C’est une histoire qui pourrait sembler triste mais qui ne l’est pas.
Pas que.
C’est une histoire.
On y rencontre Bratsch et Tindersticks, on y rencontre pas mal d’amitié.s.
À ses bornes, on peut trouver deux vidéos, et c’est ainsi qu’elle peut être racontée, mais elle commence avant, on ne sait pas trop quand, et elle finit après, loin, on ne sait pas, on ne sait pas si elle finit.
On se contentera de ces bornes approximatives qui peuvent dire deux états des mondes, deux moments, ou ne rien dire de cela – les états des mondes, les états du monde – et dire tout autre chose – le monde n’est pas dans un état, tel ou tel, il est, il semble être, c’est bien suffisant. On a le droit d’y être triste, mais ce serait dommage de s’en tenir là.
Commençons par la fin.
Lhasa de Sela s’apprête à sortir son troisième album, homonyme, elle donne un concert dans le loft de Patrick Watson, elle est filmée pour son label canadien, pour internet, par Vincent Moon en un long plan-séquence qui débute sur le sol, set-list, câble, pieds. Quelques mots puis un genre de valse blues débute, au timbre incongru – c’est une harpe qui déroule les arpèges auxquels s’agrippent bientôt guitare, contrebasse, batterie aux balais.
On joue dans un appartement, doucement.
Le plan remonte dans l’ombre, on devine une silhouette, on parvient au visage de la chanteuse qui porte les marques des traitements de son cancer, rayons, chimies. Ce n’est pas gênant ni obscène, c’est simplement là.
I was rising up
Hitting the ground
And breaking
And breaking
Silence.
Focus sur les mains de Sarah Pagé qui reprend les arpèges, on glisse sur les mains de Joe Grass qui joue deux notes de guitare avec beaucoup d’air autour – c’est la chanteuse qui lui a appris à jouer comme ça, moins, rien, deux notes. La caméra passe, Andrew Barr à la batterie, Miles Perkin à la contrebasse, les musiciens sont à moins d’un mètre les uns des autres.
Derrière, des visages, d’autres visages.
De nouveau :
And breaking
And breaking
D’autres visages, quelques visages qui suffisent à former une mer. Puis l’art poursuit son œuvre, un classicisme au mystère impénétrable parce qu’il n’y en a pas, de mystère, la chanson continue, se termine.
C’est fini. Lhasa se retourne vers la caméra, vers quelqu’un, vers le vague, on ne sait pas : un sourire.
C’est l’une des dernières traces laissées par la chanteuse avec le Live in Reykjavik, enregistré quelques semaines plus tard, et avec son troisième album studio, enregistré quelques semaines plus tôt.
Un album donc intitulé Lhasa, sans nom de famille.
*
Reprenons à un début.
Fin du millénaire précédent.
Les firmaments se lisent dans les hebdomadaires culturels, se découvrent dans les enclaves télévisuelles.
La rumeur est née à Bourges, au printemps. Anne-Marie Paquotte, critique musicale cruciale du Télérama d’alors, qui l’a écoutée à Montréal, qui l’a signalée à Vincent Frèrebeau, patron de Tôt ou Tard, pour une distribution de ce côté de l’Atlantique, qui l’a présentée enfin au grand public par un article laudatif, a peut-être fait la pluie et le beau temps de Lhasa de Sela, chanteuse américaine d’alors, à peine, 25 ans.
La presse et le public suivent.
La rumeur de Lhasa explose jusqu’à Nulle part ailleurs.
Il y a un entretien auparavant, que YouTube n’a pas encore conservé, avec Alexandre Devoise et Philippe Vecchi. Ne reste que le souvenir du sourire sous le chapeau, de l’accent, de l’étrangeté, d’une impression vague de cosmos. Une première apparition.
L’accompagne ensuite pour la chanson, pour l’occasion, et c’est le souvenir qu’a conservé YouTube, Bratsch, groupe crucial pour la pratique la moins sacrée des folklores, groupe vivant qui met un peu de sable et de bistrot, de discrètes gueules, groupe tzigane mais pas que.
Les musiciens se trouvent sur une scène, en arc de cercle sauf la chanteuse, devant, engoncée dans un manteau, peut-être une armure. Derrière, autour, les lumières tentent la discrétion mais ce sont les caméras qui s’agitent, contreplongées, grue, montage organisé et hâché en direct qui tient loin du club, du cabaret, du bistrot, loin un peu de la vie, et pourtant : la machine bien ordonnée ne parvient pas à gripper la liberté qui exhale du sans-ordre, l’anarchie fondamentale de ce qui est joué, chanté, offert. Le seul pouvoir est laissé à l’émotion du spectateur, offerte par ce club informel d’experts en émotion.
Et devant, donc, Lhasa que l’on découvre et que l’on ne peut oublier, son chapeau, son manteau bizarre. Ça pourrait être la grosse promo, c’est la grosse promo, et c’est pourtant bizarre, étrange. Ça échappe. C’est Los Peces.
La Vírgen se está peinando
Entre cortina y cortina
Los cabellos son de oro
Y los peines de plata fina
La Vierge se peigne les cheveux
Entre rideau et rideau
Ses cheveux sont en or
Et les peignes en argent fin
Los Peces est un villancico, une comptine médiévale chantée pour Noël, aux paroles absurdes jusqu’au métaphysique, une chanson d’enfant ici chantée d’une voix sans âge. Dans un lieu où tout ce qui n’est pas chanté en français ou en anglais est appelé « Musique du monde », il est permis d’être incrédule, de se pincer, de sourire enfin.
Une comptine médiévale espagnole à Nulle part ailleurs.
La Vírgen lava pañales
Y los tiende del romero
Los parajillos cantando
Y el romero floreciendo
La Vierge lave des langes
Et les suspend sur les branches de romarin
Les oiseaux chantent
Et l’arbre fleurit
Le premier album de Lhasa de Sela est intitulé La Llorona. Sa pochette, un autoportrait de la chanteuse, contrecarre la tentation sépia de la mélancolie : cette dernière sera colorée, les yeux dans les yeux, ou ne sera pas.
*
Quel était ton visage avant la naissance de tes parents ?
Koan zen
Il paraît impossible d’imaginer l’enfance de Lhasa.
Il paraît possible de s’en tenir à la sidération que trois albums studios et un live posthume ont suffi et suffisent encore à susciter, et de dire un peu ce qui distingue le troisième, la joie, l’émotion, ce genre de choses, en jetant ici et là quelques références, quelques connivences dispersées.
Pourtant, une incise est possible, qui n’exonère pas de l’écoute et n’empêche pas nécessairement l’expérience esthétique, n’ajoute pas nécessairement de biais encombrants. Il semble plutôt qu’elle puisse en enlever.
Essayons de dire un peu de ce qui est su.
Lhasa est née en 1972 dans l’État de New York, troisième des quatre filles d’Alexandra Karam et Alejandro de Sela, qui vivent alors et vivront encore des années durant sur la route, dans un ancien car scolaire, l’un de ces school bus jaunes iconiques, reconverti en camping car, en foyer roulant.
Alexandra, artiste, harpiste, plus tard photographe, a eu deux filles d’une précédente union, dont elle se dispute la garde avec sa propre mère Elena Karam, elle-même ancienne actrice auprès d’Elia Kazan notamment. Alexandra a choisi la bohème, la liberté, a assisté aux sessions qui ont donné naissance au free jazz, a connu Charlie Haden dont elle s’est éloignée pour s’éloigner, aussi, de l’héroïne. Sa rencontre avec Alejandro Sela, sous les apparences brinquebalantes que donne leur vie commune sans domicile fixe, est ainsi une pause, propice à l’édifice. Car la quête d’Alejandro, d’origine mexicaine, est tout aussi tranquillement intranquille : il arpente les pratiques mystiques dans un questionnement spirituel constant, que rejoint Alexandra, tout en s’éprouvant ouvrier le plus souvent agricole, lui qui a renoncé à un confortable héritage en marxiste du temps. Ces deux êtres n’éprouvent guère le souci du qu’en-dira-t-on, s’accordent sur l’éducation des filles – menée pour la partie scolaire par Alexandra –, déplacent la famille selon les emplois trouvés par le père, les communautés rencontrées, les quêtes et les enseignements. La vie est engagée, précaire, entre les États-Unis et le Mexique, le monde est syncrétique : Alejandro récite des « Je vous salue Marie », chante des sutras bouddhistes, lit la Bible et Rumi, médite. Et de même, Alejandro et Alexandra lisent sans exclusive, ouverts à l’Orient et à la magie, versés dans les contes, ils écoutent des musiques de toutes les origines et de toutes les époques – Maria Callas, des field recordings, des rancheras, Victor Jara, Violetta Parra – les cultures plutôt que la culture.
Et ils font don de ça, de ces trésors et de cette curiosité à leurs filles, de même que de leur exigence : il s’agit chaque jour d’être, de faire, de créer, de donner.
Ils ne leur font pas don de la société, et entre deux pauses sédentaires le vase reste souvent clos, une bulle réduite au bus et aux arpents où il stoppe.
Si l’on doit alors imaginer, on entrevoit beaucoup d’amour et beaucoup de poids sur les épaules des enfants qui, peu à peu, découvrent que le monde n’est pas que ce que leurs parents leur offrent, que ce que leurs parents leur offrent est souvent résumé, majoritairement nié, parfois ri, et que l’exigence peut rencontrer le vide. Les hiatus ainsi sont des gouffres à enjamber ; nous avons tous le souvenir de semblables événements : pour elles, ils sont le quotidien.
Il s’agit donc de faire, d’apprendre, de créer.
S’amuser sans doute, aussi, parce que c’est sacré. Mais la paresse, non.
Lhasa est la plus rêveuse, et ne suit pas ses sœurs dans la voie circassienne qu’elles se trouvent, passe pour indisciplinée, moins travailleuse, est surtout la tête aux histoires, aux vertiges de l’être. Elle n’a simplement pas trouvé encore comment raconter ça, ses histoires, le monde. Mais elle chante, déjà, du matin au soir, agace les autres à ne jamais cesser de chanter, fredonne ou siffle pour donner le change.
Elles deviennent quatre jumelles.
Alejandro et Alexandra se séparent, les filles se dispersent d’abord entre l’État de New York, Alejandro, et San Francisco, Alexandra, puis se dispersent un peu plus encore. Lhasa passe un an chez son père et sa nouvelle compagne, Marybeth, fréquente l’école publique, prend conscience de l’ampleur du fossé qui sépare sa vie de la civilisation de l’adolescence. Un soir, elle rejoint Marybeth pour regarder un documentaire sur Billie Holiday.
Oui, il y a des histoires qui se racontent dans les chansons.
Elle fera ça. Elle fera Billie Holiday, cette part-là de Billie Holiday.
Raconter, en chanson.
*
San Francisco, chez Alexandra, achève en un tour d’années l’adolescence. Lhasa chante dans des bars, des clubs, d’une voix de soprano, puis file à Montréal où les sœurs élaborent peu à peu un refuge. La ville alors permet ça, cosmopolite et modique, vivante, riche d’arts. Elle traîne et travaille dans les bars, crâne rasé, rencontre des musiciens qui s’interroge sur le mystère de cette âme parfois plurimillénaire, pourtant si jeune, chante a capella les mardis soirs dans les clubs déserts des standards de jazz. Elle apprend le français, elle apprend aussi la concision, elle absorbe tout ce qu’elle peut, autodidacte complète. Elle écoute des cassettes de Chavela Vargas, sainte patronne aux côtés d’Holiday, de Marcel Khalifé, de Vladimir Vyssotski.
Elle rencontre finalement Yves Desrosiers, guitariste reconnu du Québec, tête de lard curieuse. On ne saurait écrire qu’il sera les jambes et elle la tête : l’alchimie est plus subtile, qui les mène des clubs au disque, à l’inouï, à la première plage et aux suivantes de La Llorona.
On peut entendre la carte du ciel, entièrement chantée en espagnol, dès les gouttes de pluie.
Fin de l’incise.
*
L’Empereur sans l’Impératrice est excessivement matériel et passif.
L’Impératrice sans l’Empereur est extrêmement idéaliste et active.
Alexandro Jodorowsky, La Voie du tarot
La Llorona étourdit quand elle n’éveille pas, et son succès étonne presque tellement le disque est beau, bizarre, inactuel, honnête face au magique. Outre la peinture du recto de la pochette, Lhasa est aussi l’autrice de cartes de tarots qui illustrent un livret propice aux abymes.
Le tube, si l’on peut dire, s’intitule El Desierto.
Le thème est l’amour sous toutes ses formes, y compris mystique, y compris la mort.
Le thème est : ce que ça fait de raconter des histoires.
Une longue tournée suit, elle se finit après le succès en Europe continental et au Canada dans l’anonymat du Lilith Fair, expérience éprouvante, épuisement, vide.
Que faire ensuite, et pourquoi ?
Il faut une autre ville et c’est Marseille, ville-monde de province, l’azur, le calcaire et la mer, à sa mesure.
Il faut une autre vie et ce sont les sœurs, et c’est le cirque Pochéros qu’elles créent ensemble, une vie encore sur la route, en roulotte, à monter le chapiteau avant chaque représentation, une vie d’art et dure, puis Marseille, de nouveau.
Marseille lui plaît tellement qu’elle consent à s’y poser, à s’y reposer, à y laisser exister des relations aussi.
Les années s’avancent puis s’écoulent.
Elle collectionne de nouveaux mots, de nouvelles mélodies. Ce ne sera pas avec Yves, trop compliqué, ce ne sera pas avec une équipe de musiciens – dont Vincent Ségal – réunis par le label et essayés à Paris, ça ne colle pas, ce sera à Montréal qui la tente de nouveau pour sortir du piège du confort, et où se trouvent deux musiciens qui jouaient déjà sur le premier album, François Lalonde et Jean Massicotte. Ensemble, ils traduisent à leur tour et après Yves les mélodies et les intuitions de Lhasa en harmonies, en arrangements, jouent l’essentiel et recrutent a minima pour les interstices.
On s’éloigne à petit pas des rancheras, on découvre au côté de l’espagnol des chansons en français, en anglais car l’intime existe en trois langues, on entend un disque plus varié « de réalisateurs » comme L’Imprudence d’Alain Bashung en est un autre, aussi engagé. The Living Road laisse les chansons moins recouvertes que L’Imprudence, mais demande un peu plus de temps que La Llorona pour gagner le cœur, une victoire, pourtant, pas moins définitive.
Les biais savent encore s’effacer, les chansons suffisent, elles sont des histoires, des états de l’âme, des états de l’être.
La dernière plage abrite Soon This Space Will Be Too Small.
Soon this space will be too small
And I’ll go outside
To the huge hillside
Where the wild winds blow
And the cold stars shine
Une chanson introduite en concert lors de la tournée qui suit – triomphale, soutenue par un groupe aussi juste que discret, aussi ample qu’épuré – par un texte qui parle d’Alejandro et de ce qu’Alejandro dit de la mort.
Une histoire introduite par une histoire.
De nouveau, la vie achève un cycle, Marseille est définitivement derrière, une pause, un passé, Montréal et ses promesses sont le présent, à tel point qu’elle y achète une maison dans le fameux, vibrant, inspirant Mile End.
*
I’ll be strong as a ship
And wise as a whale
Lhasa, Soon This Space Will Be Too Small
Lhasa est installée.
Il s’agit de nouveau d’écrire, de rencontrer, de respirer l’air et les plis.
Il s’agit de découvrir d’autres générations de musiciens, de faire certains deuils, certaines retrouvailles, de continuer les amitiés et d’en écrire de nouvelles.
Parmi toutes les collaborations alors semées par Lhasa, signalons des visages connus de la présente revue, Tindersticks, qui enregistrent avec elle un Hey Lucinda qu’ils mettront des années à trouver la force de réécouter, réarranger, publier – et des visages connus de cet article, Bratsch, pour un duo qu’il est toujours salvateur d’écouter quand le cœur est lourd, une berçeuse russe, Nié Bouditié.
Peut-être vos enfants, si vous en avez, aimeront-ils cette chanson, peut-être que vous aussi.
Ça vaut le coup d’essayer.
Lhasa chante des comptines et des berceuses sans hasard.
Lhasa a une idée du rebours des choses, parce que toute chose a un envers qui finalement est tout autant la chose elle-même.
Après les mois passés en studio à élaborer et à peaufiner en comité réduit The Living Road, elle envisage le saut dans l’épure inverse, monter un groupe avec lequel travailler de la façon la plus directe possible, peu de prises, tout en live, comme il est possible de le faire à l’Hotel2Tango – issu de la sphère Godspeed You! Black Emperor –, un studio enregistrant essentiellement sur d’onéreuses bandes magnétiques. C’est onéreux, donc on fait trois prises maximum, donc mieux vaut être présent à son affaire tous en même temps, ensemble.
Des nodules sont apparus, conséquence des années de tournée. Lhasa, après avoir refusé la chirurgie, consulte une coach vocale qui l’invite à se rapprocher de sa tessiture de soprano. Elle en profite : le soprano, plus ténu, l’éloignera de l’art mélodramatique qui de plus en plus l’encombre. Enfin, elle aperçoit la possibilité d’une épure complète, l’art vocal comme un haïku, à l’image de ses mots qui ont toujours su être économes.
Et les chansons, les chansons viennent en anglais. Elle travaille avec Patrick Watson pour la dialectique créatrice, qui renverse une harmonie ici, développe un passage là, ne dit rien ailleurs, écoute et admire, et encourage.
Elle a rencontré Sarah Pagé chez Patrick Watson, harpiste traversant une similaire tabula rasa et qui s’avère être la partenaire rêvée, d’écriture et de jeu, apportant par son instrument un timbre et une approche harmonique qui organisent et placent les éléments. Elle amène aussi des musiciens qui tous parlent le Great American Songbook dans la langue des musiques improvisées.
Le groupe s’agglomère, celui de la vidéo qui borne cette histoire, et répète.
Les sessions, passés les premiers ajustements, étonnent les participants par ce qui voit le jour, s’incarne, se forme.
Elle fait la connaissance de Thierry Amar, (contre)bassiste de GY!BE et de Silver Mount Zion, ingénieur du son de l’Hotel2Tango.
Une nouvelle carte du ciel peu à peu se dessine.
Roscoe Beck, directeur musical de Leonard Cohen, l’appelle.
*
You win a while and then it’s done
Your little winning streak
And summoned now to deal
With your invincible defeat
You live your life as if it’s real
A thousand kisses deep
Leonard Cohen, A Thousand Kisses Deep
Lui est offert d’auditionner au poste crucial de choriste pour la suite de la tournée de Leonard Cohen, l’un de ses maîtres. Elle hésite peu ; l’aventure promet d’être riche, la bienveillance du chanteur est réputée, et son disque à elle peut être décalé : elle auditionne donc et les répétitions commencent. Au bout de quelques jours néanmoins, elle va voir Cohen et lui annonce ce qu’elle vient d’apprendre : elle souffre d’un cancer du sein, à un stade avancé. Le chanteur l’encourage à « faire le nécessaire », elle quitte donc le navire à peine embarquée pour se consacrer à sa vie, à son disque.
L’enregistrement est une oasis au milieu de la maladie qu’elle envisage d’abord selon des approches non conventionnelles qui laissent le cancer continuer son développement.
Prises, mixage, bonheurs et souffrances.
Les chansons, écrites avant le diagnostic, racontent la même histoire que celles des disques précédents : naissance et mort sont une même face de ce qui ne se retourne pas, et sont une même face de l’amour. Qu’elles soient chantées en éprouvant de façon aiguë le danger mortel qu’il y a à vivre, le futur auditeur mettra des années à constater qu’il ne pourra pas se remettre.
Bells, par exemple, écrite en songeant à une rupture sentimentale, universelle, blues, funèbre :
Bells are ringing
All through the drowned town
In the empty street
And a hundred miles around
Bells are ringing
Birds are flying upside down
My heart has been lost for too long
Etc.
Les musiciens font des miracles, ici comme partout ailleurs.
Chaque écoute de l’album rejoint la première : il s’agit immédiatement d’un classique, collection de blues et de folk songs acoustiques, à la guitare électrique près, jouée comme dans un salon. Joe Grass joue parfois un pedal steel rêveur, Freddy Koella ajoute quelques pistes en invité dont le solo renversant de Love Came Here, qui donne envie de se taire et a donc bien raison.
*
There is no end to this story
No final blow or glory
Love came here and never left
Lhasa, Love Came Here
Les chapitre se raccourcissent, comme le souffle.
On a peur, on dénie.
C’est normal, c’est la fin. Si on fait autre chose qu’écouter le disque, on sent la fin. Si on écoute le disque, on sent la fin. Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, il n’y en a pas.
Il n’y a que le disque que l’on écoute.
Audiogram, le label canadien, n’aime pas ce troisième album, trouve que les chansons se ressemblent trop, veut du tri. Lhasa répond intraitable : « Je vous demande pardon, mais lequel de mes enfants voulez-vous que je tue ? »
Les traitements conventionnels, enfin tentés, offrent une respiration, un espoir, pas de rémission.
La promotion est enclenchée, on filme donc chez Watson des chansons renversantes, on joue deux fois à Paris, une fois à Londres, deux fois en Islande, puis c’est l’extinction jusqu’à la nuit, jusqu’au 1er janvier 2010. Les jours suivants, il neige sans discontinuer à Montréal.
La tristesse est une gratitude.
Merci pour cet article. Il y a si longtemps que je n’avais pas lu quelque chose d’aussi bien écrit, d’aussi juste et touchant. Finalement à l’image de l’empreinte indélébile que laisse Lhasa dans le cœur de tout ceux qui l’auront écoutée.