Vingt-deux étés

Quelques souvenirs en format fiction pour les 30 ans à venir de « Paris ailleurs » d’Etienne Daho

Etienne Daho
Etienne Daho au dos de la couverture de « Paris Ailleurs »
C’est un dimanche de pluie dans une petite ville de la banlieue avignonnaise, un dimanche de décembre, et Nicola, pour une fois, a devant lui de longues heures libres. Ce n’est pas un jour de match – il a joué la veille en lever de rideau de l’équipe sénior – et le travail scolaire est fait. Nicola va, comme on dit, sur ses dix-sept ans, et en dehors du football, la musique est sa principale passion, celle qui vient d’Angleterre et de Manchester en particulier – sans doute faudrait-il ajouter à cela le lien fort qui le lie à Marianne, son amoureuse du lycée.

Nicola attend la fin du repas, et que la pluie cesse ou du moins se calme. Certes, il n’est pas le portrait type du garçon méditerranéen, mais il a, collé au corps, l’amour du soleil et des ciels bleus. Alors il râle un peu, s’impatiente, cesse d’attendre et enfourche sa petite moto noire Yamaha pour rejoindre le grand centre commercial à une dizaine de kilomètres du lotissement familial. De façon inexplicable, les magasins demeurent ouverts jusque tard dans la journée, et Nicola garera sa moto devant les vitrines du disquaire, il sait, de façon certaine, qu’il trouvera ce qu’il cherche : Paris ailleurs, le dernier album d’Etienne Daho, sorti dans la semaine. Nicola emprunte les petites routes, celles qui longent la voie ferrée, la maison et sa piscine à l’abandon, les prés où il a plaisir à se cacher avec Marianne lorsque les beaux jours et les herbes hautes le permettent.
Il connait le chanteur français depuis l’album précédent, Pour nos vies martiennes, et un de ses titres phares, Bleu comme toi. Mais à l’époque, Nicola était trop jeune pour aimer le disque dans son intégralité, il se contentait de monter le son et de fredonner le refrain lorsque le tube passait dans le poste de l’autoradio. Aujourd’hui, il a l’âge, ses goûts ont évolué et se sont éloignés pour toujours d’une musique qu’il qualifie, avec une légère morgue, de commerciale. Nicola a l’âge et il peut comprendre ce que raconte le disque, s’identifier même parfois lorsqu’il s’agit de partir à la découverte de celle qu’on aime, se cacher dans des ruelles fantômes sans savoir où mènent ces tourbillons, cette valse d’avions. Oui, dès la sortie de Saudade, premier single extrait de l’album, Nicola s’est emparé des mots d’Etienne Daho, des mots qui parlent à son cœur de garçon sensible. Etienne Daho évoque peut-être, dans ce premier titre, la ville de Lisbonne, mais Nicola préfère penser qu’il s’adresse à l’être aimée, et du reste cette indistinction, cette incertitude lui plaisent. Si Nicola est d’emblée charmé, c’est la sortie du deuxième single, Des attractions désastre, qui le fera tomber en amour. Du clip d’abord qui montre Etienne Daho courir dans les rues d’une ville américaine, Nicola imagine la ville de New-York, et les sirènes hurlent, les enseignes lumineuses des cinémas sulfureux clignotent, les flashs crépitent; il est là le tourbillon dans lequel le chanteur se perd, avec joie ou inquiétude, on ne sait pas, les paroles n’aident pas à savoir. Elles laissent deviner un Daho en plein cœur de l’ivresse, au milieu du chaos, à New York, au Café Reggio, et ces noms suffisent à déclencher en lui la rêverie. Nicola est jeune mais il pressent qu’il veut une vie romanesque, et le refrain – Ooh j’aime tout, je veux goûter à vous / Ooh j’aime tout, j’veux me donner à vous– dit ce qu’il espère de la vie. Et c’est au moment du refrain que le clip passe du noir et blanc à la couleur et qu’apparaît – Nicola se souvient qu’il avait prononcé devant ses amis du lycée le terme d’apparition – Edith Fambuena et ses cheveux bruns et courts, sa peau très blanche, son look de garçon avec ses manches relevées, sa guitare rouge et blanche. Ils sont dos à dos, ils dansent, Edith Fambuena sourit souvent, elle fait les chœurs, produit un riff mémorable qui donne à la chanson un aspect soul et un groove très entraînant. Par chance, le clip passera souvent à la télévision, et Nicola le connaitra par cœur , et il ne sera pas le seul, parmi ses amis, à être conquis par Edith Fambuena. Nicola, enfin, n’explique pas pourquoi la voix d’Etienne Daho est si souvent moquée : il n’aurait pas de voix. Nicola, en revanche, l’aime pour sa blancheur, sa neutralité qui n’empêche pas une forme de langueur, une légère préciosité, quelque chose d’un peu désabusé, il l’aime lorsqu’elle se fait mélancolique dans les deux derniers couplets du titre adoré. Nicola ne les comprend pas de façon claire, il entend que la ligne de fuite s’est brisée et qu’Etienne Daho ou celui qui est mis en scène dans la chanson souhaite abandonner ses attractions désastre, il ne saisit pas le sens exact de cette dernière expression mais il l’a notée dans son carnet parce que ça sonne bien, a-t-il l’habitude de dire. Et Nicola veut avoir vingt-deux étés, et que Marianne vienne avec lui faire l’avion.
Dans le magasin de disques, Paris ailleurs est partout, en vitrine, à la caisse, dans les bacs du rayon indé – et Nicola aime dire qu’il écoute de la musique indé -; il ne tergiverse pas, trouve la pochette et le portrait d’Etienne Daho, avec des timbres sur la pommette gauche, magnifiques, il aime le noir et blanc très contrasté, et l’intensité du regard du chanteur rennais. Par chance, la pluie a cessé, l’après-midi ne fait que commencer, Nicola prend le même chemin qu’à l’aller mais il bifurque à gauche après le pont qui soutient la voie ferrée, il entre dans un autre lotissement, celui du Clos Serein, celui de Marianne. Nicola veut partager la première écoute du disque avec son amoureuse. L’excitation se mêle à la fébrilité, les goûts musicaux de Marianne ne sont ni les siens ni ceux de son âge ; la grande chanson française, comme on la nomme, a ses faveurs, et son âme ne semble pouvoir frissonner qu’à l’écoute de Barbara. Qu’importe, se dit Nicola, il arrive vite, freine brutalement, les roues dérapent sur le gravier, il sonne. Marianne est prévenue, ses parents ont déserté la maison pour la journée, elle ouvre la porte et ses bras pour accueillir l’excitation et la joie de Nicola.


Paris Ailleurs d’Etienne Daho (1991, Virgin)

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