Les années soixante et le début de la décennie suivante sont marquées en Angleterre par la recherche d’une identité pour la soul et le funk (voir le précédent épisode). L’apport de l’immigration issu des anciennes colonies, particulièrement caribéennes, amène cependant un souffle et une singularité aux productions nationales. Si les premiers succès soul sont plutôt classiques (The Foundations, Sweet Inspiration etc.), dans l’underground, des formations (Cymande) tentent de créer des ponts avec une musique à cheval entre le rock progressif et le funk, l’Afrique et les Caraïbes. 1974 marque l’émergence d’une production britannique assumée et authentique. Celle-ci culmine à la fin des seventies grâce à l’émergence d’une scène jazz-funk fertile aussi regroupée sous la bannière brit funk.
L’Angleterre Disco
Kung Fu Fighting ne devait être qu’une simple face B. Le morceau est enregistré à l’arrache en dix minutes par Carl Douglas à la fin d’une session. La chanson est un véritable raz-de-marée et marque les débuts de la popularisation de la disco. S’il n’a pas composé le tube, Biddu, le producteur en est cependant un des artisans. Le musicien, d’origine indienne, né à Bangalore, se lance dans la production à la fin des années soixante. Au début de la décennie suivante, les enregistrements du producteur le popularise auprès de la scène Northern Soul. Il produit alors des simples tardifs de quelques formations cultes du genre comme les Flirtations ou les Show stoppers. Biddu développe alors un style de production singulier dans lesquels les cordes jouent un rôle prédominant sur des tempi relevés. Comme la Philly aux États-Unis, Biddu éclaire des liens entre les stompers soul Motown et l’émergence de la disco. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter par exemple Now is the Time de Jimmy James and the Vagabonds. En plus de disques sous son propre nom, Biddu contribue à l’écriture, aux arrangements ou à la production de nombreuses chansons de Tina Charles, Jimmy James, Geno Washington, ou The Real Thing. Plus rock, Hot Chocolate est une des autres têtes d’affiche de la disco britannique avec deux hits en or massif : You Sexy Thing (#2 UK, #3 US, #4 Australie, #5 Pays Bas) et Every 1’s a Winner (#12 UK et #6 US). La formation menée par Errol Brown (chanteur, d’origine jamaicaine) et Tony Wilson (bassiste, originaire de Trinité-et-Tobago) est cependant un véritable groupe né dans les années soixante.
Funky Royaume Uni
En parallèle du disco, 1974 fut également une excellente année pour deux groupes funk britanniques importants dans la décennie : Average White Band et Gonzalez. Average White Band (ou AWB pour les intimes de leur fameux logo girond) ressemble sur le papier à une anomalie. Qui imaginerait des Écossais blancs faire du funk ? Et pourtant, grâce au manager d’Eric Clapton (Bruce McCaskill), la formation signe chez Atlantic, après un premier album aux ventes décevantes chez MCA. AWB, publié en 1974 et produit par Arif Mardin, est un énorme succès des deux cotés de l’Atlantique (#6 UK et #1 US). Porté par des singles comme le classique Pick up The Pieces, il impose AWB dans l’univers concurrentiel du funk. Autre lieu, autre ambiance. En 1974, la formation Gonzalez publie son premier album sur EMI. Gonzalez n’est pas un succès commercial comme AWB mais marque néanmoins les esprits par la qualité de sa musique, la richesse de ses inspirations (notamment musique latine) et son jeu tight. Le son du groupe évoque ainsi autant Mandrill que The Blackbyrds. Le bassiste de Queen John Deacon déclare également qu’il s’agit d’un de ses disques préférés au milieu des années 70. La formation trouve finalement la voie des hit parades à la fin de la décennie grâce à des titres disco comme Haven’t Stopped Dancing Yet. Autre groupe de qualité à cartonner dans les charts à la disco, Heatwave est particulièrement important dans l’identité sonore du jazz-funk anglais, grâce à un de ses musiciens…
Le génie de Rod Temperton
Groupe formé autour du claviériste/arrangeur/compositeur Rod Temperton, Heatwave est une auberge espagnole mêlant de nombreuses nationalités (États-Unis, Suisse, République Tchèque, Jamaïque…) Avec les frangins Johnnie et Keith Wilder au chant, originaires de Dayton (Ohio), Rod Temperton trouve une formule parfaite, rodée dans les clubs londoniens au milieu des années soixante dix. L’association subtile entre délicatesse et efficacité de la production place Heatwave largement au dessus de la mêlée au coude à coude avec les meilleures productions nord-américaines de l’époque. Ni novelty, ni cheesy, la musique d’Heatwave affirme en effet une forte identité grâce à un travail harmonique admirable sans jamais délaisser le groove. À la fois inspiré par le jazz-funk et la pop sixties, Rod Temperton est l’atour majeur de l’équipe. Il est un véritable génie de la composition de ceux que l’on peut identifier immédiatement. Capable d’introduire un morceau disco par une harpe (la merveilleuse Boogie Nights), son travail est remarqué par Quincy Jones qui le recrute pour bosser avec Michael Jackson. Sur Off the Wall, il signe trois chansons dont le chef d’oeuvre de l’album : Rock With You. Temperton devient alors une valeur sûre de la musique noire, collaborant avec les Brothers Johnson (Stomp), George Benson (Give me the Night) et le patron lui même (Razzamatazz). Au delà du succès international, Heatwave trace le chemin pour une musique britannique noire enfin libérée de la comparaison avec sa grande sœur étasunienne.
Brit Funk, une scène
À la fin des seventies, dans les Home Counties (région autour de Londres), une véritable scène Brit Funk émerge. Elle est portée par des clubs comme le Lacy Lady (Ilford), Goldmine (Canvey Island), des disc-jockeys comme Chris Hill, Greg Edwards, Robbie Vincent ou DJ Froggy et des labels comme Ensign. La musique noire britannique dispose ainsi de relais dans les médias pour lui donner une visibilité, les groupes se chargent alors de lui donner une identité. Hi-Tension, un groupe du nord de Londres, amorce le mouvement commercialement. En 1978, deux de leurs singles grimpent dans les charts. Hi-Tension et British Hustle atteignent respectivement la 13e et la 8e place des charts. Le groupe britannique, né au début des années soixante dix sous le nom de Hot Waxx, brasse disco, jazz-funk avec des notes caribéennes et une production aux effluves dub. Hi Tension évoque ainsi un Brass Construction plus suave et relax. Des mêmes Hot Waxx sont issus Kandidate qui obtiennent un succès avec I don’t Wanna Loose You en 1979 (#11 UK). Phil Fearon (Hot Wax/Kandidate) et David Joseph (Hot Wax/Hi-Tension) font aussi des carrières solo remarquées au début des années 80. Au delà d’Hot Waxx, un groupe s’avère pivot dans la construction de la scène Brit Funk…
Typical (Brit) Funk Band
Typical Funk Band n’a laissé aucun enregistrement à la postérité mais a servi de matrice à trois autres formations importantes pour la musique funk britannique des années 70-80 : Imagination, Central Line et Light of the World. La post-disco d’Imagination trouve son origine dans l’association de la paire de songwritters Leee John et Ashley Ingram avec l’ancien batteur (né en Jamaïque) des TFB Errol Kennedy. Imagination aura un succès considérable dans le monde au début des années 80 avec des classiques comme Body Talk ou Just an Illusion. De son coté, Central Line est peut être l’héritier le plus direct du Typical Funk Band. En effet, trois des membres fondateurs (Camelle Hinds, Lipson Francis et Henry Defoe) de la formation signée chez Mercury ont fait leurs armes chez TFB. Leur chanson Walking Into Sunshine devient un classique des clubs à travers le monde grâce à un remix dément de Larry Levan qui l’étire à l’infini et le débarrasse du superflu. Autre groupe lié à l’aventure TFB, Light of the World est à son tour une pépinière de groupes Jazz-Funk dont émergent Incognito, Beggar & Co ou Atmosfear. Le tout est généralement publié sur le label indépendant Ensign, plaque tournante de la scène Brit Funk. Chacun, à leur manière, marque le jazz-funk britannique. Atmosfear (avec Peter Hinds de LOTW et Incognito) enregistre un classique underground, le génial Dancing In Outer Space, une odyssée jazz-funk/disco aux accents dub absolument dingues. Incognito ne sort qu’un album et trois singles dans sa période historique (1980-81) dont leur emblématique Parisienne Girl mais connaît une seconde vie étonnante dans les années 90 dans la scène Acid Jazz, une connexion tellement évidente tant les deux genres sont proches dans leur ADN. Beggar & Co, un autre side-project de Light of the World participe pour sa part à de nombreux hits pop.
Freeez, chauds comme la breeez
Une nuit, dans un petit studio londonnien du West End, Peter Maas, Paul Morgan, Jason Wright, John Rocca et Jean-Paul « Bluey » Maunick – alors entre deux groupes (LOTW et Incognito) – jamment ensemble et enregistrent Keep In Touch. Le single sort sur le label du jeune Rocca (20 ans à l’époque) créé spécialement pour l’occasion (Pink Rythm). Le disque, autoproduit, se vend à 35 000 exemplaires. Acte de naissance de Freeez. La formation se définit comme un groupe de jazz-funk new wave dans les notes de pochettes de son premier album sorti chez Beggars Banquet : Southern Freeez (1980). L’album représente peut-être même la quintessence du genre au Royaume-Uni tant il transpire de l’envie de cette époque. New Wave, Freeez l’est. Le jeu est parfois un peu plus imprécis que chez les autres mais le gang compense avec une énergie rayonnante et contagieuse, presque punk. Jazz-Funk, les Britanniques ne le sont pas moins. Ils concassent accords riche, influences brésiliennes, basses slappées dans une potion magique qui rend les danseurs fous. La musique de Freeez, comme celles des meilleures formations brit funk, dépasse la somme de ses influences. Elle n’oublie jamais le corps dans l’équation, créant un équilibre subtile entre ambition musicale et musique dédiée aux dancefloor. L’une des particularité du brit funk réside ici : ça pulse, vibre et fait trembler les murs. Le groupe de John Rocca, ancien vendeur de Disc Empire et âme du projet, place quelques singles dans les charts (Southern Freeez #8 et Flying High #35 ) mais rien ne prépare au raz de marée I.O.U. Le titre electro-funk est un tube international en or massif, produit par Arthur Baker en 1983, indéniablement le plus gros succès associé à cette scène, mais musicalement assez éloigné !
Hits Brit Funk
Au delà du succès de Freeez, la scène Brit Funk connaît un certain succès populaire grâce à des formations plus grand public comme Linx, Junior, Level 42 ou Shakatak. Si Linx était au départ un véritable groupe, dans sa formation classique, il est un duo constitué par David Grant (chanteur) et Peter Martin. En 1981, la grève de la BBC donne un coup de pouce à leur single Intuition qui entre dans le top dix (#7). Le groupe splitte en 1983, David Grant reste assez connu de nos jours en Angleterre notamment à cause de sa participation en tant que coach à Fame Academy, une adaptation de la Star Academy. Autre chanteur à avoir travaillé avec Linx (chœurs entre 1980 et 1982), Junior (Giscombe) fait aussi bien que ses anciens collègues avec le classique Mama Used To Say (#7) qui marche également très bien aux USA (#5 R&B), fait assez rare pour un artiste anglais soul/funk. Level 42, originaire de l’île de Wight, s’oriente au cours des années 80 vers la pop mainstream avec un certain succès (probablement le groupe le plus connu du genre), toutefois les débuts de la formation sont clairement jazz-funk. Ils sont souvent accompagnés sur scène et en studio par Wally Badarou, musicien français d’origine béninoise, peut-être l’un des meilleurs claviéristes jazz-funk européen. Shakatak fait deux top 10 en 1982 et 1984 avec Night Birds (#9) et Down On the Street (#9). Leur musique, souvent instrumentale, s’apparente souvent au groupe islandais Mezzoforte.
L’influence de la Brit Funk sur la musique pop
Le jazz-funk britannique infuse la musique pop. La reconversion de Paul Weller dans la soul aboutit à la création de The Style Council avec Mike Talbot. Plus porté sur les morceaux uptempo de la Motown, le chanteur anglais enregistre aussi des compositions plus contemporaines comme Long Hot Summer, Money Go-Round ou It didn’t Matter. Junior participe également au projet caritatif de Paul Weller, The Council Collective. Spandau Ballet va encore plus loin. Sur leur second album, Diamond (1982), le groupe new romantic convie la section de cuivres de Beggar & Co sur plusieurs morceaux dont le tube Chant No 1 (I don’t Need This Pressure One) un prolongement britannique de la no wave de Was (Not Was). Au delà de son succès, le titre fait peut-être aussi référence au chanting, une pratique populaire dans les clubs brit funk qui consiste à chanter en chœurs dans les stades de football. Beggar & Co jouent aussi, à la même, avec Ultravox, Wham! ou George Michael. Le funk est aussi présent à des degrés divers chez Orange Juice, Haircut One Hundred ou ABC…
Essoufflement et renouveau
Le début de la décennie quatre-vingt constitue clairement l’apogée de la Brit Funk mais le genre s’épuise à partir de 83/84 au profit d’un son plus électronique et synthétique. Certaines formations s’adaptent (Freeez) ou se réinventent quelques années plus tard (Incognito), cependant la scène disparaît d’elle même… Pourtant quelque chose a changé au Royaume-Uni, les Anglais ont su trouver leur manière de faire de la soul ou du funk et les aînés vont ainsi inspirer de nouvelles générations. À n’en pas douter sans la vague jazz-funk britannique pas d’Acid Jazz (Jamiroquai, Brand New Heavies) ou de Broken Beat. Comme leur prédécesseur, ces genres associent la couleur jazz-funk à une approche clubbing. Ces héritiers, qu’ils soient conscients ou non, piochent ainsi directement dans l’héritage brit funk. Les musiciens, eux, continuent de jouer, notamment dans The Brit Funk Association, un All Star du genre avec des membres d’Hi-Tension, Beggar & Co, Central Line, Light Of the World et Incognito.
Pour aller plus loin
La compilation Soul Jazz intitulée British Hustle offre une excellente vue d’ensemble de la brit funk. La plupart des groupes classiques y sont présents: Freeez, Hi-Tension, Central Line, Light of the World ou Beggar & Co. En complément, il existe la série Backstreet Brit Funk initiée par Joey Negro se consacrant à explorer les raretés du genre. À ce jour, Z Records a publié deux volumes en CD, (et trois en vinyles, la seconde étant publiée en deux parties).