Musical Écran 2022 : « All I Can Say » de Danny Clinch, Taryn Gould, Colleen Hennessy et Shannon Hoon

Shannon Hoon
Shannon Hoon

Un écran bleu, un cut, un jeune homme chante d’une voix claire et un peu mélancolique derrière la lumière cyclique d’une dreamachine. Puis une conversation téléphonique dans une chambre d’hôtel. C’est cinq années d’archives intimes en vidéo qui s’enchaîneront enfin pendant près d’une heure et quarante minutes sans aucun commentaire. Le montage est haletant et la fin, inéluctable. De 1990 à 1995, Shannon Hoon s’est filmé chaque jour bien avant de savoir qu’il deviendrait le chanteur du groupe Blind Melon, auteurs d’un one-hit wonder mondial de l’âge d’or d’un certain grunge feel-good. Réalisateur à l’insu de son propre biopic, ses captations sont ici superbement séquencées à six mains dont le respect pour les images originelles s’exprime dans le fait qu’elles resteront anonymes et silencieuses tout du long. Un documentaire hanté, radical et déchirant qui laisse sans voix.

Car oui, il faut bien le dire, pour quiconque a vécu cette époque de la première moitié de la décennie 1990 — et en ce qui me concerne, c’est celle de ma pré-adolescence — le vague souvenir de Shannon Hoon tient sans doute seulement à quelques réminiscences anecdotiques de clips en rotation lourde du corpus télé de MTV et des gros titres de la presse musicale américaine qui faisait et défaisait encore les carrières en ce temps-là. D’abord en 1991, gueule d’ange qui fait les chœurs dans le clip de Don’t Cry des Guns N’ Roses derrière les fantasmagories kitsch d’Axl Rose peuplées de top models et de masculinité toxique. Puis en 1993, à mille lieues au moins, l’inéluctable chanson No Rain avec cette entrée particulièrement accrocheuse qu’il est difficile d’effacer de sa mémoire : « All I can say is that my life is pretty plain… » Chantée par un Hoon et son groupe grimés en pseudo-hippies perchés sur une colline aux couleurs saturées, le clip accompagne les pérégrinations d’une petite danseuse de claquettes déguisée en abeille et tristement moquée, personnage sans qui, certainement, la facétieuse et pleine de vie Olive du Little Miss Sunshine de Jonathan Dayton et Valérie Faris n’aurait jamais existé. Enfin peut-être, un autre événement la même année, la fameuse couverture de Rolling Stone des cinq membres de Blind Melon dans le plus simple appareil, parfaits cover boys de l’alternative rock, avec Hoon toutes tresses derrière les oreilles, en tête de une.

Mais ces différents moments sans importance de la pop culture du XXe siècle ne sont pas vraiment l’objet de notre film, d’ailleurs nous ne les verrons à aucun moment tels quels, ils ne transpireront qu’à travers notre propre mémoire en tentant tant bien que mal de rapiécer les morceaux de cette histoire dont nous n’avions pas imaginé reparcourir le fleuve trente ans plus tard. Ce que ce documentaire dévoile, ou plutôt ce que Hoon lui-même dévoile, c’est l’envers du décor. Sans qu’il ne soit jamais vraiment clair à qui s’adresse cette révélation. À nous ? À ses proches ? À lui-même ?

Mais pressons plutôt le bouton fast rewind un instant. Originaire de l’Indiana profond, c’est cette origine géographique qui scellera l’heure fatidique de Shannon. Béni par le coup du sort d’une connexion personnelle avec Axl Rose, la star ultime de la scène de Lafayette, la ville à deux pas, qui lui permettra d’accélérer le destin d’un kid qui comme bien d’autres tentera sa chance à L.A. Et dans le même temps, il sera maudit par une certaine dureté rurale, la violence et l’alcoolisme tragiquement en héritage dont il ne réussira jamais vraiment à se départir malgré les belles réussites. C’est ce que nous verrons dans ce film, où égrainé chronologiquement s’articulent les moments les plus intimes de la vie d’un individu avec ceux du monde qui roule sans se soucier de ceux qui l’habitent. Avant même le succès, Shannon se filme sous tous les angles, s’observe assis-couché-debout, se met en scène, se parle à lui-même, consigne ses souvenirs, fait parler les autres, s’adresse à un nous qui n’existe pas encore. On ne sait pas trop par quel moteur l’obsession de la caméra se met en place mais les événements s’accumulent et ne laissent plus le temps de se poser la question. La caméra est là, véritable personnage principal, partout et tout le temps, sans être particulièrement voyeuse, peut-être simplement par nécessité presciente de tout enregistrer avant que tout ne s’efface. Shannon nous l’avoue d’emblée « vous savez je tire de tout cela sans doute bien plus que vous-mêmes ».

Shannon Hoon dans All I Can Say de Danny Clinch, Taryn Gould, Colleen Hennessy et Shannon Hoon
Shannon Hoon dans All I Can Say de Danny Clinch, Taryn Gould, Colleen Hennessy et Shannon Hoon

Le succès arrive bien vite, tout se mêle, un coup de fil d’anniversaire avec Axl Rose et Slash en arrière-plan, à L.A. deux copains rencontrés, Blind Melon est là déjà, les premiers concerts, le contrat tout de suite avec le champagne en haut de la tour de Capitol Records, « je ne sais pas d’où vient ce bon karma ! » Tout s’emballe, « Quelle heure est-il ? Quel jour sommes-nous ? », le tube est dans la boîte, « C’est complètement fou ce qui se passe », les fans traquent, crient, chantent, sont heureux, émus, « Je vous jure que je suis un mec normal », on célèbre le fils prodigue en famille. À la télé, Shannon s’observe lui-même dans ses victoires et dans ses excès, l’actualité déroule, Rodney King et les émeutes de L.A., Clinton est investi, Tonya Harding pleure, la Tchétchénie brûle, les rock stars aussi. Shannon et ses acolytes croisent Soundgarden, les Meat Puppets, Lenny Kravitz lèche la caméra. Enfin, Neil Young, « …sa musique soigne, tu sais, le fait que des gens puissent donner ce type d’émotion aux autres ». Et Seattle, et La Nouvelle-Orléans, et l’Europe, et le Japon, « There is a town in North Ontario… » Les années défilent, l’indéfectible Lisa, sa compagne, est présente dans les hauts comme dans les bas, depuis les concours de camions agricoles jusqu’aux cures de désintoxication. Nous assistons à la naissance de leur fille Nico Blue. Les images se font plus abstraites, des bribes de la sagesse des anciens, les yeux des animaux, le soleil et la nuit qui tombe, les silhouettes de mauvaises augure, dans un cimetière la tombe d’un Shannon, pas la sienne encore. La frustration monte, le deuxième disque ne marche pas, la frénésie gagne le chant. Shannon souffle ses bougies d’anniversaire, le timecode en bas d’écran est un décompte un peu cruel. On attend fébrilement l’annonce de la mort de Kurt Cobain, elle surgit avec un goût de déroute, de fin d’une époque pour tout le monde.

Bien plus qu’un énième documentaire musical du type Rise and Fall of a Rockstar, c’est le dispositif vidéo non-prémédité sous forme d’élégie qui rend le film haletant, tout en sachant très bien ce qui adviendra. C’est un très beau témoignage des nineties qui laisse apercevoir un cœur sans apprêt. « C’est pour ça que j’ai une caméra vidéo, il y a tellement de choses qui se passent que je ne peux pas m’arrêter là et tout assimiler maintenant, donc je regarderai tout ça plus tard. » À certains égards, ce journal intime vidéo pourrait bien faire penser au Tarnation de Jonathan Caouette, un mal central, similaire et différent à la fois, guide et explique sans doute le besoin pressant de tout saisir en images avant que quelque chose les emporte, mais ici pas de rédemption, pas de catharsis, c’est la fin qui emporte tout, avant même ces possibles. Un cut, un écran bleu, retour à la chambre d’hôtel, ce sont les dernières heures et nous le comprenons maintenant, nous venons de voir une histoire depuis le royaume des morts, c’est fort et simple, c’est beau, c’est la fin du film à tout jamais.


All I Can Say de Danny Clinch, Taryn Gould, Colleen Hennessy et Shannon Hoon. AfficheAll I Can Say de Danny Clinch, Taryn Gould, Colleen Hennessy et Shannon Hoon en avant-première française dans le cadre du festival Musical Écran 2022 à Bordeaux les jeudi 10.11 au Théâtre L’Inox à 18h00 et samedi 12.11 au Théâtre Molière à 22h00.

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