De la fin des années soixante jusqu’au milieu de la décennie suivante, la soul s’éprend du rock psychédélique et en intègre certaines caractéristiques dans sa production. Plus qu’un genre à proprement dit (comme peut l’être la Philly soul), la soul psychédélique est un ensemble informel de musiciens et producteurs développant un nouveau langage en s’affranchissant de certaines contraintes et en expérimentant en studio. Ce vocabulaire contribue à ouvrir la voie, avec d’autres, de la musique disco.
Rock métisse
Si aujourd’hui voir des musiciens noirs et blancs jouant ensemble dans un même groupe est une chose assez courante, il n’en était rien dans les années soixante. Les formations mixtes se comptent ainsi sur les doigts d’une main: Love, The Equals et surtout The Jimi Hendrix Experience ou The Chambers Brothers. Trio anglo-américain, l’Expérience d’Hendrix est un véritable séisme dans l’univers du rock mais aussi de la soul. L’apport du guitariste gaucher à la six cordes (et à la musique) est extraordinaire. Si le groupe s’inscrit dans le psychédélisme anglais, notamment celui de Cream, Jimi va puiser dans son passé à la recherche de soul et blues. Avant son départ en Angleterre, le guitariste fait ses armes dans le Chitlin’ Circuit et joue avec de nombreux artistes de rhythm & blues tels que Ike & Tina Turner, The Isley Brothers, Little Richards ou encore Sam Cooke. Si beaucoup des copieurs d’Hendrix n’en ont retenu que la pyrotechnie plutôt que la grâce et l’élégance de son touché et son phrasé, son impact dans la Soul music ne doit pas être négligé. Du côté de la Californie, les lignes bougent aussi. Santana remue Woodstock avec son mélange de rock et musique latine, tandis que les Chambers Brothers publient le fantastique The Time Has Come en 1967. Le groupe enchevêtre influences gospel et rock psychédélique. Les onze minutes de Time Has Come Today forment une odyssée incroyable, toujours aussi frappante et prenante en 2021. Le reste de l’album comporte plusieurs reprises empruntées au répertoire soul telles quel In The Midnight Hour (Wilson Pickett) ou People Get Ready (The Impressions).
Des groupes de soul/funk branchés sur l’électricité
À San Francisco, Sly Stone monte Sly and the Family Stone pendant le Summer of Love. Ancien producteur chez Autumn (Beau Brummels), Sylvester Stewart créé un groupe à la philosophie hippy mêlant hommes et femmes, noirs et blancs. La formation développe un son soul funk avec un coté rock qui plaît au public blanc. S’il est coutume de citer le troublant There Is A Riot Goin’ On (1971) comme le chef d’oeuvre du groupe, les premiers disques forment un effort collectif saisissant. Au-delà de Stand! (1969), point d’orgue de cette période, Sly and the Family Stone enregistrent de nombreux classiques telles que les fabuleuses Dance to the Music ou Underdog. Marqué par les Beatles et Hendrix, George Clinton donne libre court à sa folie créatrice avec Funkadelic. L’intégration en 1967 du génial guitariste Eddie Hazel amène le groupe dans des territoires psychédéliques insoupçonnés. Véritable Guitar Hero de la musique soul/funk, le musicien repousse les frontières du possible sur l’incroyable album Maggot Brain (1971). À n’en pas douter, le disque cloua le bec de pas mal de rockeurs snobs à l’époque ! Il en fut certainement de même pour 3+3 chef d’oeuvre des Isley Brothers paru en 1973. Porté par l’intégration de trois nouveaux membres (Marvin & Ernie Isley, Chris Jasper), la vénérable formation mue en l’un des plus grands groupes de soul des seventies. Comme chez Funkadelic, Hendrix a ici marqué les esprits. Ernie Isley se révèle en effet être un guitariste inspiré, n’hésitant pas à troubler la soul plutôt douce de ses aînés. Parmi les temps forts du musicien, mentionnons ainsi That Lady, Summer Breeze (emprunté à Seals & Crofts) ou encore une version épique d’Ohio de Crosby Stills, Nash & Young métamorphosé par un solo de guitare dantesque à faire frémir votre petit coeur de plaisir.
Des producteurs, véritables sorciers de studio
La soul psychédélique est aussi une affaire de producteurs avisés. Que ce soit du coté de Détroit ou de Chicago, nombre d’entre eux intègrent de nouvelles techniques de productions et créent un son novateur. Dans le Michigan, Norman Whitfield fait entrer, avec l’aide de son complice Barrett Strong (interprète du hit Money) la Motown dans les années 70. Compositeur dans l’ombre du trio Holland-Dozier-Holland, la destinée de Norman Whitfield prend un tournant décisif à leur départ en 1967. L’arrangeur peut désormais laisser libre court à ses envies en signant de multiples tubes pour la firme de Détroit. Associés de longue date au groupe The Temptations, Whitfield et Strong se consacrent aussi à développer les carrières d’Undisputed Truth et Edwin Starr. Ce dernier, transfuge d’un petit label local (Ric-Tic) végète dans les limbes du catalogue, avant que les deux compositeurs ne prennent en main sa destinée et fassent connaître sa voix incroyable grâce à des succès tels que le classique War (1970), hymne anti-guerre dévastateur. Le travail de la paire Strong/Whitfield permet aussi aux Temptations une succession de hits tous plus mémorables les uns que les autres : Papa Was a Rolling Stone (1972), Runaway Child, Running Wild (1969), Cloud Nine (1968), Ball of Confusion (1970) etc. Commentaires sociaux, morceaux aux longueurs généreuses, arrangements d’une richesse éblouissante à la pointe des techniques les plus novatrices (boîte à rythmes, guitares wah wah etc.), le travail de Whitfield dépasse les frontières de l’imagination et constitue un zénith de la production musicale de la première moitié des seventies.
Autre génie de la production : Charles Stepney. Avec l’aide du fils du fondateur de Chess, Marshall Chess, Stepney monte Rotary Connection, groupe actif entre 1966 et 1974. Véritable ambassadeur du son Stepney, Rotary Connection porte la soul psychédélique dans des volutes de soie et velours. La voix de Minnie Riperton y est presque extra-terrestre tant la chanteuse est capable d’atteindre des tonalités difficiles. Si le succès du groupe est un peu moindre que les concurrents de la Motown, il n’en est pas moins marquant et influant. Comment ne pas succomber à la beauté irradiante de I am the Black Gold of The Sun (1971) ? Stepney décède prématurément en 1976 non sans avoir laissé une discographie magnifique à creuser encore et toujours (Earth Wind & Fire, The Emotions, Deniece Williams, Ramsey Lewis, Minnie Riperton etc.). Dans un registre plus sunshine pop mentionnons aussi le travail de Jimmy Webb avec le groupe vocal The 5th Dimension dont les hits (le medley Age of Aquarius/Let the Sunshine In, California Soul, Stoned Soul Picnic…) sont des petites merveilles de délicatesse.
De la soul psychédélique à la disco
Au delà de ces artistes, le psychédélisme imprègne de nombreuses productions soul de la première partie des seventies: Curtis Mayfield (Roots) , The Chi-Lites (Give More Power to The People) ou encore les O’Jays (Black Stabbers, Ship Ahoy). Les nouvelles techniques de productions, l’affranchissement des formats de trois minutes ouvrent de nouvelles pistes pour la musique disco, en autorisant des développements plus longs et l’usage du studio comme un véritable instrument. Cette production constitue aussi un magnifique témoignage de la créativité de la musique noire dans les années soixante dix, capables à la fois d’aller taquiner le rock sur le terrain des Guitar heroes comme de complètement transformer une machine à hits comme la Motown.
Article absolument excellent qui me fait découvrir que les Isley Brothers ont enregistrés une version géniale de l’Ohio de Neil Young
Ernie Isley en guitariste inspiré comme le génial Eddie Hazel dans la bande de Georges Clinton .
Bravo à vous et mille fois merci !