#38 : R.E.M., It’s The End Of The World As We Know It (And I Feel Fine) (I.R.S. Records, 1987)

R.E.M., la fin des haricots ?

Celle-là, je l’aurai longtemps tenue en laisse, laisse sur laquelle elle n’a cessé de tirer. D’entrée j’ai pensé la renvoyer ad patres, au mieux au chenil. Il fallait m’en débarrasser, l’oublier au plus vite, elle puait trop l’évidence. Sur n’importe quel blog, dès les premières heures de la pandémie, des types – ou des filles, des femmes, je ne m’y retrouve plus, désolé Caroline, et tou.te.s mes respects inclusif.ve.s – se seraient empressés de la mettre en avant, pour mieux l’exécuter en quelques lignes. On a dû la croiser partout, engluée dans la toile, dans chaque impasse Tweeter, ou pire, sur des sites d’actu en continu – racontez-moi, je n’y étais pas. Et puis les semaines et les posts se sont succédés, beaucoup de disques nous ont épuisés, les munitions sont venues à manquer. Alors, quand redoublant d’insistance elle s’est à nouveau présentée, j’ai fait preuve de mansuétude, même si elle est loin d’être ma chanson de R.E.M. préférée, ou la plus représentative du génie (ooops, un gros mot !) des quatre d’Athens, Stipe, Buck, Mills, Berry, carré magique, même sans ballon.


Car, au risque de mettre dans l’embarras les jeunes générations, j’affirme que R.E.M. peut se targuer d’avoir été le meilleur groupe du monde. Ou pas loin. Reste maintenant à savoir quand. Dans la seconde moitié des années 80. Avant ? Pas au-delà. Ou si, mais juste pour une récidive automatique, en 1992. Allez, disons pendant cinq ans et cinq albums, entre 83 et 87, et encore on étreint large. Compliqué le cas R.E.M., finalement.
Il y a peu, dans ce numéro de Libé en hommage à Christophe, un numéro qu’on gardera longtemps, pour relire ce Grand Chelem de textes parfaits, JC Menu, dessinateur et éditeur pour qui j’éprouve une admiration non feinte – je ne saurai que trop vous conseiller de (re)lire d’ici la fin du confinement Livret de Phamille, il se peut que inconsciemment ou non, j’en ai ici plagié des bouts –, Menu donc, à la question « le disque que tout le monde aime et que vous détestez ? » répondait Smiths et R.E.M. Je conçois parfaitement qu’on puisse prendre les Smiths en grippe, et leur préférer Royal Trux ou Jesus Lizard. Concernant R.E.M., je crains que JC Menu se soit focalisé sur certaines simagrées ou rodomontades de Stipe, à moins que ce soit simplement le fameux arbre qui cache la forêt luxuriante, ce Losing My Religion qui peut faire perdre latin et discernement. Car j’ose imaginer (mais je me plante peut-être dans les grandes largeurs) que s’il s’était un tant soit peu arrêté au début des 80’s sur les passionnants balbutiements du groupe, il ne l’aurait guère ainsi balayé d’un revers de main.
Sans aller jusqu’à aborder la passion, Talk about the context, marmonnerait Stipe. En juin 83, face à Murmur, je me heurte à quelque chose qui ne cesse de m’échapper. J’y passe pourtant des heures et des heures, et je ne suis sûrement pas le seul à me demander de quoi R.E.M. est le nom. Groupe inassignable et premier album (on découvrira Chronic Town, mini-lp antérieur quelques mois plus tard) recouvert d’un voile aussi épais que le treillis de kudzu, plantation pour le moins envahissante ravageant certains coins du sud des États-Unis, qui orne la pochette. Pour s’y retrouver, la presse a tôt fait de semer des petits cailloux ou de tenter de se rattraper aux branches des références. Comme les guitares carillonnent et pépient, les Byrds sont rapatriés dans la volière de façon assez systématique, jusqu’au moment où Pete Buck déclare ne connaitre de la bande à McGuinn qu’un unique titre (Eight Miles High ?) entendu dans une pub pour produits ménagers. Le Velvet est cité en renfort, mais on n’est guère plus avancé vu qu’à l’époque on l’extrait du souterrain dès qu’un groupe un tant soit peu louvoyant et intéressant pointe le bout de son nez. Un autre nom, jusque là inconnu à nos oreilles, apparaît : Big Star. On a peut-être qui prennent la poussière à la maison une paire de 45 tours des Box Tops (allez, The Letter et Choo Choo Train) mais évidemment on ne fait pas le rapprochement et la caution Alex Chilton reste lettre morte.
L’autre point d’ancrage, plus efficient pour moi, est d’ordre géographique. R.E.M. vient d’Athens, Georgia, comme les B-52’s, mais ça n’a rien à voir – même si Kate Pierson viendra pousser la chansonnette sur Shiny Happy People. A quelques encablures de là, en Caroline du Nord, il y a ce groupe de Winston-Salem qu’on a appris à adorer, les dB’s, menés par Chris Stamey et Peter Holsapple. De ce dernier, j’ai dit quelques mots ici-même, dans le #13. C’est lui qui fait le lien entre le groupe de Michael Stipe et Mitch Easter, membre officieux des dB’s. Et c’est Easter, dans son studio de Charlotte, qui enregistre et produit les premiers disques de R.E.M, Chronic Town et Radio Free Europe early version (1981) compris. Ca peut paraitre idiot, mais ce sont, dans l’écoute, les allers-retours incessants entre Stand For Decibels et Repercussion (dB’s donc, et évidence pop) d’une part, et Murmur de l’autre qui achèveront de me désinhiber vis-à-vis de R.E.M.
Radio Free Europe, qui ouvre l’album, au moins on pouvait la chantonner (enfin, juste le titre et une poignée de mots en yaourt), parce que pour le reste on n’entravait que pouic. Quand la vaguelette mumblecore, emmenée par Andrew Bujalski ou Alex Ross Perry, est venue titiller les orteils du ciné indé américain il y a une dizaine d’années, je me suis demandé ce qu’elle devait au chant de Michael Stipe, à cette façon d’enrober dans de la ouate pour mieux les avaler ensuite des paroles incompréhensibles. Et je pense que la fascination que j’éprouvais pour les chansons de R.E.M. tenait aussi à cette opacité sonore et sémantique. Qu’était-ce donc que ces histoires de Kiosque moral, ou de Loups, plus bas ?
Tout cela va, très légèrement, se décanter au printemps suivant avec la parution de Reckoning en 1984. Mitch Easter a davantage dégagé l’écoute, le son est à la fois plus clair et plus brut – toujours cet entre-deux insaisissable -, les Rickenbaker cristallines autant que tranchantes, et l’équilibre plus marqué entre morceaux rapides (Little America, Second Guessing, futurs favoris des planches) et ballades à tomber (Camera), même si les titres mid-tempo se taillent encore la part du lion. Surtout, au même moment (l’album était à peine sorti), on découvre pour la première fois le groupe sur scène, à l’Eldorado, une salle de Strasbourg Saint-Denis où on fera une large partie de notre éducation. Et là, la donne n’est plus la même. On ne doit pas avoir plus d’une dizaine de concerts derrière soi, alors forcément l’assise rythmique Berry-Mills impressionne salement, tout autant que les chœurs que le bassiste à lunettes délivre parfois avec une grâce infinie. Mais c’est le ballet (ou la partie de cache-cache) qui s’opère entre la Rickenbaker de Pete Buck et la gestuelle désordonnée de Stipe (une version américaine et rurale, limite Bible belt – mais fringué vraiment pécore ce soir là – de John Lydon) qui s’imprime durablement sur la rétine. Après une introduction country qu’on n’identifie pas (Johnny Cash, tu penses, on en est encore loin), les titres s’enchaînent avec une énergie et une spontanéité enjouée que les disques n’avaient pas laissé entrevoir. En élève attentif on note qu’ils reprennent le Velvet (Pale Blue Eyes) et T. Rex (20th Century Boy), ce qui en l’espèce ne nous avance guère. 18 mois plus tard, octobre 85, toujours à l’Eldorado (avec Jipé Nataf et Les Innocents en première partie), ce sera en rappel un medley Lovin’Spoonful / Aerosmith / Television qui pour le coup nous donnera du grain à moudre.

Autant je me souviens de ces deux sets inflammables période Reckoning et Fables of the Reconstruction, autant je garde en mémoire le concert de juin 89 au Grand Rex (mais avouons-le, principalement pour les Go-Betweens en ouverture), autant je ne conserve rien, aucune image, aucun son, de La Cigale en septembre 87, concert où R.E.M. a dû jouer ce End Of The World censé nous occuper. J’y étais pourtant. Mais ai-je oblitéré tout ça parce qu’à l’époque l’album Document m’avait laissé sur ma faim – ou, soyons plus juste, que la production de Scott Litt m’était restée sur l’estomac ? C’est pourtant un bon disque, principalement la face A, et aujourd’hui je réécoute avec un réel plaisir l’enchainement du Strange de Wire avec ce single apocalypto-épileptique. Stipe ne marmonne plus depuis longtemps et s’en remet à une élocution standard pour délivrer des chansons plus ouvertement politisées. Pourtant, sur la course de haies de It’s The End Of The World, faut s’accrocher pour retenir des bribes de textes, tenter de remettre tout ça en ordre et donner un quelconque sens à cette écriture automatique. On en serait presque à retrouver, sur un versant opposé, le Stipe inintelligible des débuts, celui qui gardera toujours notre préférence. It’s The End Of The World As We Know It est de l’ordre de la prouesse vocale véloce pas totalement gratuite, guère éloignée finalement (mais en mineur quand même) du This Town Ain’t Big Enough For Both Of Us des Sparks (cf #29), le type de chanson qui ne s’essouffle pas avant que soyons nous même sur les genoux. Comme avant-hier chez les Boo Radleys, Lenny Bruce vient cogner au carreau sans qu’on sache très bien ce qu’il fait là. Remarque, il est plutôt bien entouré, entre Leonard Bernstein, Leonid Brejnev et Lester Bangs, ce qui permet à Stipe de rendre hommage au premier passeur, découvert par hasard et à 15 ans dans les pages de Creem.

Bon, ayant laissé (outre l’heure filer) un œil fureter sur le net en rédigeant cette chronique, je m’aperçois seulement maintenant que le titre est depuis six semaines remonté dans les charts, que Stipe avait, le jour de la Saint Patrick, fait de la retape pour les gestes barrières et expliqué que c’était le As We Know It du titre qui importait. He feels fine et j’ai l’air fin. J’aurai dû m’en tenir à mon impulsion première, ça m’apprendra. Pas la fin du monde ni même des haricots, n’empêche. Autant en profiter pour remettre Chronic Town sur la platine et tenter enfin de décrypter cette histoire de Jardinage Nocturne.

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