Climats #29 : Mark Linkous, Jonathan Sadowsky

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Climats met en avant disques et livres selon les aléas de la météo.

Éternel crépuscule

Peut-être, ses lunettes noires reflétaient-elles un soleil pâle. Le matin peinait à sortir sa lumière, dans le gris du ciel – rien ne semblait venir. Plombé, plombé avait-il pensé. Puis, venait le moment de la première gorgée de thé, plaisir infime. Saint-Mary fut l’endroit du temps suspendu pour Mark Linkous. Le leader de Sparklehorse revenait d’une mort brève mais réelle après une overdose. Figé sur un fauteuil roulant, il ne pouvait plus fuir. C’est à ce moment là, qu’il rejoua une scène. Linkous était un grand admirateur de Vic Chesnutt, autre grand aventurier des sorties de routes. Chesnutt perdit l’usage de ses jambes, à vingt ans, dans un accident de voiture. Le malheur était là, certainement, avant ce drame. On pourrait presque parler d’un don pur dans cette capacité à demeurer fixe dans la tristesse. Linkous écouta beaucoup un album fait de nerfs et de lumières. West of Rome n’a pas pris une ride. Ce disque, qui fit se relever Mark Linkous, garde encore en lui cette mélancolie furieuse. Les guitares acoustiques s’essaient à la sérénade, les paroles ancrent des scènes capitales – vécues, revécues. Chesnutt, de sa voix coupante, égraine les souvenirs jusqu’à plus soif. À la fin de sa vie, Linkous ne supportait plus d’entendre sa voix. Il se demandait : qui chante là ? Quelle partie de moi-même chante ? Il choisit la voix des autres et c’est en se souvenant de sa renaissance avec West of Rome qu’il proposa à Vic Chesnutt de chanter pour lui. Cela a donné une chanson infiniment triste sur l’album de Sparklehorse, Dark Night of the Soul, cette chanson s’appelle Grim Augury. Ces deux hommes sont morts mais ils laissent un chemin tracé, lumineux et bouleversant. Qu’on se le dise : tous les chemins mènent à West of Rome.

Les nuits incalculables

Les éditions Amsterdam sortent un sublime essai intitulé L’empire du malheur. Jonathan Sadowsky fournit un travail exigeant, calqué sur la manière de faire d’un Michel Foucault, à savoir : creuser comme un archéologue les différentes strates d’un savoir. On parle ici de ce que l’on nomme la dépression. Si Sadowsky convoque, entre autres, Sylvia Plath ou Thelonius Monk, il aurait pu placer dans son ouvrage les cas de Vic Chesnutt et Mark Linkous. Au fil du temps, l’homme n’a cessé de chercher des réponses à cette douleur intense, quotidienne. Que cela soit avec l’avènement de la psychothérapie ou avec l’essor de médicaments perçus comme miraculeux, on a toujours minimisé la puissance dévastatrice que la dépression produit. Il y a aussi le grade le plus élevé de cette maladie : la mélancolie. On est loin des stéréotypes romantiques concernant la mélancolie. Ce n’est pas la saudade portugaise non plus. Il s’agit d’un état qui peut mener au passage à l’acte. Sadowsky montre aussi que cette noirceur extrême, paradoxalement, produit une clarté sans pareil. Comme le désir, la dépression oscille sans cesse. Et c’est bien lorsqu’elle se fige qu’elle devient la plus redoutable. La lecture de livre est ainsi – du poids de cette tristesse, on en retire le feu.


L’empire du malheur par Jonathan Sadowsky est disponible aux Editions Amsterdam.
West Of Rome par Vic Chesnutt est sorti en 1992 sur le label Texas Hotel.

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