New Order (A Life), #1

Ou comment la musique de New Order infuse dans nos vies.

Illustration : Robert Longo

Il ne s’agit pas tout à fait d’un billet d’humeur, mais plutôt de quelques images échappées d’un autre temps. C’est un rêve éveillé comme il en existe souvent en ces jours gris. C’est un rêve indifférent aux heures, marqué par l’empreinte d’une adolescence que l’on a longtemps crue oubliée.

C’est d’abord une forme tracée dans le sable, un triangle équilatéral, quelque chose d’approchant. Trois prénoms creusés dans la matière meuble. Deux plus un. Un prénom féminin, forcément, en son sommet.

Plus loin, des corps adolescents accompagnent le rythme de la musique, brouillé par les rires, l’alcool aidant, déjà.

Il est temps de s’approcher. Retenir son souffle et, comme souvent, observer le groupe à distance, par timidité, avant de prendre place, peut-être, au milieu de la scène. Une scène déjà connue d’avance mais qui, toujours, réserve des surprises à ceux qui savent les provoquer.

Le jour tombe et la lumière s’accroche encore un peu, proche et lointaine à la fois. Ses derniers rayons éblouissent certains visages. Il y a d’abord ces filles aux cheveux longs, trois ou quatre garçons dansant avec elles, chacun une bière à la main. Et quelque autres rassemblés autour de l’énorme poste radio cracheur de décibels, pour masquer leur timidité. Manipuler une pile de K7 pour se donner un peu de contenance. Regarder vaguement en direction de la mer. Oui, quelques autres se sont rassemblés pour, au mieux, entreprendre plus tard ce qu’ils auront préalablement échafaudé en secret, comme si leur vie devait se jouer là, sur cette plage ailleurs déserte, en ce mois d’août 1987. Et la nuit finit par tout recouvrir.

1987. Substance, quelques lettres noires sur fond blanc, vient de sortir dans les bacs, déjà repiqué sur plusieurs K7 enregistrées, déjà connu par cœur. Substance, les sentiments liquides. Substance et sa suite de tubes imparables. Substance et certains de ses morceaux, improbables mais tout aussi précieux, qui dialoguent parfois avec la première incarnation du groupe et son chanteur défunt. Ceremony. Quatre faces et une partie de l’histoire de New Order. Celle la plus immédiate, qui ne dévoile pas toutes les aspérités du groupe, comme quelques-uns de ses morceaux parmi les plus accrocheurs, Broken Promise. Et puis ceux plus approximatifs, parmi les plus émouvants, figurent ailleurs. Sur les disques, Every Little Counts. Car, chez les mancuniens, l’esprit punk des origines ne s’efface jamais complètement. L’urgence et l’approximation s’érigent comme rempart plus ou moins volontaires, face aux formules toutes faîtes. Every second counts / When I am with you.

Et les mêmes notes de synthé, mille fois entendues, reviennent pour vous saisir. Quelque chose, toujours, s’enclenche pour vous donner envie de bouger, sans que jamais vous ne preniez le temps d’y réfléchir. Votre corps d’un coup traversé par ce même désir, celui insensé que vous portez pour cette fille. Celle qui vous résiste. Celle que vous convoitez, comme si c’était depuis la nuit des temps, et pour toujours.

Vous prenez une bière et restez à distance. Elle danse sur le sable, jean mouillé, cheveux dénoués, un tee-shirt trop grand pour elle. Ses mouvements déliés vous font craquer. Malgré l’inquiétude, vous pensez pouvoir l’aborder mais ne cessez de reculer le moment décisif. Celui qui, peut-être, vous l’espérez et le redoutez tout à la fois, vous fera basculer dans un autre monde. Mais comment cela se finira-t-il ?

Bizarre Love Triangle. Comme dans tous les triangles amoureux il y a celui de trop, celui qui finira par regarder ses pompes et disparaître le long de la bande côtière, son vélo pas même éclairé filant dans la nuit noire. La rage au ventre et les désirs inassouvis. Et pour vous, finalement, car ce rôle vous reviendra encore, l’envie de plonger dans un âge adulte où les rêves s’arrimeront enfin à la réalité. Là où vous toucherez enfin un autre corps qui répondra par l’attention que vous croyez mériter. Attendre encore un peu. Alors vous cherchez à vous enfouir sous les draps. Parfois, vous fixez le plafond en vous accrochant à d’autres rêves de musique, où les mélodies offriront quelques issues. L’échec : l’autre nom de l’adolescence.

Bizarre Love Triangle. C’est le meilleur ami qui partage les mêmes sentiments éperdus pour une même fille, intouchable forcément. Car, bien sûr, celle-ci finira dans ses bras, pour vous échapper une dernière fois. Et définitivement. Lui se montrera insensible, malgré les aveux, gorge serrée et larmes au bord de vos yeux. Votre visage ne pourra l’émouvoir, quoi qu’il en coûte de l’amitié. Chacun pour soi. Bientôt la fin de l’été et septembre pour tenter de s’affranchir de cette suite d’échecs. Approcher de nouvelles expériences. Et renaître.

Bizarre Love Triangle. Au cœur de la nuit, c’est la voix blanche de Barney Sumner, souvent approximative, détachée de cette musique lancinante qui, bizarrement, s’enracine en vous sans que vous n’y preniez gare. Ce mariage des contraires, le rythme martial d’une batterie électronique derrière quelques mots dont le sens échappe. C’est le feu et la glace. Puis surgit, comme toujours, la basse ultramélodique de Peter Hook, dont vous ne connaissez encore ni la silhouette massive ni la posture légendaire, l’instrument au ras du sol, le corps penché à l’extrême, précisément là pour délivrer des extraits de pure mélancolie. Ceux qui vous font décoller, pour ne plus toucher terre. Ceux qui, trente ans plus tard, produisent le même effet où que vous soyez.

Bizarre Love Triangle. Au petit matin, le triangle a été lavé par la marée montante. L’horizon est à présent dégagé. Une autre image prend place, celle du clip vidéo délivré par New Order au moment de la sortie de son single. Hiver 1986. Un collage faisant écho au Village Global de Nam June Paik, aux collages vidéos de Klaus vom Bruch. Années 80, règne de l’image électronique. Deux corps surtout, lévitent, pour mieux chuter au ralenti, et flotter devant un ciel dégagé. Oeuvre de Robert Longo dont vous connaîtrez les peintures quinze années plus tard. Ses corps en suspend, dans le vide, et la blancheur de ses toiles. Un autre monde.

C’est Bizarre Love Triangle et, avec lui, en ce mois d’avril 2021, l’envie d’organiser l’une de ces fêtes qui n’aura rien de sauvage, pour à nouveau nouer le passé au présent. Everytime I see you falling / I get down on my knees and pray / I’m waiting for that final moment / You say the words I can’t say.

Vous ne connaissez pas encore bien cette fille mais elle est là, déjà, pour renaître avec vous. Elle est dans le salon et devant elle, vous pliez les genoux, en riant tous deux de votre posture ridicule.

Un rêve passe. Bizarre Love Triangle.


Bizarre Love Triangle, single publié le 5 novembre 1986, est extrait de Brotherhood, quatrième album du groupe sorti quelques deux mois plus tôt. Le morceau figure sur la compilation Substance 1987, dans une version longue mixée par Shep Pettibone. Considérée depuis comme un classique de New Order elle a donné lieu à de nombreuses reprises, parmi lesquelles celles particulièrement attachantes signées par les australiens de Frente ! et les anglais South, respectivement en 1994 et en 2006.



Hugues Blineau est l’auteur de deux livres parus aux Editions Mediapop : Vies et morts de John Lennon (2021) et Le jour où les Beatles se sont séparés (2020). Nous en avions parlé ici et .

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