Les deux albums de Dark Tea – sobrement intitulés Dark Tea et publiés en 2019 puis en 2021 – font partie de ceux que l’on a découvert au fil des hasards et des clics intempestifs, comme on croise une silhouette inconnue mais curieusement familière. Une première impression de fraternité musicale qui s’est peu à peu confirmée au fils des écoutes – nombreuses, de plus en plus. Seul maître à bord, mais toujours bien accompagné – une bonne vingtaine de musiciens a participé à l’élaboration du second album – Gary Canino offre en partage ses pop songs toujours richement référencées, souvent un peu bancales et qui semblent investir de leur charme poisseux une sorte d’entre-deux musical aux multiples dimensions : un pied dans le classicisme passé, l’autre dans la modernité bricolée mais aussi à la recherche d’un équilibre transatlantique entre les continents où s’entremêlent racines américaines et britanniques. On en savait trop peu sur ce jeune auteur érudit – journaliste musical à ses heures pas si perdues – mais sincère, qui semble vaciller gracieusement à côté de ses chansons. D’où ces quelques questions auxquelles il a eu l’amabilité de bien vouloir répondre.
Tu avais déjà joué dans plusieurs groupes avant de créer Dark Tea. A quel moment t’es venue l’envie de ce projet solo ?
J’ai joué de la basse dans un groupe de Brooklyn qui s’appelait Rips. Nous avons travaillé ensemble pendant trois ou quatre ans et même publié un album sur un label anglais, Faux Discx, en 2017 que Austin Brown de Parquet Courts a accepté de produire. Nous écrivions les chansons tous ensemble : c’était une collaboration très démocratique. J’ai aussi joué de la basse dans Eyes Of Love, le groupe de mon ami Andrea Schiavelli. J’avais déjà accumulé pas mal de chansons en stock, de mon côté : j’ai commencé à composer des chansons quand j’étais encore adolescent. Et puis, il y a trois ou quatre ans, des amis m’ont encouragé à les enregistrer de mon côté. J’en avais envie mais, pour ce qui est de la confiance en moi, j’avais des hauts et des bas. Ce sont eux qui m’ont donné l’impulsion nécessaire pour me lancer dans ce nouveau projet, Dark Tea. J’ai donc loué quelques heures dans un studio d’enregistrement en 2016, un soir de pleine lune : j’ai toujours été un grand fan de Neil Young et il a toujours préféré enregistrer ses albums à la pleine lune.
Ta sœur a aussi joué un rôle dans la naissance de ta vocation je crois ?
Oui, c’est amusant : elle joue aussi de la musique, mais dans un genre assez différent, plutôt pop-punk. Elle est plus âgée que moi – sept ans de plus. Elle ne m’a pas vraiment appris à jouer de la guitare mais elle m’a mis ma première guitare entre les mains et elle m’a appris deux ou trois rudiments très basiques, juste ce qu’il fallait pour me donner envie de m’y mettre aussi de mon côté. C’est marrant : quand j’écoute son groupe, RVIVR, j’arrive à repérer quand même quelques points communs dans la manière de jouer de la guitare. Malgré nos différences, il doit y avoir un petit quelque chose de familial au niveau du style.
Tu as dédicacé ton premier album à Pete Ham : pourquoi ?
J’adore Badfinger et Pete Ham en particulier : sa voix, ses chansons… Plus les années passent et plus je prends conscience du caractère très ingrat et très exigeant de mon travail. Il y a quelque chose de très brutal dans l’enregistrement et la publication d’un album. On est presque en permanence dans la lutte. Badfinger en est sans doute un des exemples les plus archétypaux. Ils n’ont jamais vraiment connu le succès, à part pour un ou deux tubes, alors qu’ils n’en étaient pas si loin : ils ont commencé sur le label des Beatles, Harry Nilsson a repris Without You pour en faire un tube, et pourtant ça n’a pas empêché la fin tragique que tout le monde connaît. A mes yeux, c’est un groupe qui reste sous-estimé, encore aujourd’hui.
Tu évoquais cette lutte. Dans un contexte très différent, qu’est-ce qui t’as paru le plus difficile ou le plus ingrat dans l’enregistrement de ton second album ?
Ce n’est certainement pas l’enregistrement de l’album en lui-même, en tous cas. Cet aspect du travail est sans doute le plus plaisant. Par contre, publier des chansons et prétendre à une certaine reconnaissance, c’est toujours compliqué et fatiguant. Il y a des groupes qui débutent et qui, pour des raisons, très diverses, parviennent immédiatement à atteindre un niveau suffisant de notoriété et de stabilité pour s’assurer de la suite. Si ce n’est pas le cas du premier coup, cela devient ensuite de plus en plus compliqué. Je suis en train de travailler sur mon troisième album et, dans un coin de ma tête, je me dis qu’il va peut-être falloir patienter jusqu’au sixième ou au septième avant d’accéder au succès, quelque soit le sens que l’on puisse donner à ce terme. Par moments, la route me paraît encore très longue. Quand ça va mieux, je le prends comme un défi.
Jarvis Taveniere de Woods a participé à l’enregistrement de ton premier album. Comment l’as-tu rencontré ?
C’est par l’intermédiaire de ma sœur, en fait, qui connaissait des gens proches de lui. Je l’avais déjà croisé quelques fois à Brooklyn et je savais que c’était un bon producteur et un bon spécialiste du mixage. J’avais particulièrement apprécié son travail sur l’album de Purple Mountains, que j’adore. J’ai donc pris contact avec lui et il a accepté, tout simplement. Il a travaillé sur cinq chansons.
Il me semble que vous partagez certaines références à la tradition musicale américaine. Je pense notamment à un titre comme Timing sur le dernier album ou à l’usage que tu fais de la pedal-steel.
C’est amusant : certaines personnes trouvent que ma musique sonne très américaine et d’autres qu’elle est plutôt britannique. Je dois m’inscrire, en fait, dans une certaine tradition du mélange : Mick Jagger chante souvent avec un accent américain alors que Billie Joe Armstrong de Green Day qui est californien a plutôt un accent anglais. Ou même John Fogerty, qui est né en Californie, et dont tout le monde est persuadé qu’il a grandi dans le Bayou. J’aime beaucoup la country et la pedal-steel est un instrument qui évoque forcément cette tradition musicale et qui focalise souvent beaucoup d’attention. On ne l’entend que sur deux ou trois chansons et, pourtant, tout le monde m’en parle.
Ce n’est pas uniquement à cause de cet instrument mais je trouve que tes chansons donnent souvent l’impression de vaciller un peu, notamment parce que ta voix est un peu en décalage avec la partie instrumentale. Sur Finally On Time, elle est même volontairement ralentie. Pourquoi ?
La plupart des chansons de ce second album évoquent des souvenirs. Cela m’intéressait d’aborder ce thème de la mémoire et, notamment, la façon dont elle déforme certains événements et dont se modifie la perception du temps. J’ai lu La Montagne Magique de Thomas Mann et j’ai été très intéressé par la vision qu’il peut avoir de ce phénomène. En général, on considère que plus on vieillit, plus le temps s’accélère et se condense : on fait de moins en moins de nouvelles expériences. Je souhaitais que la musique puisse correspondre à ces thématiques qui sont évoquées dans les paroles et cela correspond sans doute à cette impression de flottement ou de vacillement que tu évoques. La plupart des titres ont été enregistrés dans les conditions du live, mais j’en ai retouché ensuite quelques-unes pour accentuer cet effet de trouble.
Pour ce second album, tu as travaillé avec de très nombreux musiciens – une vingtaine environ. Comment es-tu parvenu à intégrer tous ces éléments très différents tout en conservant une certaine cohérence ?
J’ai enregistré l’album au fil des rencontres et des opportunités mais aussi au fur et à mesure que j’écrivais les chansons. C’est pour cette raison que, finalement, autant de personnes différentes y ont contribué. Dès que j’avais deux ou trois titres en stock, je réservais une journée de studio et j’invitais six ou sept personnes pour enregistrer. Il y a ainsi eu plusieurs rassemblements, dans trois ou quatre ville différentes. Pour Losing III et U.S. Blues, j’ai travaillé uniquement en duo avec Nate Amos. Le résultat est donc forcément plus hétérogène et plus diversifié. J’ai quand même l’impression que ma voix confère une certaine cohérence à tous ces éléments différents, comme sur le premier album d’ailleurs. Quand il y a des contrastes très prononcés, je les assume. Par exemple, la transition entre Deanna et U.S.Blues, un titre plus électronique, est très brutale mais c’est ce que je voulais introduire, comme un twist dans un film.
Tu écris également sur la musique. Comment réussis-tu à combiner ces deux activités ?
Bonne question. Quand j’interviewe des musiciens que j’admire, j’essaie de ne pas trop retenir ce qui pourrait m’influencer dans ma propre pratique musicale. Quand cette influence se manifeste, c’est donc plutôt sous forme d’osmose inconsciente. C’est une sorte de schizophrénie plutôt amusante : on considère en général que les musiciens et les journalistes musicaux sont amenés à rentrer en conflit les uns avec les autres. J’ai parfois l’impression d’être une sorte d’espion entre ces deux mondes.
Est-ce que tu as déjà ressenti le besoin d’écarter la dimension analytique que comporte nécessairement l’écriture d’articles ou de chroniques pour maintenir une forme de spontanéité dans le processus de création ?
Je trouve que la plupart des groupes ne réfléchissent pas assez à ce qu’ils font. Disons que, par moments, il y a un côté très conceptuel dans la conception des chansons et, à d’autres, cela me semble très improvisé et inconscient. Par exemple, j’ai décidé il y a cinq ans que mes albums s’intituleraient tous Dark Tea parce que ça me semblait un moyen intéressant de proposer une certaine unité à une œuvre. Mais je suis aussi capable d’enregistrer une chanson à l’improviste et de la rajouter au dernier moment sur un album. Tout ne peut pas être pensé et planifié à l’avance. C’est aussi pour cela que j’enregistre presque toute les prises de voix en direct. Il faut trouver cet équilibre entre la réflexion analytique et le lâcher-prise.
Une partie de tes influences revendiquées sont plus cinématographiques que musicales. Est-ce que tu écris parfois tes chansons à partir d’éléments visuels ?
Très souvent, mes paroles sont directement inspirées de souvenirs ou d’impressions visuels. Un de mes films préférés est Meurtre d’un Bookmaker Chinois de John Cassavetes (1976) et je continue de m’y référer pour les chansons du prochain album. Il y a d’autres titres qui sont associés, selon moi, à la perception de certaines couleurs.
A plusieurs reprises, j’ai pensé à Felt en écoutant tes albums. Est-ce que c’est un groupe que tu apprécies ?
J’ai un ami très proche qui a été une sorte de mentor pour ce qui est de la musique. J’ai trente et un ans aujourd’hui et il m’a fait découvrir Felt quand j’avais dix-neuf ans. Il m’a passé une copie gravée de Poem Of The River (1987) et je suis devenu complètement obsédé par ce groupe depuis. J’ai eu beaucoup de chance puisque, quand j’ai joué en concert à Londres à l’automne 2019, Lawrence est venu et j’ai pu échanger quelques mots avec lui. C’était tellement cool ! J’ai pu lui parler de cinéma et observer ce qu’il jouait pendant son set de DJ. Il avait fait venir un assistant pour l’aider à passer les disques et cet assistant était obligé de porter des gants, parce que Lawrence a une phobie des germes. Après le concert, il m’a même fait quelques compliments et il m’a conseillé de travailler mes solos de guitare. C’est un tel perfectionniste. Si cela avait été n’importe qui d’autres, je n’aurais rien écouté mais, parce que c’était lui, je l’ai pris très au sérieux.