour après jour.

Tes deux albums précédents ont été enregistrés avec des collaborateurs différents, le premier avec Emmett Kelly, le deuxième avec Ty Segall, chaque fois avec de nouveaux musiciens. Comment choisis-tu les gens avec qui tu travailles et comment s’est déroulé cette fois-ci l’enregistrement de Geist ?

Pour ce disque je voulais faire les choses vraiment différemment. Les précédents étaient marqués par une sorte d’urgence et le besoin de les enregistrer rapidement. J’avais auprès de moi un bon nombre de musiciens extrêmement talentueux qui gravitaient tous autour de cette scène indie californienne dans laquelle j’ai grandi. Ils étaient très accessibles et prêts à me filer un coup de main, donc tout s’était mis en place de manière assez naturelle, comme entre les membres d’une famille. Pour Geist, j’ai approché Jarvis Taverniere qui a fini par enregistrer le disque et m’aider à le produire. Je savais qu’il était particulièrement doué pour capturer les timbres des différents instruments, toutes ses productions sont très attentives à cet aspect. Travailler avec lui était un vrai privilège, car il a rapidement compris ce que je voulais donc ce n’était pas difficile d’échanger entre nous.

Les démos que j’avais enregistrées chez moi en guitare voix comportaient un nombre incalculable de pistes de chœurs. Je les ai faites sans personne pour me limiter dans l’empilage des pistes donc je suis allé à fond. Au moment de commencer à travailler avec Jarvis, on a enregistré les chansons dans leur plus simple appareil, dans un studio de Glendale. Une fois les bases posées, j’ai commencé à réfléchir aux éléments d’accompagnement en songeant simplement aux sons que j’aimais le plus au monde : des jolies mélodies en contrechamp jouées par un piano électrique, type Wurlitzer ou Fender Rhodes, et puis la contrebasse qui a cette vibration si particulière.

J’ai rencontré le contrebassiste Devin Hoff grâce à Emmett Kelly, il avait joué sur Living Water, mon deuxième disque. Quand la pandémie s’est déclarée, il était chez lui à New York, où tous les studios ont fermé. Une fois les chansons enregistrées, je les lui ai envoyées et lui ai donné une semaine pour ajouter ses parties chez lui, puis je les ai envoyés à Ben Boyd, le claviériste qui joue dans le groupe de Ty Segall. Ben et moi on a pas mal tourné ensemble, c’est un de mes meilleurs amis. S’il est crédité sur l’album en tant que dimension revealer (ndlr : quelque chose comme un “révélateur d’amplitude”), c’est parce qu’il a réussi à fendre la coquille de chaque chanson : dans son interprétation il a su mettre en valeur des détails qui ne me seraient jamais venus à l’esprit.

Il y avait quelque chose de très agréable à avancer comme ça, par étapes. Quand les chansons me sont revenues, elles étaient totalement métamorphosées, c’était trop chouette de les voir ainsi évoluer même si quand on a récupéré toutes les pistes, on a bien dû passer quatre bons mois sur le mix avec Jarvis, à tout découper et réassembler, essayer telle partie à plusieurs endroits du morceau, ajuster les niveaux. J’ai adoré ce moment du processus, car c’était comme donner aux chansons le soin qu’elles méritaient, je pense que cela se sent dans le résultat. Je crois pouvoir dire que cela a été le travail collaboratif que j’ai le plus apprécié jusqu’ici dans mon parcours, car le mix donne à entendre la bulle dans laquelle vivait chaque musicien à ce moment précis. Même si c’était une période tumultueuse, il y a un certain sentiment de quiétude qui s’impose à l’écoute de ces enregistrements et je suis ravie que l’on ait réussi à capturer et à harmoniser quelque chose de la sorte.

Il y a effectivement une cohésion nouvelle sur ce disque, notamment grâce à ce travail méticuleux sur le son qui crée une atmosphère enveloppante. Le disque est centré sur ton jeu de guitare classique très agile, il n’y a quasiment aucune percussion quand bien même certaines chansons ont des tournures rythmiques singulières (comme Rare to Wake, la chanson d’ouverture). Comment expliques-tu ce choix du minimalisme là ou ta trajectoire aurait pu nous faire prédire un élargissement du spectre sonore, un éventuel retour vers l’électricité ou des pulsations plus appuyées ?

Ce disque est en phase avec la longueur d’onde qui est la mienne depuis assez longtemps maintenant, mais à laquelle je me livre désormais complètement, sans chercher à m’en départir. La musique que je crée va vers la simplicité et l’absence de tapage. Les enregistrements des disques précédents ont été des expériences géniales, mais je crois que d’une certaine façon je m’efforçais toujours de me plier aux attentes des gens qui m’entouraient – avec ces mêmes questions qui revenaient dans ma bouche : “On devrait la faire comme ça cette chanson, non ?”, “Là il faudrait une batterie, hein ?”, etc.

Je crois qu’on a très vite fait de se retrouver entraîné par l’influence des gens qu’on admire et qui nous poussent inconsciemment à faire les choses d’une certaine façon et pas d’une autre. De là où je viens musicalement, j’avais toujours l’impression que la musique se devait d’être à la fois abrasive et cool, assez pleine en termes de dynamique sonore. Avec ce disque je voulais accepter le fait que je joue une musique tendant vers la beauté, purement et simplement. Je voulais assumer ce super pouvoir qu’est le mien : tenir une salle rien qu’avec ma guitare et ma voix. Tout le processus de production a donc été guidé par cette volonté de se tenir aussi éloigné que possible de la batterie, je n’en voulais aucune sur le disque. Je savais que l’absence d’élément percussif mettrait l’auditeur au défi, mais je crois que les gens sont aussi prêts à entendre ce genre de chose. La musique aujourd’hui n’a plus aucune règle, tout est possible, il y a une place pour chaque esthétique, aussi singulière soit-elle, et moi je voulais m’inscrire dans celle-ci. Je veux continuer à tourner en solo quoiqu’il arrive et je crois que ce disque est une preuve de ma capacité à évoluer dans ce minimalisme, de créer des sons qui sont nouveaux, du moins à mes oreilles, tout en ayant sous la main des instruments qui me sont familiers. Cette guitare classique aux cordes en nylon que j’ai achetée début 2020 a été une véritable rencontre. Je me suis sentie immédiatement à l’aise avec le confort de jeu de cet instrument, ce flot si paisible et accueillant qui ne fatigue pas les doigts et t’enrobe au cœur du son. J’ai pris beaucoup de plaisir dans cette simplicité. Si je choisis de réduire le nombre d’instruments, c’est aussi pour que chacun d’entre eux puisse briller de toute sa richesse et crée une couleur particulière.

C’est ce qu’on pourrait appeler une forme de « minimum complet [1]», pas plus de trois ou quatre éléments qui ont chacun assez de champ et d’air pour rayonner dans leur espace.

Oui j’aime beaucoup cette idée, rechercher la délicatesse dans la sobriété.

On a souvent parlé à ton sujet de cette filiation avec la folk pastorale et introspective d’autrices-compositrices comme Vashti Bunyan, Sybille Baier ou Bridget St John. Il me semble entendre dans ta musique depuis August en 2019, le disque live que tu as sorti en 2020, et à nouveau sur Geist des éléments de musique afro-américaine et même quelques effluves de jazz.

Oui bien sûr, il y a de ça. Fela Kuti a été une source d’inspiration, tout comme l’album Afro Harping de Dorothy Ashby. Je suis tombée sur ces artistes et plein d’autres encore en me perdant dans le labyrinthe des algorithmes Spotify. J’y ai découvert beaucoup de musiques instrumentales qui m’ont incitée à donner plus d’espace à la musique sur le disque.

J’étais jusqu’ici tellement obnubilée par cette idée que les chansons devaient être courtes pour retenir l’attention des gens, qu’il ne fallait pas perdre une seconde. Avec ce genre de musique, je me suis rendu compte que permettre à une chanson de respirer et lui donner le temps de déployer une atmosphère, ça peut être vraiment cool et c’est ce que je voulais entendre sur ce disque. J’aimerais faire un album uniquement instrumental un de ces jours, un album qui ne reposerait que sur des sons et des atmosphères. Je pense aussi à la harpiste Mary Lattimore, à la manière dont elle raconte des histoires sans un seul mot, j’aimerais beaucoup parvenir à faire ce genre de chose. Mais oui, l’influence africaine était très présente, également à travers les disques totalement hypnotiques de Tségué-Maryam Guebrou.

Sur Awaken and Allow, il y a également une filiation plus ancienne encore, presque millénaire, la tradition des ballades irlandaises ou écossaises, souvent chantées sans accompagnement à la croisée du chant et du récit. On ressent également dans cette chanson une quête spirituelle, de l’ordre de la prière ou de la méditation. As-tu grandi en ayant entendu certains de ces chants traditionnels ? Quel est ton rapport à la spiritualité ?

Mon grand-père était irlandais, il est venu s’établir aux États-Unis malgré toutes les difficultés à surmonter, alcool, discriminations, etc. À vrai dire, je ne me suis jamais senti trop rattachée à mes racines irlandaises par la musique que j’ai pu entendre étant plus jeune. Ma mère adorait Billy Joel, Barbra Streisand ou les Beatles. Elle n’avait pas l’âme d’une musicienne, mais elle adorait la musique. Cela dit, je me sens légitime à explorer cette ascendance car elle me semble totalement en phase avec la musique que je joue, qui suit le courant de ce fleuve, la tradition irlandaise et celtique. Avec Awaken and Allow, je me suis posé un défi de faire une chanson a capella, et le résultat découle indéniablement de cette source. C’était génial de sentir une connexion avec cette ascendance millénaire. Je prévois de me rendre en Irlande l’année prochaine, ce sera la première fois, je suis vraiment impatiente.

Concernant mon rapport à la spiritualité, j’ai commencé à m’y intéresser il y a une demi-douzaine d’années, c’est venu petit à petit. Je voulais trouver un moyen d’être plus en empathie avec moi-même et cela a déclenché tout un cheminement intérieur pour découvrir en quoi cela m’était si difficile. On se démène tous autant que nous sommes avec notre propre haine de soi. C’est une particularité universelle qui nous relie tous, étrangement. Ça me sidère le nombre de personnes que je peux croiser sur ma route et qui m’ont raconté leur difficulté dans ce domaine. Je ne crois pas avoir déjà rencontré quelqu’un.e de parfaitement à l’aise avec soi-même et avec son existence. J’ai profité de la période de pandémie pour m’autoriser une sorte d’effondrement, une mise à plat pour me reconstruire, m’observer dans le moindre détail, m’interroger sur ce qui me correspondait et sur ce qui ne me correspondait plus. D’un point de vue spirituel, j’en suis arrivée à me sentir tout à fait connectée à l’univers et soutenue par lui, davantage en confiance par rapport à mon environnement et à moi-même.

Enfant, j’ai grandi dans l’idée qu’il fallait résister, ne rien lâcher quelle que soit la situation dans laquelle je me trouvais. En vieillissant, mon système nerveux s’est développé à partir de cette certitude qui incite finalement soit au combat soit à la fuite. Cela rend la présence au monde extrêmement rude, car tu ne le vois plus qu’à travers le prisme de la peur. C’est un instinct de survie qui m’a été très utile à une certaine époque. Quelque part, je crois que c’est faire preuve d’une certaine forme d’intelligence que de vivre ainsi, car cela t’incite à avancer. Mais les années passant, je me suis trouvée davantage entravée que soutenue par cette énergie, cette adrénaline. J’ai donc voulu me regarder de plus près et voir ce qu’il se passait en mon for intérieur. Ça a été un processus vraiment intéressant d’appréhender ma propre personne avec un peu plus d’objectivité, de ne pas être si obnubilée par les histoires que l’on se raconte. Je crois que nous nous infligeons beaucoup de souffrance en nous construisant des récits qui nous pèsent et auxquels nous donnons trop d’importance. De regarder ces choses en face, de prendre cette responsabilité, cela a été un moteur assez puissant qui m’a permis de mieux me situer dans le monde, et en embrassant ces changements à l’intérieur, je les ai vus justement se manifester dans le monde, à l’extérieur.

L’énergie que nous créons en tant qu’être humain est tellement puissante que ce sera comme ça qu’un vrai changement pourra s’opérer dans le monde : chacun dans sa propre individualité balayant devant sa porte, si je puis dire, se prenant en charge, faisant ce qu’il ou elle a à faire pour aller mieux, car cela a un impact énorme sur soi-même et par extension sur le monde qui nous entoure. C’est vraiment facile de s’adonner à l’autodénigrement là où la vie devrait être une joie, une appréciation de chacune de nos expériences d’être vivant. C’est un tort extrêmement pesant de s’infliger de la haine et, à titre personnel, je sais que ce processus d’allégement m’a vraiment revigorée.

Concernant le titre Geist, je me suis souvenu du Zeitgeist, terme qui désigne le courant de pensée de telle ou telle époque. Peux-tu nous dire d’où vient ce titre ?

En fait, j’ai trouvé ce mot dans un vieux glossaire de termes musicologiques. Il y avait beaucoup de termes en italien, en français et en allemand, des langues qui me sont toutes étrangères. Je suis tombée sur Geist, qui signifie “esprit” en allemand. J’aimais l’idée de dire ce que j’avais à dire d’une manière plus poétique et Geist me semblait le mot parfait pour ça. Ces chansons ont toutes quelque chose à voir avec la force, la persévérance et la beauté de l’esprit humain. Je crois que le mot esprit (“spirit”) peut être assez troublant pour les gens, il y a quelque chose d’assez rebutant dans ce qu’il recoupe, et donc d’en enrober le sens dans ce mot étranger, un peu mystique, m’a semblé vraiment cool. C’est aussi un mot qui peut vouloir dire “fantôme” ou “souffle”, et toutes ces significations fonctionnaient bien avec le disque.

Shannon Lay
Shannon Lay

Entre ce titre en allemand, ces filiations plutôt britanniques, et cette chanson A Thread to Find que tu as écrite en te remémorant ton séjour dans un vieil hôtel en Suisse, il y a finalement pas mal de signaux qui pointent vers l’Europe. Tu sembles avoir développé un attachement au Vieux Continent.

Quand je pense à la première fois que j’ai joué en Europe, c’est difficile d’expliquer ô combien ça m’a paru différent de l’Amérique. Les États-Unis sont incroyables pour plein de raisons, les racines musicales y sont foisonnantes et magnifiques, il y a une profusion fantastique, mais en Europe il y a un truc vraiment particulier dans la manière dont le public reçoit la musique. Les gens sont extrêmement attentifs à ce que tu as à dire. Pour la plupart de mes concerts lors de mes premières tournées en Europe, le public n’avait aucune idée de qui j’étais, ils avaient seulement un abonnement à la salle de concert et venaient voir tous les spectacles. Leur volonté de m’écouter, de saisir ce que j’avais à dire, c’est tout ce que j’ai toujours cherché, c’est ce que tout le monde cherche, je crois, une opportunité de se rendre visible et audible. Je n’ai jamais eu autant de facilité à communiquer et je me sens incroyablement chanceuse d’avoir pu vivre cette expérience. Je songe de plus en plus à venir tourner ici le plus régulièrement possible car cela m’a ouvert sur plein de nouveaux chemins à emprunter, de possibilités à explorer, et les choses que j’ai pu voir de mes yeux, toute la beauté que j’ai pu admirer, aujourd’hui encore me paraissent irréelles.

Il y a aussi le fait que les États-Unis sont un bébé historique. La Grande-Bretagne existe depuis tellement longtemps et a vécu tellement de choses, je crois que ça se ressent dans la pierre, dans le pavé au cœur des villes. Tu éprouves un degré d’humanité autre dans des endroits pareils, avec une histoire si ancienne, et au fond tout ça ne m’a pas laissé insensible. Je suis perméable aux énergies et quand je me rends en Europe, j’ai l’impression de ressentir ce fil que chacun de nous laisse à sa suite, ces échos que nous renvoyons quand nous visitons un endroit, les fantômes que nous laissons derrière nous ; toutes ces petites bribes d’humanité, je trouve ça magnifique. Si certains éléments de mon disque pointent vers le Vieux Continent, c’est aussi peut-être pour exprimer ma gratitude de pouvoir vivre tout ça, une manière pour moi de dire merci.

Dans plusieurs de tes clips on te voit déambuler dans différents coins de Los Angeles ainsi que sur la scène du Zebulon, ce club de musique auquel tu sembles très attachée. Quel est ton rapport à Los Angeles ?

J’aime dire que vivre à Los Angeles, c’est comme être une plante dans une forêt humide. Tu as tout ce dont tu as besoin pour pousser et tu peux être qui tu veux, ce que tu veux, et de la manière dont tu le veux. Il y a tellement d’opportunités que ça peut parfois en devenir écrasant, le nombre d’options possibles rend finalement difficile la prise de décision. Le Zebulon fait partie de ces quelques lieux qui permettent l’existence d’une communauté, c’est un centre névralgique qui rend la vie plus facile pour les musiciens. Il est un phare, que ce soit pour les jeunes qui débutent ou des musiciens plus chevronnés. Personnellement, je l’adore, car on peut y voir en live plein de genres de musique différents, que ce soit du jazz, des chanteurs et chanteuses folk, ou du bon vieux rock’n’roll. Les gens qui tiennent ce lieu sont français d’ailleurs, et eux-mêmes musiciens de jazz – notamment Joce qui est un super saxophoniste. Ils sont donc vraiment impliqués dans la scène musicale et ils sont là avant tout pour soutenir les artistes.

Tu as grandi en Californie et cela se ressent aussi dans tes textes, l’eau et l’océan y sont très présents.

J’ai effectivement grandi près de l’océan et il m’aide toujours à mettre les choses en perspective. Quand tu le contemples depuis le rivage, tu ne peux que te sentir minuscule au milieu d’une immensité sauvage. C’est toujours intéressant, quand on se focalise trop sur un sentiment ou une sensation, de regarder l’océan et de l’envisager comme une représentation si belle et élémentaire, qui rappelle que finalement on n’est qu’une petite goutte dans une mare infiniment plus vaste. Se sentir si minuscule peut soit alimenter une forme de désenchantement, ou te donner au contraire l’occasion de ressentir l’incroyable force dont est capable un seul être vivant, comme un petit filament dans une immense toile. Oui, on peut aussi se dire ça, que la coexistence de tous ces minuscules filaments structure le monde vivant. J’adore la nature et les éléments ; les utiliser de façon poétique pour évoquer l’existence, se promener, observer un arbre, sortir dans le monde, à l’extérieur, c’est un bon moyen de mettre les choses au clair. Je crois que ça aide à écrire de bonnes chansons.

Sur Geist il y a une très belle reprise du Last Night de Syd Barrett, sur August il y avait le Something on your Mind de Karen Dalton, tu as aussi chanté en compagnie de Steve Gunn Clay Pigeons, chanson de Blaze Foley également reprise par John Prine. Comment envisages-tu toutes ces reprises dans ton répertoire ?

J’adore réinterpréter les chansons des autres, je pense que l’important avec une reprise c’est qu’elle soit chantée avec une voix qui t’est propre, un style distinct de l’original, c’est une curiosité pour le public et c’est toujours chouette. C’est aussi agréable de faire découvrir aux gens des chansons qu’ils n’ont pas forcément entendues. S’il faut répandre la bonne parole concernant Karen Dalton ou Syd Barrett, je suis toujours mille fois partante, et puis rendre hommage avec Steve Gunn à quelqu’un comme John Prine quand il est décédé, c’était aussi lui tirer notre chapeau, lui dire merci pour son incroyable contribution au songwriting américain, tout ce répertoire qu’il nous a laissé en héritage et que tout le monde devrait connaître à mon avis. J’adore aussi quand le son d’un artiste s’immisce sur une chanson existante, lorsque quelqu’un adore une chanson et qu’il en entend une version totalement nouvelle, c’est super. J’ai découvert une version trop cool du I Talked to the Wind de King Crimson par ce groupe des années 1990, Opus 3, qui en font une version techno totalement démente. En ce qui concerne Last Night de Syd Barrett, je crois qu’elle avait toute sa place sur mon disque. J’avais envie d’incarner ce beau mélange de sagesse et de candeur, je me retrouve là-dedans, j’ai l’impression d’avoir ça en moi. Je crois que c’est super important de cultiver les deux car, pour autant que la connaissance de soi soit essentielle, c’est aussi important de se laisser, d’observer le vol d’un insecte ou de s’étaler dans l’herbe. Il faut savoir ménager l’enfant qui veille en nous autant que le vieux sage que l’on aspire à devenir, ces deux-là doivent toujours rester amis.

[1] Expression empruntée à Dick Annegarn, utilisée ça et là pour décrire la musique de Mathieu Boogaerts.


Geist de Shannon Lay est disponible chez Sub Pop.

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