Peter Milton Walsh, l’éminence grise de The Apartements, a accepté que l’on publie, dans une version française signée Jean-Baptiste Santoni (avec l’aide précieuse de Catherine Cernicchiaro), les notes de pochette du deuxième volume du coffret G Stand For Go-Betweens, qui couvre la période 1985-1989. Plus que des notes de pochette, c’est une histoire magnifique que l’homme nous offre ici, à découvrir en trois chapitres découpés par ses soins.
Don’t Let Him Come Back – qu’une traduction approximative pourrait transformer en « Ne le laissez pas revenir ». C’est le titre d’une chanson. Une chanson de The Go-Betweens, une chanson qu’on a failli ne jamais découvrir, enregistrée en 1978 ou 1979 par un groupe qui cherchait encore ses marques. Une chanson qui ne verra le jour qu’en 1999 sur le bien nommé 78 ‘Til 79 – The Lost Album – un disque qui file d’ailleurs des sueurs froides à l’idée qu’on aurait pu complètement passer à côté de certaines de ces compositions alors toutes signées Robert Forster, tandis que son alter-ego Grant McLennan peaufinait encore son écriture. Une chanson qui selon la légende s’adresse à Peter Milton Walsh. Forster, McLennan et lui habitent alors Brisbane. C’est la fin des années 1970 et ils partagent tout un tas de passions – pour résumer, le rock’n’roll new-yorkais, le cinéma français, la littérature d’où qu’elle vienne. Ils fréquentent les mêmes lieux, font les mêmes rêves. Alors, quand The Go-Betweens se voient offrir un contrat pour… huit albums, qui plus est par le label des Modern Lovers de Jonathan Richman, Beserkley, les deux acolytes convient Walsh à les rejoindre. Mais l’union sera de courte durée. Elle était même vouée à l’échec – McLennan l’a si bien expliqué : “Walsh est la nuit. Nous sommes le jour. Nous sommes le soleil. Walsh est la pluie”. D’ailleurs, comme il n’est pas de hasard, sur ce même album oublié, le leader de The Apartments joue de la guitare sur un morceau : The Sound Of Rain.
Je ne sais pas comment cela se fait mais j’ai appris très tard que Walsh avait fait partie brièvement de The Go-Betweens, qui restent à jamais un de mes groupes de chevet. Je ne sais pas comment j’étais passé à côté de cette information – qui n’a pas changé ma vie mais quand même, un peu ému. Cela étant, au-delà de leurs origines et passé communs, je savais qu’ils avaient toujours été proches, non sans anicroche – ils sont de ces gens qui pensent toujours que leur copain est plus doué qu’eux et ça les chagrine un peu (et bien sûr, ils partagent également un talent étourdissant). Alors, s’il y a bien quelqu’un capable de raconter l’incroyable histoire des Go-Betweens, outre Robert Forster (Grant McLennan, lui, a tiré sa révérence une nuit du mois de mai 2006), c’est Peter Milton Walsh. En ami, en voisin, par procuration, il a presque tout vécu – même lorsque des milliers de kilomètres les séparaient. Il sait. Il sait la destinée de ce groupe, adulé par une poignée de forcenés, auteur de hits mineurs (quant à leur popularité), auteur d’albums majeurs, et qui restera sans doute dans l’histoire de la pop moderne comme le seul à avoir réussi sa reformation – en 2000, après un hiatus d’une décennie. C’est parce que Peter Milton Walsh, lui-même pas épargné par un sort qui lui a fait mener une carrière accidentée, sait tout cela et plus encore qu’on n’a pas été étonné de le voir signer les notes de pochette du premier volume du très beau coffret G Stands For Go-Betweens paru en 2015. À la fin de l’année dernière, il a même récidivé pour le deuxième volume…
Alors qu’il travaillait déjà sur l’enregistrement du septième album studio de The Apartments – un chiffre qui semble incroyable quand on sait l’histoire, le drame, l’abandon –, Peter Milton Walsh m’a envoyé il y a plusieurs semaines la traduction française (un merci infini à Jean-Baptiste Santoni et Catherine Cernicchiaro) de ces dernières notes qui couvrent donc la période 1985 – 1989. C’est un dimanche, je crois, qu’il m’a offert ce cadeau. Comme ça, sans raison particulière – et bien sûr ce sont les seuls cadeaux qui vaillent, ceux qu’on offre sans raison particulière. Alors, ce matin-là, tôt, j’ai lu ces mots. Je les ai trouvés tellement beaux que j’ai demandé à son auteur si on pouvait les partager avec d’autres. Parce qu’on n’a pas le droit de garder des mots si beaux pour soi. Parce que ces mots ne sont pas de simples notes de pochettes. C’est l’amorce de ce qui pourrait être un roman. Une autofiction peut-être. Ce sont les souvenirs d’un homme qui se rappelle d’une autre vie – car comme tous les génies, Peter Milton Walsh a déjà eu plusieurs vies –, qui se rappelle un ami, un ami proche, un ami cher. Un ami qui est parti. Des mots qui parlent de doutes, de tristesse, de joies, d’alcool, de drogue, d’amours qui naissent, d’amours qui meurent. Des mots qui parlent de pluie et de soleil. Des mots qui racontent une histoire qui par moment ressemble forcément à la vôtre. À la nôtre.
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Décembre, décembre-Hackney, 1985 & le locataire
En juillet, alors que j’enregistrais The Evening Visits…, je vivais dans un appartement londonien que Geoff Travis avait trouvé pour moi. Gloucester Terrace, Paddington. Des voies de chemin de fer passaient derrière la maison ; le balcon surplombait les rails.
Durant ma lune de miel de six mois avec Rough Trade, le label, en plus de me verser un salaire, prenait en charge mon loyer. C’était Gina Birch des Raincoats qui était la locataire officielle de cet appartement depuis plusieurs mois déjà.
Gina connaissait très bien Rough Trade. Elle avait été témoin du renouvellement rapide des groupes du label, et avait vu combien l’enthousiasme de Geoff pouvait être éphémère. Un engagement pris avec ferveur en janvier pouvait, d’ici le mois de décembre, être retiré avec tout autant de ferveur. Tout n’était que temporaire.
Gina m’en parlait occasionnellement, pour s’assurer, je pense, que je ne me faisais pas d’illusion. C’était fort prévenant de sa part, car je venais de mettre brusquement les pieds dans l’« industrie » de la musique, et ce milieu m’était pour ainsi dire inconnu. Tous les conseils étaient bons à prendre.
Quand décembre arriva, alors que je n’avais plus un sou et que je ne pouvais plus me permettre de vivre à Paddington, Grant me proposa sa chambre à l’autre bout de la ville, à Hackney. Comme il était depuis longtemps coutume chez les groupes australiens vivant en Europe, à l’instar des Triffids et des Bad Seeds, les Go-Betweens s’apprêtaient à fuir l’hiver anglais pour tourner en Australie.
Là-bas, ils retrouvaient leurs familles et leurs amis. Livres, barbecues et bière. Rien de tel que quelques jours tranquilles au bord de la mer et quelques parties de cricket—enfin, certainement pas de cricket en ce qui concerne les Bad Seeds—pour raviver les esprits fatigués. Ils retournaient ensuite en Angleterre après s’être imprégnés de cet éclat estival invincible, et la lumière qu’ils avaient absorbée les aidait à traverser l’année à venir.
Rentrer au bercail ne m’était jamais venu à l’esprit. Comme lorsque je vivais à New York, je voyais l’Australie comme un pays auquel appartenait mon passé, pas mon présent. La connexion avait été rompue.
Le locataire
Une fin d’après-midi à Hackney. Un samedi d’hiver glacial. Je marche sur Morning Lane, le ciel au-dessus de ma tête a la couleur du plomb. Morningside Estate, constitué d’innombrables blocs de logements sociaux, s’étend devant moi.
Je me rends bientôt compte que passer du West End aisé à l’East End est tout autant spectaculaire que la transition entre Berlin-Ouest et Berlin-Est.
Grant vit au quatrième étage sans ascenseur d’un immeuble appelé Retreat House. En chemin, je passe devant quelques squats glaciaux aux fenêtres condamnées. Près de la cage d’escalier, on entend le bruissement des rats dans les bennes alimentées par des vide-ordures, dans lesquels les habitants de chaque étage jettent leurs déchets.
Les premières impressions ne sont pas toujours fiables, mais pour le moment je me dis que Morningside Estate aurait grand besoin de quelques améliorations esthétiques. Plus tard, dans un pub, quelqu’un me raconte une vieille plaisanterie à propos d’Hackney. Pourquoi le Regent’s Canal file-t-il à travers Hackney? Pour ne pas se faire tirer dessus. Que disais-je des premières impressions?
La chambre de Grant ressemble à une cellule; rien n’atténue sa tristesse pénitentiaire, pas même la présence de posters et de livres. Un examen rapide des étagères révèle qu’il pourrait prétendre au titre de l’homme qui possède la plus grande collection de livres de poche à la tranche verte de chez Virago.
Virago est un éditeur loué à juste titre pour son catalogue d’auteurs exclusivement féminins. Et pourtant, de tous mes amis de l’époque, seul Grant est capable de tenir des propos typiquement ingénus sur les femmes, qui me donnent envie de lui dire : « Tu n’y connais pas grand-chose, n’est-ce pas? ».
La littérature a d’une part nourri son imagination et l’a d’autre part trompé sur la vie. Sa tendre et rare naïveté est souvent, bien sûr, le meilleur levier pour le taquiner.
Miné par un hiver qui vient à peine de commencer et par une morne obscurité qui ne semble jamais se lever, j’ai décidé que ma « carrière » musicale—j’y travaille depuis presque six mois—est terminée. J’étais entré en affaire avec un tout petit peu d’espoir et encore un petit peu moins d’ambition. Tous deux semblent désormais m’avoir complètement abandonné.
La bête qu’est le désespoir a constamment besoin d’être nourrie. Chaque jour dans l’appartement de Paddington, j’avais passé plusieurs heures penché sur ma guitare, à attendre qu’une mélodie, des paroles ou un accord se manifestent, comme cela avait toujours été le cas depuis mes quinze ans.
Je m’étais retrouvé bredouille à chaque fois.
Le processus d’écriture confine désormais à la catatonie. Tout ce dont je suis sûr, c’est que je n’écrirai plus jamais aucune autre chanson.
En dépit de son image publique de bonhomie associée à un tempérament enjoué, je sais bien que Grant est parcouru tour à tour par des vagues d’espoir et de désespoir. La force de notre amitié réside dans cette reconnaissance tacite tout autant que dans un sens de l’humour partagé, ou dans notre amour commun pour certains poèmes, disques, et romans et pour certaines chansons.
Je décide de me confier à lui et de lui faire part de mon sentiment récent d’échec.
Grant profite de cet aveu pour m’annoncer gaiement que lui, au contraire, écrit à peu près douze chansons par jour. Chacune d’entre elles, à l’en croire, est digne d’entrer au panthéon de la pop music. Il est à nouveau plein d’espoir.
Il joue une chanson. Et hop, une autre, puis encore une autre ! Les minutes semblent durer des heures. Impossible à distinguer des autres, la dynamique réglée sur zéro et la sincérité sur onze, chaque chanson est qualifiée de « meilleure chanson que j’aie jamais écrite » dès que la dernière note retentit. Cet homme est sans pitié aucune. Le seul moyen de me rendre le moment encore plus insupportable aurait été de les jouer au kazoo et au ukulélé.
45 tours, albums, concerts, albums solo—une myriade d’opportunités d’enregistrer ces chansons ne manqueront pas de se présenter—cependant, je n’aurai plus jamais l’occasion d’entendre aucune d’entre elles.
Il a l’habitude que je le taquine. Depuis la sortie de River of Money, j’ai si souvent pointé du doigt des postes de télévision en soupirant “Oh, but it was a Samaritan in other tribulations.” « Oh, mais c’était un Samaritain lors d’autres tribulations. » que l’expression semble désormais gravée dans la pierre.
Pourtant, en alors sept ans d’amitié, je me suis échiné à trouver une réplique bien sentie à chaque fois qu’il m’infligeait son petit numéro qu’on pourrait appeler Ecoute mes derniers chefs-d’œuvre. En vain. Il faudra attendre deux ou trois ans au moins pour qu’une opportunité se présente et que je puisse lui demander, « Oui, mais est-ce que l’un d’entre eux est aussi bon que ‘Cut it Out’? »
Jouer à ce petit jeu uniquement avec d’autres musiciens, et jamais avec des fans des Go-Betweens, s’avère être un coup de génie en matière de relations publiques.
Alors que la nuit tombe, Grant et moi rendons visite à son voisin Jack Davidson au même étage, à quelques portes de là. Originaire d’Aberdeen, Jack est peintre et fait partie des érudits illuminés qui fréquentent les magasins de disques Record & Tape Exchange.
Extrêmement soucieux de sa garde-robe, possesseur d’un nombre stupéfiant de vinyles, Jack a un penchant pour le whisky single malt, les Camel en paquet mou et l’héroïne. Quand je vois sa vaste collection de disques de Dusty Springfield, je suis l’espace d’un instant convaincu que nous sommes probablement des jumeaux qui auraient été brutalement séparés à la naissance.
Dans ma mémoire, tout ce qui s’est passé ce soir-là semble avoir été mis en musique. Quelques verres, un dernier morceau, Downtown Train, puis direction le pub. “Outside another yellow moon punched a hole in the nighttime.” « Dehors, une autre lune jaune a percé un trou dans la nuit. » Jack éloigne le saphir de Rain Dogs, éteint l’ampli et la platine. Nous mettons tous trois nos manteaux d’hiver et sortons. Nous martelons de nos pas les escaliers de Retreat House et nous dirigeons vers le Brunswick Arms.
Nous y buvons quelques pintes alors qu’une soirée quizz bat son plein. La géographie y est classée à la lettre ‘G’, l’histoire à la lettre ‘H’ et la culture générale aux lettres ‘KG’.
Au sujet du nouvel album de Dylan, Empire Burlesque, on a vite fait d’épuiser tous les superlatifs négatifs. Dans la journée, Grant a acheté d’occasion la biographie de Malcolm Lowry écrite par Douglas Day. Nous commentons la mort prématurée de Lowry à l’âge de 47 ans—s’est-il suicidé? Bien qu’à notre table rire et insouciance dominent, je sens bien que, tout comme moi, Grant se demande silencieusement combien de temps il reste à chacun d’entre nous.
Quelques verres plus tard et le name-dropping commence à s’abattre en pluie légère tandis que Grant lance quelques anecdotes et observations sur Mac (Ian McCulloch, Echo And The Bunnymen), Trace (Tracey Thorn, Everything But The Girl), Johnny (Marr, Smiths) et d’autres noms que je ne reconnais pas.
Comme toujours, je suis perplexe. Je ne sais jamais si ces amitiés qu’il sous-entend sont réelles ou imaginaires. En mon for intérieur, je me dis que Grant serait très certainement capable d’annoncer qu’il connait intimement Paul Newman simplement parce qu’il a goûté sa fameuse vinaigrette.