Blind Test : Jacno

Jacno / Photo : Eric Fougere via The Guardian

Aujourd’hui, la conscience professionnelle me guide à donner tort à mon ministre (et à ses conseillers à la noix) et à travailler un peu plus que de coutume – ça me dérange pas, j’ai un emploi du temps fait pour ça. Hier, cette même conscience professionnelle pouvait être synonyme de frustration : pour cause de bouclage, elle me faisait rater des rencontres avec des gens qui avaient bercé une partie de mon adolescence – ce qui était d’ailleurs un peu con vu que, de toute façon, on bouclait toujours en retard). Pour cette raison, je n’ai donc pas rencontré Jacno en cette après-midi de 1998 pour discuter de la sortie de son nouvel album d’alors, La Part Des Anges. Mais avec Nicolas Plommée, missionné pour mener à bien cette histoire, on avait préparé un blind test sur mesure pour que l’homme revienne sur cette vie plutôt ahurissante. Parce qu’au-delà des disques, des chansons, Jacno reste pour moi l’un des musiciens les plus fascinants de la musique moderne et sans doute pour cela, l’acteur de l’une de mes interviews favorites, parue dans le mensuel Best au début des années 1980 – oui, à l’heure des listes à tout va (les dix meilleurs disques, les dix meilleurs livres, les dix meilleurs, films, les dix baisers parfaits, les dix plus drôles décisions de Blanquer), je pourrai dresser la liste de mes dix interviews / articles préférés, responsables, peut-être autant que les chansons, de mon désir d’écrire un jour sur la musique –, dans laquelle il détaillait ses passions (The Who, les grands crus de Bordeaux, le végétarisme, les scooters…). Ce blind-test a paru à l’origine dans le numéro 28 de la RPM, puis republié dix ans plus tard, agrémenté de la longue intro qui suit, au moment de la disparition de Jacno. En 2020, ses réponses restent toujours aussi drôles. Et passionnantes.

“Mon premier travail, juste avant de faire de la musique, est délinquant”, confiait Denis Quilliard, alias Jacno pour l’éternité, à notre confrère Christian Eudeline dans l’ouvrage Nos Années Punk (2002). Punk ? Voilà bien une étiquette que notre homme, apte à revendiquer sans prêter à sourire un mot aussi galvaudé que dandy – jusqu’à l’utiliser dans le titre de son autobiographie parue en 2006, Itinéraire D’un Dandy Pop –, a toujours balayé d’un revers de la main, détestant par dessus tout l’idée de mouvement pour mieux cultiver son sens de la singularité. À la tête des Stinky Toys, fondés en 1976 avec sa muse, confidente et amante Elli Medeiros, il s’en va jouer outre-Manche quand ses compatriotes écument le Gibus parisien. “Un endroit où je n’irais même pas pisser…”, clame-t-il à l’époque entre deux bouffées de Gitane et deux gorgées de bière. Mozart et The Who comme référents définitifs (et l’album Sell Out en mètre étalon), sans oublier Kraftwerk et Bowie pour empocher le quarté, tournant le dos à la dope pour lui préférer les grands crus du Bordelais, l’homme est de ceux qui restent fidèles à leurs convictions envers et contre tout. Toujours tiré à quatre épingles, mod à tendance royaliste (antécédents familiaux obligent, du grand-père châtelain refusant de payer les impôts républicains à l’oncle Zeller, général cofondateur de… l’OAS), nonchalant jusque dans sa manière de tirer sur son clope, Denis a toujours eu du style, chevauchant son scooter dans les rues de la capitale, moulinant sur sa Rickenbacker les accords de Lonely Lovers ou Pépé Gestapo ou mimant sur le petit écran les accords au clavier de ses rengaines electropop.

Alors, de ces Toys devenus cultes (deux albums ébouriffants, des live chaotiques) à ses élucubrations solo (une demi-douzaine d’albums, quand même), dans la peau de producteur (pour le Mythomane Étienne Daho, aux côtés d’un Daniel Darc Sous Influence Divine, en compagnie de la jolie comédienne Pauline Lafont, sa compagne tragiquement disparue en 1988) ou celle de l’acteur (L’Auberge Espagnole, Rien Dans Les Poches…), Jacno n’a jamais rien eu du dilettante qu’on aimerait trop souvent nous dépeindre. Non. Il a plutôt retroussé les manches de ses chemises pour se mesurer à l’école hexagonale, toisant le Parrain Gainsbourg et l’oncle Dutronc, pour lequel il a toujours eu une profonde admiration. Et il a marqué de son sceau l’imaginaire collectif, auteur de hits atemporels (au débotté, Lonely Lovers revu et corrigé en Amoureux Solitaires pour et par Lio, Rectangle, Main Dans La Main, Je T’Aime Tant), devenus parfois musique de publicité (Nesquick), bande originale pour le premier court métrage d’un cinéaste débutant (Copyright d’Olivier Assayas, en 1979) ou générique d’émission de télévision (Platine 45).

Par deux fois, ce journal a eu la chance de croiser la route de cet esthète mélomane, qui s’est frotté au rock, à l’électronique, à la pop, à la chanson (à la world, aussi), avant de devenir à son tour le modèle d’une nouvelle génération – Air, bien sûr, mais pas que. La première, c’était à la sortie de La Part Des Anges (1998) ; la seconde, à l’occasion de ce qui restera désormais comme son dernier album, Tant De Temps (2006), un disque annoncé par le croustillant single Le Sport. Entre érudition et sens inné de la citation, il a alors manié son franc-parler avec un sens de la dérision décapant et un humour cinglant. Il s’est emballé, interrogé, expliqué mais sans pour autant se justifier. Car cet homme, qui peut se targuer d’avoir inspiré une chanson à Debbie Harry (Denis), est passé maître dans l’art de n’en faire qu’à sa tête. Une tête bien pleine, évidemment, afin d’appréhender une vie qui ne l’a pas forcément épargné, mais qu’il a toujours su rendre palpitante. Une vie trop soudainement brisée, une sale journée de novembre 2009. D’autant que Denis Quilliard, petit voyou devenu grand musicien, était l’une des rares personnes que nous avons rencontrée et pour laquelle il n’était pas nécessaire d’imprimer la légende. Puisque le plus souvent, la vérité n’avait rien à lui envier.

« Ah, c’est un blind-test… Bon, d’accord, mais je te préviens : je ne dirai pas du mal des gens, c’est contre mes principes. »

Sex Pistols, Submission (1977)


(Il ne reconnaît pas tout de suite et attend la voix.) C’est le couillon avec son accent anglais, Jean Le Pourri. Il a fait mieux que ça. Son groupe, c’était un boys band : le type n’avait même pas le droit de sortir des loges avant que son manager Malcolm McLaren ne l’y autorise. Je l’avais invité à boire un verre dans la salle et lui me répond : “Ah non je peux pas”. Le pauvre… C’était un très bon groupe de rock, mais pas marrant, une vraie bande de crétins. Les types de The Clash, eux au moins, étaient sympas. Avec les Stinky Toys, on rejetait l’étiquette punk que nous collait la presse : on était un groupe de rock qui foutait le bordel, c’est tout. On a non seulement été le premier groupe français à faire la une des hebdos anglais, mais le premier groupe non signé tout court, et tout ça sans manager. McLaren nous avait invités comme d’autres groupes à jouer en Angleterre, dans des conditions épouvantables, pour mieux mettre en avant ses poulains, mais c’est nous que les journalistes ont distingués ! On jouait plus à Londres qu’à Paris par la force des choses puisque personne ne voulait entendre parler de nous ici.

Elli & Jacno, Le Téléphone (1983)


C’est sur le dernier album qu’on a fait tous les deux, pour Les Nuits De La Pleine Lune, le film de Rohmer, en 1984. Bizarrement, c’est sans doute ce qu’on a fait de mieux, avec des moyens, tout ça parce que j’avais sorti Rectangle en solo, un instrumental très Kraftwerk qui a été un succès monstrueux après avoir été boycotté par tous. Du coup, j’avais monté mon propre label, ECM. Mais Les Nuits…, on a eu beaucoup de mal à le faire par ce qu’on s’engueulait, on n’était plus d’accord sur rien, surtout pas sexuellement… (Rires.) La musique et les arrangements, c’est moi, les textes sont d’elle. Je ne me souviens plus très bien de ce qu’elle raconte, c’est en partie à propos de ce qui nous arrivait, sauf que je n’ai jamais gratté à sa porte, je te le promets !

Daniel Darc, Pars Sans Te Retourner (1987)


(Silence.) Après avoir fait l’album Sous Influence Divine avec lui, je ne lui ai plus jamais adressé la parole. Sa maison de disques m’avait contacté en vue d’un single, mais comme j’aimais bien le mec, je m’étais débrouillé pour que ça se transforme en album, enregistré dans d’excellentes conditions. Après, plus de nouvelles, jusqu’à mon album solo T’es Loin, T’es Près, et une invitation à la radio, où le présentateur annonce : “Et en plus il a fait le Daniel Darc que nous avons ici”. Je ne savais même pas qu’il était sorti, et je vois que je ne suis pas crédité, ou bien d’une façon ambiguë, alors que j’ai composé et joué pratiquement tout le truc. J’ai trouvé ça inélégant au possible.

Air, Kelly Watch The Stars (1998)


J’aime bien ces deux gars. Ils ont remis au goût du jour des choses considérées comme ringardes, des arrangements très 70’s, revus et corrigés de façon ludique. L’ensemble gagnerait à être plus “trash”, mais ce qu’ils font me plait. Je les ai rencontrés, il était même question de faire un truc ensemble, ça ne s’est pas fait. J’espère que ce n’est que partie remise. Paradoxalement, je sens les Daft Punk, malgré leur talent, plus calculateurs.

Serge Gainsbourg, Sea, Sex & Sun (1978)


(Interrogé sur la ressemblance avec le phrasé de Je Vous Salue Marie, un morceau de son nouvel album, il prend l’air étonné.) C’est marrant, parce que ça c’est une merde, mais même les merdes, il les faisait avec talent. Il a une façon de découper les mots qui est tout le temps la même, c’est ce qui fait son charme, que ce soit sur de la guimauve, comme ici, ou sur ses meilleurs morceaux. Je serais bien incapable de nier son influence, c’est presque une question d’éducation. Ma famille était catho, pas répressive, mais du genre à préférer le classique au rock. Gamin, j’étais en pension, puis dans des lycées privés. J’étais mineur quand j’ai signé mon premier contrat, mes parents l’ont fait en mon nom, ce qui était tout de même mieux que ce que je faisais avant, puisque parti de chez eux à quinze ans, j’étais devenu délinquant, du style à voler dans les FNAC. J’en ai pris pour treize mois avec sursis.

Blondie, Call Me (1980)


Ce morceau-là n’est pas le meilleur : le top, c’est Denis, comme mon prénom… Elle, je l’adore, ce qu’elle a fait avec Giorgio Moroder, qui est le premier à avoir utilisé des séquences en boucle, était ultramoderne. Là, oui, il n’y a plus d’équivalent aujourd’hui de ce que pouvait représenter Blondie à l’époque. Atomic, ressorti pour la Coupe du Monde de Football, tient toujours le choc. Je m’en suis souvenu pour La Part Des Anges. (Rires.)

Jacques Dutronc, La Vie, L’Amour, C’est Dingue

NDLR 2020 : Le morceau est totalement absent de la toile !
(Il reconnaît, mais demande de le laisser un peu.) Top niveau ! C’est marrant, ça me donne envie de l’écouter. J’aime beaucoup quand il chante ces trucs, limite glauque, entre deux eaux. Ce genre de chansons, salutaires, relativise tes propres humeurs suicidaires. Pour rester dans la même bande, sans mauvais jeu de mots, quelqu’un comme Françoise Hardy n’a chanté que des trucs comme ça pendant trente ans, dont Le Cafard, que j’ai d’ailleurs repris. Quant à lui, c’est un peu comme ce que disaient les profs à mon sujet : “Il brille par son absence”. Mais le thème de mon nouvel album, ce n’est pas l’absence, c’est la fuite, ce qui n’est ni nouveau, ni fini de ma part. J’ai écrit un titre qui s’intitule Les Filles De L’Air pour le prochain disque de la chanteuse Axelle Renoir. Pour en revenir aux choses tristes, la mort de Nino Ferrer m’a vraiment bouleversé, d’où la reprise de cette merveille que reste Le Sud en fin d’album. C’est tout de même un type qui a écrit une chanson sur l’arche de Noé vue par ceux qui avaient été abandonnés aux flots !

Fatboy Slim, Going Out Of My Head (1996)


C’est Fatboy Slim. Son idée de départ n’est pas mal, je suis fan des Who, mais il manque l’essentiel, au sens de l’essence. Mick Jones avait déjà repris le riff de Can’t Explain pour Contact, un morceau de Big Audio Dynamite à la fin des années 80. Là, c’est encore plus gonflé, c’est le morceau en entier avec un peu de saupoudrage par-dessus. Ce que j’aimais dans The Who, par rapport à leurs contemporains, c’est qu’ils expérimentaient tout le temps en plus de foutre la merde. Je les ai vus à l’âge de 13 ans à La Fête De L’Huma. Ils jouaient tellement forts que tout a disjoncté au finish ! (Rires.) Du côté des groupes britons actuels, j’ai du mal avec Oasis, leurs paroles sont trop débiles. Je préfère Blur, j’adore Radiohead et j’apprécie également Portishead ou… Geneva !

Dominique A, Le Twenty-Two Bar (1995)

Ouais, Dominique A… C’est un copain qui a fait le clip, alors je connais. Je reçois beaucoup de disques, mais contrairement à beaucoup, je les écoute, souvent n’importe comment, parce que si j’accroche sur un titre, je bloque dessus jusqu’à lassitude et j’écoute le reste six mois après. A vrai dire, je préfère Miossec, surtout pour son attitude lorsqu’il passe à la télé : c’est ma notion de la normalité. Et j’ai entendu son dernier single, Le Voisin, très très bien.

Gloria Gaynor, I Will Survive (1978)

J’ai fait la musique du spectacle pour l’inauguration du Stade de France avant la Coupe du Monde, dont un morceau, O.A.O., a fini sur l’album. Il y a eu un appel d’offres, d’où branle-bas de combat énorme parmi le gros showbiz français. Et moi, j’ai proposé ce truc à la John Barry, repris par mille choristes et les quatre-vingt mille pingouins dans le stade ! Mais je ne connais rien au foot, je sais qu’il y a un ballon et deux buts, c’est tout ! (Rires.)

APHEX TWIN, Windowlicker (1999)

(Il ne connaît pas mais demande à écouter le morceau en entier.) C’est pas mal, mais je préfère le côté mélodique à la rythmique, qui se contente d’accumuler les clichés. Je n’ai jamais écouté avant, mais ça mériterait d’être creusé, ça fourmille d’idées. D’après ce que tu me dis de ses vidéos, ça devrait me plaire. Tu sais que j’ai quand même joué et écrit les dialogues d’un court-métrage basé sur un fait divers réel où des types avaient piqué une urne funéraire pour la sniffer !

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