Lorsque Gwenaël Breës s’est lancé dans la production de ce superbe In a Silent Way, Mark Hollis était encore vivant. À l’époque, le documentariste belge avait pour projet d’explorer la genèse de Spirit of Eden, album génial et grand virage artistique de 1988 qui avait précipité l’œuvre de Talk Talk dans une mue aussi spectaculaire que problématique, commercialement parlant.
Collégien au moment de la sortie disque, Breës avait alors, comme beaucoup, découvert des horizons musicaux insoupçonnés qui, au grand dam d’EMI, le label qui accompagnait le trio depuis ses premiers tubes de synth pop, au début des années 80, avaient plus à voir avec Miles Davis, John Coltrane ou Claude Debussy qu’avec Duran Duran et Spandau Ballet (auxquels Talk Talk avait longtemps été associé). Totalement radicaux dans leur démarche, Mark Hollis et le producteur Tim Friese-Greene avaient ainsi expérimenté en studio pendant plus de neuf mois et accéléré la transformation de Talk Talk en propulsant sa musique vers une sensorialité et des formes totalement inattendues qui, pour certains, auront également posé les bases du post-rock (une idée plus discutable, a priori). Comme le souligne une fan interrogée par Breëws, les auteurs de It’s My Life avaient, à partir de ce disque, inventé une musique nouvelle, incroyablement vibrante et presque spirituelle dont le sommet sera sans doute Laughing Stock, leur chef-d’œuvre de 1991. À l’origine, Gwenaël Breës avait donc l’ambition de dévoiler la nature de cette saisissante transformation qui avait fini par faire de Talk Talk l’un des groupes anglais les plus fascinants de ces quarante dernières années. Pour lui, il était important de comprendre comment ce trio, qui avait gagné de véritables fortunes grâce à des tubes comme It’s My Life, Such a Shame ou Living in Another World et joué dans des salles de 20000 places ou plus, avait pu, d’un coup, tout envoyer valser, renoncer aux tournées, à l’argent et à toute forme d’apparition publique au profit d’une recherche musicale dominée par la magie de l’aléatoire et un curieux mélange de panthéisme militant et d’empathie universelle. Le projet était passionnant mais, malheureusement, Mark Hollis ne l’entendait pas de cette oreille et s’empressa d’indiquer au jeune documentariste qu’il refusait catégoriquement d’évoquer sa musique dans le film, préférant laisser ses disques libres de toute interprétation et de toute tentative d’explication.
In a Silent Way, le bien nommé (et pas seulement à cause de la référence au chef-d’œuvre de Miles Davis), commence par la formulation de cette interdiction. D’emblée, Breës annonce les règles qui lui ont été fixées par les avocats du groupe et de sa maison de disques : aucun des membres de Talk Talk, ni Tim Friese-Greene, ni même les responsables d’EMI concernés par la genèse de l’album, à l’époque, ne répondront à ses questions. De même, aucun morceau du groupe ne pourra être utilisé dans la bande-son du film. Seules les interviews d’époque, filmées pour différentes émissions de télé belges, anglaises ou italiennes (en l’occurrence…) pourront être reprises. Dès lors, le projet devient, pour le cinéaste, un défi et une invitation à proposer autre chose, une écriture différente, mais aussi une autre musique qui, à l’instar de celle de Talk Talk, sera façonnée par le hasard, les bruits du monde et le goût de l’expérimentation. Ainsi, Gwenaël Breës se lance sur les traces d’un groupe ayant tout fait pour disparaître et qu’il ne peut quasiment pas montrer pour comprendre une musique qu’il n’a pas le droit de faire entendre. Et le fait est que, malgré tous ces obstacles, le film est une vraie réussite et parvient, assez miraculeusement, à faire émerger quelques vérités sur la nature extravagante du travail de Mark Hollis et Tim Friese-Greene. Mais ce qui frappe le plus, à mesure que progresse l’enquête du documentariste, c’est l’étonnante fugacité de toutes ces histoires. En effet, trente-cinq ans après, que reste-t-il de la formidable popularité de Talk Talk ? Pour la plupart des anonymes interrogés à la volée sur le quai de Douvre ou dans un parc de Londres, il ne reste presque rien. Personne ne se souvient vraiment de Talk Talk ou de Such a Shame (une femme demande même : « Talk Talk ? Vous êtes sûr que vous ne parlez pas de Toto, ceux qui chantaient Africa ? »).