On s’était perdus de vue après son départ de Strasbourg vers Bruxelles, au début des années 10, et c’est un plaisir de retrouver Roméo Poirier, sur disque pour commencer. Le jeune trentenaire alsacien avait pris le large après avoir fait un tour musical, local et remarqué, notamment sous l’oriflamme Herzfeld : élégant derrière les fûts de sa batterie pour Original Folks, perspicace dans l’accompagnement (guitares, claviers…) et les arrangements pour Thomas Joseph ou le Herzfeld Orchestra, il avait mené sa barque avec son amie de lycée, Sarah Dinkel, dans Roméo & Sarah pour un premier (et dernier) album CD, Vecteurs et forces, une des plus originales sorties du label strasbourgeois. Le duo malaxait alors avec délicatesse une variété anglophile, étirant un post post-rock (ou une pop spatiale) sur des durées qui permettaient à de minuscules événements (quelques mots anglais, de jolies mélodies et un jeu de guitare subtile) de se produire, en n’abandonnant jamais tout à fait l’aspect mélodique et immédiat.
Déjà lié à l’eau, le couple artistique apparaissait en combinaisons de plongée sur la cocasse pochette photographiée par Christophe Urbain. C’est en maillot de bain qu’on retrouve Roméo Poirier, en solitaire, dix ans plus tard, sur la pochette de son nouvel album, Hotel Nota, qui vient de sortir, en plein été. Depuis, il s’est jeté à l’eau, il a plongé, dans tous les sens du terme. Exerçant un temps la vitale profession de MNS, il s’est également immergé musicalement dans son obsession pour les mouvements de l’eau, les piscines (sous alias Swim Platform, il avait réalisé un EP pour Herzfeld encore), les rivages marins pour lesquels il délaisse maintenant en apparence les instruments habituels qu’il dominait de la tête et des épaules pour se reconstruire dans des vagues de sons électroniques qui rappellent parfois les mouvements de petits mécanos chers à Pierre Bastien (Sablage) . Cette électro aqueuse rappelle aussi les formes extrêmes et fluides atteintes en leur temps par Kevin Shields (le magnifique Hotel Nota) ou Fennesz (on pense forcément à Endless Summer) autant dire des séquences qui colorent nos horizons intérieurs, comme un sirop qui coulerait dans un cocktail laiteux, laissant nos jambes et nos pieds tranquilles. A dire vrai, on pourrait facilement se perdre dans tant d’abstractions, si ce n’est que le jeune Poirier arrive à humaniser sa musique, la rendre organique et la peupler de nombreux fantômes : plusieurs fois on entend des voix (l’inquiétant Pénombre, le vocoder malade de Raccordement), plusieurs fois on sent comme une présence animale (les grenouilles dans la Pénombre). Il est question du temps qui s’écoule (l’entêtante horloge déréglée de Du Rocher), d’ambiances où des textures de toutes époques cohabitent (le grain d’un diamant qui frotte sur le vinyle rencontre des sons numériques dégradés sur Ekphrasis…), pas très loin de l’effet berceuse des faux 78t reconstruits par The Caretaker.
C’est finalement avec un certain sens du naturel que Roméo Poirier se fraie son propre chemin, après avoir croisé une petite communauté de mutants européens (un poète norvégien, un musicien allemand, des labels britanniques rencontrés lors de voyages précédents…) qui remontent, tels des saumons insensibles aux variations saisonnières, le courant à force de petits saltos dosés. Alors qui pour écouter ce matériau d’outsider, vous me direz? Apnéistes new age, scaphandriers de l’extrême, yogistes rangés des drones, petits optimistes agités par le houle, ama à la recherche de perles étranges, amoureux des profondeurs abyssales, amateurs de sonars déréglés, « oreilles » sous-marinières… Un bel endroit sur terre pour vos conventions : l’hôtel Nota.
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