Phoenix, United (Source, 2000)

Les souvenirs de Marc Tessier Du Cros, directeur artistique de leur label d’époque, Source

Ça a toujours été comme ça là-bas. Il suffisait d’une intro, d’un refrain, d’un gimmick, et bim, un peu comme dans la vie ordinaire d’ailleurs –, nous tombions en pâmoison. Le disque élu ne quittait dès lors plus la platine du bureau (ce n’est pas une image, il faut comprendre cette phrase dans son sens littéral), quelle que soit l’heure, quel que soit le jour – et celle ou celui qui avait l’effronterie de glisser un « encore ?!” en entrant prenait la porte sans autre forme de procès – je crois que plusieurs personnes pourraient toujours en témoigner aujourd’hui.

On manque peut-être de recul, tout va sans doute trop vite aujourd’hui pour prendre le temps de se retourner sur le passé, pour « faire le point » mais souvent je me dis que les années 2000 – 2002 ont été complètement incroyables. Si je farfouille dans les rayons de la bibliothèque et que je sors les numéros de ces années-là, je ne reviens toujours pas de la chance d’avoir fait ce métier-là à ce moment-là. Il y a des disques qui ont marqué l’histoire, d’autres, qui ont juste marqué notre / mon histoire – et vous savez quoi, dans les deux cas ce sont de très beaux disques. Il y a cette excitation qui renait derechef quand j’entends les noms de The Strokes, Badly Drawn Boy, Doves, Zoot Woman (“Qui ça ?” “Oh, le groupe du type lambda qui a ensuite produit Madonna et Dua Lipa), de Kings Of Convenience, de tous ces premiers albums sortis en l’espace de vingt-quatre et quelques mois et qui ont accompagné les bouclages, les apéros, les chagrins (et il y en a eu à cette période-là), les joies (et il y en a eu aussi à cette période-là). Et puis, il y a eu le disque de ces quatre garçons-là.

C’est vrai. Nous les suivions depuis quelque temps déjà – le concert du CAP à Versailles un soir pluvieux de novembre, organisé par les amis de Pop Lane – et certains d’entre eux – Branco, l’ainé et guitariste –, nous les connaissions depuis encore plus longtemps que ça – les années 1992-1993, la Danceteria, Darlin’, Cindy So Loud, les verres au Bob Cool, Spring, les répétitions au studio Campus. On avait adoré le premier 45 tours, un peu moins je crois le maxi Heatwave, et on ne savait pas sur quel pied danser quand le disque est arrivé – une pochette simple, marron, avec le nom du groupe en noir dans un coin. Et puis… Après tout ce temps, je crois que que c’est de l’enchainement School’s Rule et Too Young dont on ne s’est jamais vraiment remis – il y a en particulier dans cette deuxième chanson une insouciance, une légèreté matinée d’insolence juvénile qui laisse croire que tout finira bien (oui, c’est exact, un peu comme dans les plus beaux titres de Burt Bacharach) –, avant qu’Honeymoon ne porte l’estocade déjà finale – ce n’est que le troisième morceau du disque mais on sait déjà qu’on ne s’en remettra pas, que des années plus tard, il sera toujours là –, et que If I’ve Ever Feel Better ne devienne un hit absolu. Il y a la soul élégamment débraillée de On Fire, l’énergie brute de Party Time, l’hymne au farniente éternel Summer Days et l’odyssée folle Funky Square Dance (et son clip génial réalisé par Roman Coppola), comme un Grand-Huit mélodique, rythmique et émotionnel, comme un voyage initiatique que l’on recommence à chaque fois avec le même émerveillement.

Ça a duré des mois : c’était le premier geste de la journée – lancer cet album-là sur la platine et le café. Il y a eu une couve, il y a eu les médias circonspects (“Quoi, Versailles encore ?”) et les suspicions à la con (Mais ce ne sont pas eux qui jouent !”), il y a eu les concerts aux Inrocks – Paris et puis Nantes le lendemain de Paris tellement on avait trouvé ça génial –, les autres disques, les autres couves, les rencontres au débotté – dans une rue, dans un concert, dans un bar, sous les ors du Ministère de la Culture – , la sortie de Wolfgang Amadeus… Phoenix, qui allait changer le cours de l’histoire. C’est pour ce disque que la RPM avait décidé de réaliser un hors-série au printemps 2009 – parce qu’on adorait ce disque autant que le premier, parce qu’on aimait cette histoire, une histoire de passionnés, une histoire d’amitiés, une histoires de jeunes gens (sur)doués, une histoire d’honnêteté. C’est à cette occasion qu’on avait demandé à Marc Teissier du Cros, directeur artistique du label Source (puis cofondateur du label Record Makers) qui avait accompagné le groupe dans la réalisation de ce premier album – dont le titre, vingt-deux ans après les faits, est encore plus évident, plus éloquent –  de nous raconter ses souvenirs de cette période-là.


United de Phoenix vu par Marc Teissier du Cros, directeur artistique (Paris, 2009)

Phoenix
Phoenix / Photo : Marc Tessier du Cros

J’ai croisé la route des Phoenix en 1997. Ils avaient autoproduit un 45 tours (Party Time/City Lights) sur leur microlabel Ghettoblaster. Face A : garage rock brut ; face B : nocturne synthétique féminin. Le charme flagrant de leur musique et un portrait paru dans la RPM motivent immédiatement mon appel à leur quartier général.

Je découvre cinq musiciens doués et déterminés (en incluant Chag, leur manager), déjà unis par une amitié prodigieuse, comme l’indiquera le nom de leur premier album, United. Chacun d’entre eux connaît les autres par cœur. Ils habitent ensemble dans un grand appartement. Ils partagent leurs disques. Aux côtés des deux frères du groupe (Branco et Chris), on jurerait que Thomas et Deck sont des cousins, comme chez les Beach Boys. L’ambiance est familiale, ils m’adoptent. Entre deux séances de travail à leur studio versaillais, on joue au foot ou on regarde Pat Garrett & Billy The Kid (ndlr. un film de Sam Peckinpah, réalisé en 1973). Dans les enceintes, Bob Dylan, Gram Parsons, Prince, Ennio Morricone, Iggy Pop & James Williamson, Curtis Mayfield ou du R&B américain.

Ils signent rapidement chez Source (où je travaille alors avec Philippe Ascoli), et l’aventure démarre : un premier track pour la compilation Source Rocks (1998), Heatwave, puis quelques apparitions TV incognito en backing-band de Air, très réussies. Ce seront leurs premiers contacts avec le merveilleux monde du show business.

Thomas pose sa voix sur la chanson phare de Air pour The Virgin Suicides : Playground Love. Ses paroles subliminales ont un impact très fort. Il accompagne le groupe à Los Angeles et au festival Sundance à l’occasion de la sortie du film. Il monte sur scène sous pseudo, gant noir et perruque brune, alors que personne ne le connaît encore. Il veut préserver son groupe de cette aventure solo.

Préservé, Phoenix l’est resté. Les deux futurs hits du premier album ne sont composés qu’à la veille de l’entrée en studio. Les séances ont lieu au mythique studio Gang, à Paris, avec l’as Alf à la réalisation et Alex Firla à l’enregistrement. On change de studio pour les cordes et les cuivres, quelques amis mercenaires viennent jouer des instruments étonnants (épinette, pedal-steel), Rob pose quelques clavinets dont un riff décisif sur le pont de If I Ever Feel Better. Le paroxysme est atteint lors d’une séance de l’enregistrement de leur montagne russe, Funky Squaredance. Un aéropage d’amis se réunit dans un obscur studio de banlieue pour former la foule enthousiaste qui hurle sa joie, haranguée par Thomas. On y retrouve l’essentiel des acteurs de l’improbable mouvement musical français qui allait conquérir le monde dans la décennie à suivre.

Philippe Zdar s’attaque au mixage dans la foulée, pendant que Thomas termine ses prises de voix dans un studio attenant. Zdar transcende notamment Honeymoon, mon morceau préféré depuis les maquettes. Le mixage s’achève dans une accolade générale.

Réécoutez United, c’est un merveilleux album. Tout Phoenix y est. Les lyrics profonds, la sensualité du son boisé, l’interprétation délicate, le bricolage étrange, les influences très larges, bref, l’émotion. Un jour, chez Source, Branco le farceur nous avait prévenus, Philippe Ascoli et moi : “On est les Beatles ! On veut faire des pop songs avec le son des rythmiques de l’underground”. Bingo.


Les propos de Marc Teissier du Cros, désormais chez Record Makers, ont été extraits du Hors-Série de la RPM consacré à Phoenix, datant de 2009.

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