« Quand on m’demande ce que je fais
dans la vie, j’me le demande aussi »
Cher Jacques,
Évacuons d’emblée cette histoire autour de ta coupe de cheveux qui peut en incommoder plus d’un : j’ai toujours pensé qu’elle faisait de l’ombre à ta musique, même si elle m’a fait réfléchir à ce que sont les normes physiques et à ce qu’on attendait d’un homme et d’un musicien, la transgression, le rapport au ridicule, tout ça. Je me doute qu’elle te sert aussi à créer une image que tout le monde peut facilement mémoriser et instantanément identifier. Les casques de Daft Punk, les lunettes d’Elton John (je repense toujours à cette fabuleuse fin d’un numéro du Muppet Show dans lequel il était invité, entouré par les marionnettes qui portaient toutes des lunettes multicolores en plumes), les globes oculaires géants des Residents ou, bien sûr, les tonsures des Monks. Mais peut-être que je fais fausse route, peut-être que tout le monde s’en fiche de cette coupe de cheveux, je me dis juste que tu devrais profiter que tu en as, parole de cinquantenaire décati.
Non, si je t’écris, ce n’est pas pour refaire le match entre Jean-Louis David et une tondeuse à sabot, même si je discuterais bien de ça avec toi pour avoir le fin mot de l’histoire. Non, si je t’écris, c’est pour te dire combien j’ai aimé l’album que tu viens de sortir, un grand album de variété qui mérite le succès qui semble l’accompagner. Je trouve que tu te caches moins derrière une image et un dispositif et que tu donnes à entendre quelque chose qui me touche beaucoup, quelque chose du temps qui passe, du présent, de sa jeunesse, de ses questions existentielles, de son blues aussi, un peu.
Je ne sais pas si tu te souviens ; il y a bien 20 ans, on s’est croisés. Avec mon groupe, je répétais dans des locaux près du port du Rhin, à Strasbourg. Je crois que ton père habitait dans un bâtiment jouxtant celui de notre local, ou peut-être avait-il là son studio ? Je ne sais plus. Dans cette friche industrielle, on avait échangé, discuté à une pause clope. Toi, tu jouais dans un trio de tout jeunes gens, les Rural Cereal Killers ou quelque chose comme ça (Rural Serial Killers, NDLR). Tu étais passé dans notre local et tu avais joué avec nous pour répéter pour une scène locale. Je m’en souviens bien, je crois qu’il y a une vidéo quelque part du concert, enfin, je ne l’ai pas retrouvée, peut-être que j’ai rêvé, ou que j’ai reconstitué tout ça. Tu étais un jeune prodige de la guitare électrique, ça me faisait rire, moi qui à trente ans, avait bien du mal à jouer une suite d’accords simples genre sol-do-ré. D’ailleurs, je ne faisais plus que chanter dans mon groupe, j’avais délégué la guitare à un ami (Cristian, poke) bien plus doué. Et j’aurais pu virer tout le monde dans le groupe pour te prendre, mais tu sais ce que c’est, dans la musique, il vaut mieux rester fidèle à ses vieux amis et puis si on avait fait un bout de chemin ensemble, cette lettre serait pleine d’acrimonie, puisqu’on sait tous les deux que les histoires de groupe finissent mal en général. Et puis tu n’aurais sans doute pas accepté de jouer avec moi, bien t’en aurait pris. Ensuite, on s’est perdus de vue. Plus tard, tu as ressurgi dans un endroit bizarre du net, une conférence TedX qui ressemblait à un sketch de stand-up hyper chelou croisé avec un séminaire d’entreprise, je me demandais si c’était bien toi, et ce que tu faisais là, franchement. À la médiathèque où je travaille, on a acheté ton EP, et puis j’ai suivi tes aventures avec les objets que tu samplais et la musique de dance que tu créais. Tout m’était sympathique, comme les jeunes gens dont tu étais proche, Pain Surprise, j’étais même allé voir Salut C’est Cool à la Laiterie à Strasbourg (je n’avais pas tout compris), je sentais qu’il y avait un passage de témoin générationnel, avec des codes un peu différents des miens. J’avais aussi l’impression de voir l’extension un peu bâtarde de l’univers de Philippe Katerine, avec de l’humanisme, de la générosité, de la folie, des pas de côté, avec une conscience de ce qui est populaire aussi. Ta musique me semblait quand même un peu aride, j’imagine qu’elle était faite dans un esprit de partage, de fête, de grand rassemblement, dans une culture de l’instant. Qu’elle était finalement si peu faite pour être inscrite ou gravée quelque part. J’adorais lire tes entretiens aussi, regarder tes vidéos. Dans un des derniers, pour Trax, j’ai beaucoup aimé quand tu évoquais ton retrait volontaire du monde dans une maison au Maroc, achetée avec tes royautés, j’imaginais un grand palais en marbre. Je te voyais errer dans des couloirs balayés par les vents chauds, riche et tranquille, à la Gatsby, après que visiblement tu aies vécu une grande partie de ta vie dans des squats ou des espaces partagés. Et puis tu es revenu avec ce disque et cette superbe pochette (une réalisation d’Alice Moitié) un peu Louis XIV (incarné par Jean-Pierre Léaud ci-dessous) , un peu Origine du monde (recadrée ci-dessous), un peu Medusa (dessinée par John Byrne ci-dessous), la super-héroïne Marvel des Inhumains, qui a une chevelure vivante et puissante. Encore des histoires de cheveux.
Comme je l’écrivais ci-dessus, j’ai trouvé que tu abandonnais l’idée, le concept, le dispositif pour quelque chose de plus formel. Enfin, ton talent indéniable, ta présence pleine de charmes (au sens magie du terme) se frottaient à l’exercice peut-être plus complexe de la chanson sur le long format. Alors, sur ce coup, je vais jeter un œil sur la copie d’un copain plus savant, celle de Kim qui a très bien analysé les choses : « Concentrons-nous sur la qualité d’écriture de cet album : comme il est interprété avec une légèreté orchestrale rafraîchissante, on ne se rend pas immédiatement compte que Jacques mélange ici, dans le texte, un nombre de pieds pop façon téléphérique (terme inventé par Alain Souchon pour nommer la pop française qui gomme les alexandrins et les double-croches de fin de phrase de la chanson française « tatata » en piochant dans les pieds anglais Gainsbouriens autant que dans l’argot de Renaud (pas moi, le chanteur) pour arriver à 8 pieds ou 10, dépassant des deux côtés de la mesure ), avec des rimes multi-syllabiques qu’on entend dans le rap depuis une dizaine d’années (on rime à l’intérieur de la phrase autant qu’en fin de strophe). Non content de mélanger les pieds pop téléphérique avec les rimes multi-syllabiques, Jacques pioche ses sujets dans la philosophie. Et là encore, pirouette : plein de concepts et, pour autant, un champs lexical proche du langage parlé. Maintenant que j’ai parlé des textes, j’ajoute qu’ils sont chantés sur des mélodies soul et jazzy funky, dans une interprétation légère, jouée comme du soft rock et produit comme de la minimale. J’ai rarement entendu un mélange aussi savant et si digeste à la fois. »
C’est dense, moi, j’ai eu des coups de cœur en entendant Arrivera qui me scie la tête depuis deux semaines, Ça se voit et sa supplique « j’ai besoin de faire la fête, j’ai trop d’onglets dans la tête » (un duo forcément, avec ce petit parfum adoré quand les Pirouettes se lâchent) ou Je ne te vois plus qui sautille en spleen. J’ai souvent pensé à Daft Punk, à ce fantasme de les entendre chanter en céfran (peut-être un truc à la early Housse de Racket, They Might Be Giants aussi m’est venu à l’oreille, ce vieux groupe américain qui compilait de courtes séquences ultra mélodiques pour faire chanson au final, tout en désorientant l’auditeur à chaque seconde. Il y a aussi de cette pop japonaise (à la Cornelius) avec des beaux sons aux contours très clairs (La porte s’ouvre, par exemple). Ce truc de vous faire galoper sur des montagnes russes entre arrangements étonnants, timbres déplacés, changements de tempi en folie, voyage à travers des reliefs, comme si les oreilles avaient soudain chaussé des lunettes 3D. C’est très maîtrisé, canalisé, et ça reste pourtant très bricolé et mélancolique.
Voilà, Jacques, autant dire que j’aime ton disque, que je trouve qu’il allie un sens du spectacle de hit parade et le sentiment de la faille, de l’intime. Peut-être ce que le grand public décelait dans les grands chanteurs populaires des années 70 ou 80, avec ce qu’il faut de recherches formelles qui caractérisent les laborantins de studio actuels dont tu fais partie. Je terminerai d’ailleurs par évoquer ta voix, ce timbre faussement absent qui correspond à ce regard profond et noir que tu poses sur les choses : grave mais tendre, lucide mais doux, un judoka des mots et des notes mais dans un costume de velours. Noir.
J’ai hâte de te voir à l’Olympia, mais tu sais.
Amitiés,
Renaud