Notre mémoire nous joue souvent de sacrés tours. Ce que nous retenons est lié à notre situation, je veux dire à l’endroit où nous sommes, à la position que nous occupons et ce qui nous a marqué ne marque pas forcément les autres de la même manière. Il est donc probable que ce que je vais évoquer n’ait pas été mémorisé à l’identique par Eva Schwabe, ma partenaire artistique, et encore moins par Cathal Coughlan.
par François Ribac, compositeur de théâtre musical et sociologue
Commençons par le début ou par ce que je me rappelle rétrospectivement comme étant le début. Cela doit se situer durant l’hiver 2000. Cela fait alors environ deux années que je me suis mis en tête d’écouter ce que le rock a produit depuis que je m’en suis -sans la moindre acrimonie- détaché. Grâce à un disquaire hors pair, je vais de découvertes en émerveillements et lors de mes séjours à Paris, je passe des heures entières dans les boutiques de CD d’occasion à chercher les références qui sont sur ma want-list. J’épluche aussi méticuleusement le Dictionnaire du rock de Michka Assayas et y déniche d’admirables artistes et groupes indé comme par exemple le poète et musicien pop anglais Martin Newell. Une des formations qui me fait chavirer comme Robert Wyatt, Steve Hackett (mais oui le guitariste de Genesis), Dagmar Krause ou Kate Westbrook le faisaient lorsque j’étais un jeune musicien s’appelle les High Llamas. Rapidement, je comprends que le leader du groupe a participé à un autre groupe, Microdisney, qui comprenait un chanteur, irlandais, Cathal Coughlan.
Un soir, je tape ce nom dans un moteur de recherche -Google n’est qu’une des options à cette époque- et trouve son site Web. Sur un fond noir, des textes écrits en caractères verts -comme ceux des vieux ordinateurs- décrivent le parcours de Coughlan. Je comprends qu’après Microdisney il a créé un autre groupe Intitulé Fatima Mansions. Je connais ce nom car j’ai souvent été intrigué par les pochettes des CD chez les disquaires. Dans une page du site, je télécharge quelques titres de son premier album solo Grand Necropolitan (1996). À l’époque, les fichiers audio sont lus avec le logiciel RealAudio, le son est pauvre et métallique. Mais, le premier morceau du disque que j’écoute me stupéfie totalement. S’il fallait décrire ce choc, je dirais que j’ai été subjugué par la nouveauté de ce que j’entendais et qu’en même temps j’avais l’impression de retrouver quelqu’un que je connaissais depuis toujours. Ce « quelqu’un » c’est tout à la fois la texture sonore et l’ambiance sonore (une maîtrise impressionnante du sampling et son mélange avec les instruments), la composition (le choix et l’enchaînement des accords, le rapport entre la mélodie principale et les contre-chants), le monde noir, quasi cyberpunk, que paroles et musique supportent et, bien sûr, cette voix. Celle-ci est parfois rugueuse, parfois douce, désespérée, lyrique et puis soudain sardonique, parfois démultipliée dans des harmonisations vocales qui m’impressionnent. Ce que j’apprécie énormément dans le travail de (la voix, la musique et les récits de) Cathal, c’est que son intensité nous fait toujours entendre autre chose. Comme dans les songs de Brecht et Weill où la mélodie est simultanément belle, irrésistible et sardonique, on entend plusieurs choses et simultanément dans sa musique. Si, comme l’a dit le musicien pop Louis Philippe, Cathal est une sorte de shaman, sa cérémonie est pour moi autant un rite d’une très grande force qu’un désensorcellement. À la suite de la rencontre avec cet album, la musique de Cathal a peuplé mon monde. Nous en écoutions souvent et alertions nos ami.e.s sur ce chanteur incroyable et sur la diversité de ses mondes et de ses disques.
En 2001, après un mois de répétition avec les cinq chanteurs/euses de notre prochain opéra, un de nos chanteurs nous lâche. Je dis à Eva que je voudrais travailler avec Cathal, d’abord parce que j’en rêve et ensuite car sa tessiture de baryton basse colle parfaitement avec la partition. Eva est résolument pour et m’encourage. Un soir, nous nous connectons au Web (petite musique sonore du modem qui nous raccorde) et nous dirigeons vers le site web de Cathal. Nous laissons un message dans le formulaire de contact et lui proposons de rejoindre le projet, en précisant les périodes de répétition, quand doit avoir lieu la création (à l’opéra de Reims) et nous lui offrons, s’il est intéressé, de lui envoyer des maquettes sonores de la partition. Plusieurs jours passent, interminables, mais une réponse arrive enfin. Il nous remercie de la proposition, est ouvert à la discussion, il précise qu’il n’a pas d’expérience théâtrale (mais nous savons que son expérience en scène est considérable et connaissons son goût des mises en scène), qu’il ne parle pas français (les textes des chansons sont en anglais donc pas de souci de ce côté-là) et demande à écouter des extraits de la musique. Je me rappelle encore comment j’ai dû compresser plusieurs fois le fichier d’une des chansons pour pouvoir lui envoyer par email. Le son est très dégradé et cela m’inquiète. Quelques jours se passent à nouveau, l’attente est peut-être encore plus longue, je redoute un refus poli ou même que le contact soit coupé. Mais très vite, Cathal répond que la musique est « great » et qu’il est intéressé. S’en suivent des négociations, relaxées mais longues, puis l’envoi d’un contrat.
Un jour de 2001 -que je n’oublierai pas- Eva et moi-même sommes dans le hall de la Gare du Nord, postés devant le quai de l’Eurostar. Je crois que nous avons une pancarte « Cathal Coughlan » mais je n’en suis pas certain. Après un long moment, une silhouette se distingue au milieu du flux dense des voyageurs puis nous comprenons que cette personne qui s’avance vers nous avec sa valise doit être Cathal. Oui c’est bien lui. Nous nous saluons et marchons ensemble jusqu’à notre voiture, garée dans un parking souterrain. Le shaman est tout aussi intimidé que ses fans mais les premiers échanges sont cordiaux. Nous rentrons dans la voiture, parlons de Paris et des textes de Walter Benjamin sur les passages (ne me demandez pas pourquoi je n’en sais rien) et le conduisons dans un hôtel situé au bord de la Marne, près du théâtre. Le metteur en scène, les dix musicien.n.e.s, les quatre autres chanteurs/euses et notre sonorisateur attendent avec curiosité et impatience le chanteur rock qui arrive de Londres.
J’ai aussi gardé un souvenir très vivace du lendemain. Dans la salle de répétition du théâtre du Perreux où nous travaillons, le sonorisateur a préparé un magnétophone avec le playback des chansons (solos, duos, ensembles) où chante Cathal, branché les amplis et disposé des retours au sol, installé un micro. Nous nous retrouvons tous les deux au théâtre le matin, Cathal s’installe devant son micro et moi à l’autre bout de la vaste pièce devant mon pupitre. L’opéra s’appelle Qui est Fou et Cathal y interprète le rôle d’un financier qui a organisé le meurtre d’un héritier afin de prendre le contrôle de sa firme. Je propose justement à Cathal de commencer par la chanson « financier », un de ses solos. J’ouvre ma partition, lui donne sa note de départ et lance le playback. Le morceau débute avec une valse interprétée par un accordéon et une boîte à rythme. Cathal a sa partition mais il a appris par cœur les chansons et il se lance : « we’re going to the top ». Il bat la mesure avec sa jambe, exactement comme on le voit faire dans les vidéos de Microdisney et des Fatima Mansions, et le financier surgit immédiatement devant moi. La voix est magnifique, engagée, véhémente mais susurre à l’auditeur que tout cela est une farce. Pourquoi personne n’a t-il jamais été fait, du moins à ma connaissance, une étude sur les émotions des compositeurs/trices lors des premiers déchiffrages par les interprètes ? Quelques jours après, les répétitions avec les autres chanteurs et l’orchestre puis avec le metteur en scène débutent et s’enchainent. Le vidéaste tourne des plans avec Cathal et Marie-Jeanne Iché (la soprano qui incarne la commanditaire du meurtre) destinés à être projetés pendant le spectacle. L’ambiance est joyeuse, les musicien.n.e.s sont de plus en plus détendu.e.s, Cathal s’intègre rapidement et sympathise avec les un.e.s et les autres. Nous présentons à des ami.e.s et quelques professionnel.l.e.s une version de concert à la fin des répétitions. L’attachée de presse, la chargée de diffusion, l’assistante du metteur en scène et quelques-uns des producteurs du spectacle sont impressionné.e.s par la prestation de Cathal.
Quelques semaines plus tard, toute l’équipe (rejointe par l’équipe de plateau et trois acrobates) s’installe dans une sorte de petit manoir situé près du Moulin du Roc, la scène nationale de Niort. Nous y répétons pendant plusieurs semaines sur la grande scène et le spectacle prend forme. Il y est créé début 2002 et ensuite joué à l’opéra de Reims (qui l’a en grande partie produit) puis dans quelques autres salles en France, en Belgique et au Luxembourg. L’année suivante, nous interprétons des versions de concert. Après Qui est Fou (2002-2003), Cathal a participé à deux autres de nos opéras, le Petit Traité Pop du jardin Botanique (2004-2006), La Noce des Platines (2007) et à un projet musical intitulé Tout un Monde de Strates (2013). Un premier disque intitulé Into The Green documente le Traité Pop et La Noce et Qui est Fou fera l’objet d’un second disque en 2021.
À l’occasion de la sortie de son (magnifique) nouveau disque, Cathal a raconté que son expérience durant Qui est Fou a été marquante ; il y a découvert une autre façon de faire de la musique, de se tenir sur une scène et de tourner. Une forme de camaraderie différente de celles des groupes rock également. Il a récemment inclus deux de nos titres (où il chante) dans une playlist qui récapitule sa carrière musicale.
Qu’ai-je appris en collaborant avec Cathal de mon côté ? Beaucoup de choses et dont la liste est certainement trop longue pour que je la déroule ici. Outre avoir la chance de travailler pendant des années avec un artiste dont j’admire la musique et qui est un être précieux, j’ai vérifié avec Cathal qu’il vaut mieux prêter attention à ce qu’un interprète propose et ressent plutôt que d’essayer de l’orienter systématiquement vers ce que l’on voudrait. En procédant ainsi, on découvre alors des tas de choses que l’on ne connaissait pas encore, des mondes et des significations aussi riches que celles que l’on entend dans les disques des autres. Je préfère donc écrire de la musique et imaginer des récits pour des voix, des chanteurs/euses et des instrumentistes dont j’admire la personnalité. Lorsque Hamlet meurt sur la scène, nous sommes ému.e.s par son agonie et nous savons aussi que c’est un acteur qui interprète le rôle. Mieux, nous apprécions la façon dont l’acteur nous fait croire que le personnage est en train de mourir. À bien y réfléchir, cette réflexivité est également très présente dans le rock, nous aimons autant Bowie pour ses rôles que pour sa capacité à les interpréter. Avec Cathal, comme avec Eva Schwabe, j’ai eu la chance de travailler avec des artistes dont la personnalité et les personnages qu’ils/elles incarnent dialoguent et c’est ça que je trouve beau.
Écoutez la musique de Cathal, vous y trouverez du folk, de la musique industrielle, des mélodies pop insensées, des brusques changements d’accords à la fin d’une phrase, des échos de Weill/Eisler, de country, un pianiste qui groove, un orfèvre de la texture musicale et des sons électroniques, une galaxie de personnages et de paysages, une inquiétude quant au devenir du monde, un souci des autres et une voix unique.