Longtemps, j’ai fait mes choix de livres ou de disques par une sorte de saut, comme un risque à prendre. Je me souviens, sans rien en connaître, acheter avec empressement Premier Amour de Samuel Beckett. Inutile de préciser que je fus surpris par ce texte aride et prodigieux à la fois, bien loin de mes attentes, suscitées par le titre du livre. Jolie confusion qui nous surprend et nous guide ailleurs. C’est comme regarder, non stop et toute une journée, plusieurs films de Claude Sautet – bruits de bistrots, ambiances lourdes de tabac et corps collés contre le zinc – puis sortir le soir dans les rues de Paris, tiens au hasard la rue de Ménilmontant et ne voir que haute solitude. Incroyable ravissement que ces situations que l’on vit tous, où l’on chemine un peu au hasard droit devant – ainsi le réel semble nous voler un peu de nos mémoires. On en oublierait presque notre dernier amour merdique.
Nos villes closes m’ont donné envie de me replonger dans un livre parlant d’un promeneur sublime, Walter Benjamin. On passe sur l’introduction janséniste d’Edwy Plenel car Le Chemin de Walter Benjamin de Lisa Fittko offre surtout l’intensité d’un parcours remarquable. Mémoire d’une révoltée, retraçant le chemin tragique et terriblement humain de ce penseur anxieux, chercheur méticuleux des « passages » parisiens. La vie ressemble parfois a des balades perdues. Dans cette ambiance maussade, ce gris calqué sur toutes les façades, l’envie de couleurs vives, dignes des enluminures des Très Riches Heures du Duc de Berry, semble une fantaisie. La nouvelle bande dessinée de Lewis Trondheim et Alfred, Castelmaure, est une embardée colorée splendide et surtout bienvenue. Alfred avait déjà signé le très beau Senso. Il est parfait, au dessin, dans cette cavalcade médiévale imaginée par Trondheim. Et l’on s’aperçoit que ce Moyen Âge obscur et fantasmé, ne fut qu’éblouissement du regard et coloris audacieux. Coincé dans une heure lente, je suis retombé, récemment, sur une pochette de disque. Alors que je l’estimais anecdotique à l’époque, je la trouve, aujourd’hui, terriblement punk. Il s’agit de Pleased To Meet Me par The Replacements. Le label Rhino a donc le bon goût de se promener dans ses archives. Cette poignée de main figurant sur le disque témoigne d’un ailleurs. Cet ailleurs est l’endroit où se consument les merveilles pop de Paul Westerberg. Jamais Westerberg fut autant ivre de mélodies, de salutations sincères aux Kinks ou à Alex Chilton de Big Star. Ce disque est une prodigieuse mandale aux regrets, à cette période de chagrins ficelés. Il heurte, craquèle sous les grandes idées, mène une course vers l’aventure. Bref, ce fameux saut, ce disque de passage et ce pas décalé – autant de bénédictions à venir.