C’est toujours un plaisir de s’entretenir avec Julia Holter, même quand le jetlag amplifie sa tendance à hésiter et chercher ses idées en triturant ses longs cheveux, parsemant ses réponses de silences. La Californienne, qui fêtera ses quarante ans en décembre prochain, était de passage à Paris il y a quelques semaines pour présenter son nouvel album Something in the Room She Moves (clin d’œil plus ou moins fortuit aux Beatles). Plus de cinq ans après le profus et labyrinthique Aviary, magistralement porté sur scène avec une formation élargie, ces dix compositions marquent le retour à une forme plus compacte, mais pas exempte d’expérimentations (Meyou, Ocean…) parfaitement maîtrisées. Les basses fretless ronflantes, les synthés aériens, la clarinette et le saxo au son très clean rappellent par moments quelques productions luxueuses des années 80, et pourtant on serait bien en peine de trouver la moindre trace de revival dans cette musique qui semble plutôt envisager le futur.
Something in the Room She Moves est aussi une œuvre plus physique que les précédentes. Comme le suggère sa pochette, cette tête chercheuse (et magnifique chanteuse) s’y penche davantage que par la passé sur le corps et ses transformations, sur la dimension organique de l’existence. La Covid et la maternité – à peu près concomitantes – sont passées par là, recentrant la musicienne sur sa vie intérieure et sur les angoisses et joies du quotidien. De quoi oublier son image d’intellectuelle un peu perchée adepte des projets « high profile » et des références littéraires (Euripide, Colette, Dante…). Même si elle enseigne désormais l’écriture et la composition, notamment dans un cadre universitaire, et reconnaît rester étrangère aux « hooks » de la pop commerciale actuelle, qui peut par ailleurs la fasciner, Julia Holter n’est pas du genre à intellectualiser et suranalyser son travail. Il y a bien sûr beaucoup de pensée dans sa musique, mais tout autant d’instinct, et c’est avant tout la spontanéité qu’elle dégage qui nous la rend si précieuse.
Tu n’es pas restée inactive depuis la sortie de Aviary en 2018. Tu a composé une bande originale de film, Never Rarely, Sometimes, Always et un projet collaboratif avec le Spektral Quartet et Alex Temple, Behind the Wallpaper. Qu’as tu retiré de ces deux expériences très différentes ?
Julia Holter : Composer une bande originale m’a en quelque sorte libérée. J’étais plutôt habituée à m’occuper de tout, à être la leader. Pour Never Rarely, Sometimes Always, avoir quelqu’un qui me disait parfois que ce que je produisais était nul ne me posait aucun problème. Je m’adaptais aussitôt aux nouvelles demandes. C’était agréable d’apprendre quelque chose de nouveau, de progresser au fur et à mesure. Je trouve qu’on retrouve tout de même un peu mon style, à la fois très intuitif et analytique. En résumé, je faisais ce que je voulais. Mais je ne sais pas si c’est quelque chose que je voudrais faire à plein temps, j’ai besoin de mes projets personnels.
Avec Alex, c’était une première également. Personne n’avait jamais écrit pour ma voix. On se connaît depuis l’université, où nous jouions déjà ensemble. C’était en 2005, je commençais tout juste à enregistrer. Elle avait en tête une pièce à la Philip Glass pour Behind the Wallpaper, mais elle a réalisé que ça ne collerait pas forcément à ma voix. Alex a étudié mes compositions pour mieux comprendre mon style, et a tout repensé pour le quartette. C’était magnifique, un moment vraiment spécial.
Etais-tu moins intéressé par la réalisation d’un album solo pendant cette période ? Avais-tu envie de changement ?
Julia Holter : Peut-être. J’ai toujours l’impression de créer quelque chose de différent. Pour Something in the Room She Moves, j’ai voulu capturer des émotions non pas spécifiques, mais différentes. Chaque titre en représente une de façon viscérale, de manière illustrée. La sortie d’Aviary a été très intense. Nous avons donné beaucoup de concerts. Nous étions six musiciens sur scène. A mon niveau de notoriété, c’est énorme. Je ne sais pas comment j’ai réussi à gérer tout ça. Heureusement, j’avais réussi à réunir le groupe de mes rêves et nous avons passé un excellent moment. Ils ont réussi à donner vie sur scène à un disque sur lequel j’avais concentré tous mes fantasmes de musicienne. Je suis sortie épuisée de cette tournée. J’ai à peine eu le temps de me poser que je suis tombée enceinte, et puis la Covid est apparue.
Est-ce que l’expérience de la maternité, avec les transformations qu’elle implique, a eu une influence sur ta musique, de façon plus ou moins consciente ?
Julia Holter : Coincée à la maison avec le confinement, j’ai eu l’impression de devenir folle. Les hormones n’ont pas aidé… Je n’arrivais même plus à lire tellement mon cerveau était en éveil. C’est pendant cette période, et à cause du bébé que je portais que, pour la première fois de ma vie, j’ai pris conscience de ce qui se passait dans mon corps. J’ai ressenti une véritable connexion et ça m’a mise mal à l’aise. C’est pour ça que le nouvel album est centré sur les émotions. J’ai intériorisé mes chansons au lieu de m’inspirer de ce qui se passe autour de moi. Ce rapport au corps vient également de la pandémie. On parlait sans cesse de décès, de problèmes respiratoires, de particules. Je préfère parler de la Covid pour expliquer la genèse de l’album car tout le monde ne peut pas comprendre ce que l’on traverse pendant une grossesse. Ça peut paraître banal de parler de ce virus, car tous les artistes le font, mais il fait partie du disque. Je suis quelqu’un qui vit dans son propre monde. Avoir un enfant me ramène à la réalité, au présent. J’ai également commencé à enseigner le songwriting et à animer des ateliers. Je ne peux pas me permettre d’être dans la lune pendant ces moments-là. Il faut que j’ai les pieds sur terre alors que mon tempérament habituel a plus tendance à me faire sortir de mon corps.
Effectivement, j’ai lu que sur ce nouvel album, tu voulais davantage parler du corps que de l’esprit, ce que reflète d’ailleurs la pochette.
Julia Holter : C’est Christina Quarles qui a réalisé la pochette de l’album. C’est une amie d’enfance. Je suis vraiment heureuse pour elle car, après avoir travaillé dur pendant des années, elle est soudainement devenue célèbre. Je voulais un autre type de pochette qu’à mon habitude. Il fallait représenter quelque chose plus proche du corps que de l’esprit. Mais je ne savais pas comment y parvenir. Une photo d’un corps, une photo de tripes ? L’artwork devait être intense, physique mais pas agressif. Christina m’a permis d’utiliser une de ses œuvres qui s’appelle Wrestling. Je trouve qu’elle capture parfaitement la multiplicité du corps. Ce que montre cette pochette pourrait être aussi bien sexuel que violent.
Meyou est un morceau à part dans l’album, un a capella collectif. Pourrais-tu nous en dire plus sur ce titre ?
Julia Holter : J’ai toujours aimé explorer l’unisson. Je cite souvent mon mari Tashi Wada en référence sur le sujet car il fait partie d’un duo qui travaille sur l’unisson. C’est étrange car il est impossible d’avoir un unisson parfait avec deux instruments. Il y aura toujours un léger décalage. Sur Meyou, je chante une mélodie que je superpose à plusieurs reprises. Des gens m’accompagnent. Il y a des diversions par moment et puis tout se remet en place. C’était vraiment fun. Ils ne savaient pas ce qu’ils allaient chanter avant d’arriver en studio. Je serais incapable de te donner la signification de ce titre, mais on y ressent une réelle connexion humaine.
Cette composition peut rappeler à la fois la musique sacrée, certaines musiques ethniques ou traditionnelles, ainsi que le travail de Meredith Monk. Avais-tu ces références à l’esprit ?
Julia Holter : Pas spécialement, non. Mais on peut reconnaître que ces influences sont toujours là, même si ce n’est pas conscient. Plus que Meredith Monk, à qui on m’a souvent comparée, j’ai beaucoup écouté la chanteuse de free jazz Jeanne Lee, particulièrement l’album Conspiracy qui reste injustement méconnu, lors de la réalisation de mon album. Je l’ai aussi beaucoup fait écouter dans le cadre de cours que je donnais sous forme d’ateliers ces dernières années. Sur certains morceaux de ce disque, elle joue avec le langage d’une façon que j’aime beaucoup, en le rendant abstrait, ce qui peut rappeler ma propre pratique musicale. C’est donc une sorte d’influence secrète.
Nous évoquions des musiques plutôt pointues et expérimentales, et tu as toi-même l’image d’une musicienne arty, sérieuse, qui ne cherche pas la facilité. Mais es-tu aussi attirée par des sonorités pop, plus faciles d’accès ? Te sens-tu inspirée par des artistes comme Caroline Polachek, qui font une musique à la fois accrocheuse et intelligente ?
Julia Holter : Oui, j’aime beaucoup la musique de Caroline. En fait, quand j’enseignais, je voyais qu’un grand nombre d’étudiants s’y intéressaient et j’étais content de voir qu’elle touchait ce public à la fois jeune et exigeant, et qui savait par ailleurs qu’elle faisait des choses plus expérimentales à côté. Ce que je trouve cool et intéressant avec la musique pop, et j’y ai beaucoup réfléchi car j’ai donné un cours sur le songwriting, c’est que ça paraît très simple à l’écoute mais que c’est en fait difficile à faire, ça demande beaucoup de travail. Je ne pense pas que je pourrais moi-même écrire ce type de musique. Il faut beaucoup de clarté dans l’exécution. Par exemple, il faut réfléchir aux moments qui constituent les sommets émotionnels de la chanson, comment parvenir à ces points culminants, ce qui va déclencher cette émotion, etc. Mes étudiants avaient échafaudé une théorie absolue là-dessus, sur « le moment pathos », celui où il y a le plus d’emphase dans une chanson. Je trouve ça assez réducteur mais j’y ai pensé en entendant Dancing on My Own de la chanteuse electro-dance suédoise Robyn. Il y a ce moment dans le refrain où elle chante (Julia chantonne) : « I’m giving it my all/But I’m not the girl you’re takin’ home » avec un passage en mineur, et je pense que c’est « le » moment. Il faudrait que je voie si on retrouve ça chez d’autres chanteuses pop. Joni Mitchell ? Elle n’a peut-être pas vraiment le profil. Ou alors Caroline. Je n’ai pas encore analysé ses chansons mais ce serait intéressant. Je pense que ça fonctionnerait sur certaines, mais pas toutes. En tout cas, cette simplicité ne veut absolument pas dire que la musique pop serait stupide, plutôt qu’elle obéit à une logique qui est vraiment au-delà de moi. Je ne peux pas vraiment la comprendre, ni l’appliquer comme une stratégie pour écrire ma propre musique.
Si on écoute ta discographie dans la chronologie, on peut avoir l’impression qu’après des premiers disques plutôt expérimentaux, tu as sorti ton album pop avec Have You in My Wilderness, et qu’ensuite tu t’es autorisée à revenir à des structures moins traditionnelles dans tes compositions.
Julia Holter : Peut-être, oui. Mais ce disque n’est pas vraiment de la pop telle qu’on vient de l’évoquer, quand même !
Ça rappelle un peu le parcours de Joni Mitchell que tu as brièvement mentionnée, et qui, après avoir triomphé avec Court and Spark, a désarçonné ses fans avec le révolutionnaire The Hissing of Summer Lawns et ses albums suivants.
Julia Holter : Oui, je comprends l’analogie. La différence, c’est quand même que l’une de nous deux a connu un succès beaucoup plus massif ! (sourire) Le niveau de succès de Court and Spark et de Have You In My Wilderness n’est pas comparable. C’était une autre époque, et ça ne me rend pas jalouse du tout. Je n’ai de toute façon jamais eu l’intention de devenir une rock star, quelqu’un de célèbre, et je ne pense pas que ça me plairait. J’espère juste pouvoir continuer à faire de la musique et à en vivre. C’est de plus en plus difficile, mais c’est tout ce que je souhaite.
Au moment de la sortie d’Aviary, tu disais avoir le syndrome de l’imposteur. Te sens-tu plus sûre de toi aujourd’hui ?
Julia Holter : Je ne crois pas, non ! En fait, ce n’est pas vraiment un problème pour un musicien d’éprouver ce sentiment. C’est peut-être même sain que de se questionner parfois sur sa crédibilité, sa pertinence. Mais il ne faut pas que ça s’étende à tous les domaines. Par exemple, j’essaie d’enseigner maintenant, et je dois apprendre à exsuder de la confiance en soi face à des personnes plus jeunes. A 39 ans, je n’ai jamais eu à me trouver dans une position « professionnelle ». Généralement, je me contente de rester assise, à parler de mes chansons. Donc oui, je dois gagner en assurance… ou du moins en donner l’impression !
Tu vis depuis des années à Los Angeles, ou pas très loin. Penses-tu que la ville a une influence sur ta musique, ou que tu ferais la même n’importe où aux États-Unis, voire dans le monde ?
Julia Holter : Je crois qu’il y a une vibration propre à Los Angeles. C’est en train de changer car la ville est devenue plus chère, mais encore récemment on pouvait disposer de beaucoup d’espace, bien davantage qu’à New York par exemple, ou dans d’autres grandes villes. Historiquement, le sud de la Californie a toujours produit une musique particulière, originale. Les artistes ont tendance à s’éloigner des traditions et à créer quelque chose de nouveau, de façon solitaire, ou du moins dans un certain isolement – je pense à des gens comme Brian Wilson ou Linda Perhacs, parmi tant d’autres. L.A. est difficile à définir, sans look bien spécifique ni habitants vraiment typiques. C’est très varié, avec une topographie ou une géographie à part, il y à la fois la plage, le centre-ville, les grandes autoroutes urbaines, la montagne… On pense toujours à Hollywood et aux palmiers, mais ils sont en train de mourir et peut-être que ce symbole de la ville finira par disparaître, alors que celle-ci deviendra un désert… Dans l’avion, j’ai regardé le récent documentaire sur les Sparks, que j’ai beaucoup aimé. J’ignorais que les frères Mael étaient originaires de Los Angeles : ils n’en ont pas vraiment l’air et je pensais qu’ils venaient d’ailleurs. Et je me rends compte que je suis un peu comme eux, je rencontre plus de soutien en Europe qu’aux États-Unis.
Un musicologue affirmait récemment que les « millennials » étaient de plus en plus ouverts aux aventures sonores, à des genres expérimentaux ou éloignés du tout-venant. Selon cette étude, sur les sites de streaming, il y a de plus en plus de personnes de moins de 30 ans qui écoutent du jazz ou des musiques plutôt complexes. Est-ce quelque chose que tu as toi-même constaté ?
Julia Holter : Je ne suis pas vraiment adepte du streaming même si j’ai commencé à utiliser Apple Music, pour voir. Je me souviens qu’il y a une douzaine d’années, je travaillais avec des lycéens et déjà à l’époque, avec YouTube et d’autres canaux, ces jeunes écoutaient sans préjugés beaucoup de styles de musique différents, car il y avait de plus en plus de choses disponibles. Même si cette façon de consommer la musique n’est pas géniale pour son économie, cette ouverture d’esprit est une bonne chose. Quelqu’un me faisait remarquer l’autre jour qu’un adolescent qui écouterait mes disques aurait peut-être du mal à partager cette passion avec ses congénères. Je peux tout à fait le concevoir cat à cet âge sensible, on a souvent peur d’être jugé par les autres, notamment sur ses goûts, et on préfère ne pas écouter ouvertement des choses considérées comme trop étranges. Bon, je ne sais pas si ça s’applique à tout le monde… En tout cas, le fait d’être exposé à un jeune âge à divers types de musique, y compris ceux vers lesquels on n’irait pas spontanément, ne peut être que positif.
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