La nouvelle est tombée autour d’une heure ce matin, sèche comme les premiers coups de caisse-claire de Gangsters, le mirifique single inaugural des Specials. Terry Hall est mort, il avait 63 ans. Connecté de manière déraisonnable aux réseaux sociaux, on ne peut part dire que nous manquions de RIP. Certains ont cependant davantage de poids lorsqu’ils concernent des femmes et des hommes qui nous ont appris à grandir, qui nous ont montré le chemin et, pourquoi pas, bouleversé notre vision du monde en profondeur. Terry Hall était de ceux-là, incontestablement. A tort ou à raison, la première partie de la carrière de cet humble héros est la plus exposée. Il faut dire que le temps de deux albums et d’une poignée de singles ravageurs, les Specials ont profondément modifié la cartographie pop de leur temps. Ils ont également posé quelques jalons pour la suite. Mais réduire Terry Hall aux seuls Specials, aussi déterminants soient-ils, serait évidemment une grossière erreur. A travers ce parcours bourré de tiroirs secrets et de tentatives placées sous le signe du défrichement, Hall a fait mieux que survivre à l’agonie du combo dirigé par le visionnaire Jerry Dammers. Mieux encore, les préceptes de ce dernier, de sa volonté d’inventer un nouveau langage jusqu’à son engagement pour une réelle mixité culturelle, semblent avoir incidemment guidés la trajectoire du Buster Keaton de la pop britannique.
Dès 1978, année zéro de la pop moderne, les Specials AKA de Conventry se faisaient une place dans un paysage fragmenté au sein duquel se côtoyaient déjà les multitudes de courants grossièrement regroupés sous des termes aux contours mal définis. Post-Punk ? New Wave ? Mod revival ? Synthpop ? La liste est extensible à l’infini mais où se trouvent exactement The Specials AKA dans ce foutoir ? Partout et nulle part à la fois. Comme leurs collègues de Madness, The Selecter, Bad Manners et autres Bodysnatchers, le groupe dans lequel évolue Terry Hall doit beaucoup au legs jamaïcain de l’axe 62-66, Prince Buster et les Maytals en tête. Mais à l’instar de Madness, ces jeunes gens ont un goût pour le métissage et les mariages esthétiques et, surtout, ils possèdent un talent insolent dans l’art de la composition parfaite. Produit par un Elvis Costello en quête de réhabilitation après une fâcheuse sortie de route, le premier album du groupe parait au mois d’octobre 1979.
Il est dénué de titre, tout est déjà parfaitement résumé dans le nom du septette. Pas de titre et pas de crédits superflus non plus. Au verso d’une pochette devenue légendaire, seul le prénom des musiciens est discrètement mentionné. The Specials n’est pas un groupe, c’est un gang comme le furent pour quelques années les Rolling Stones, comme le seront brièvement les Smiths dans la décennie suivante. Cette nuance est d’une importance capitale. Chez les Specials, on est en mission. Il s’agit certes de rendre hommage au ska et au rocksteady qui ont scellé un destin commun, mais il s’agit également de prendre fermement position dans une Angleterre qui débute à peine la période morose des années Thatcher. L’esprit des Specials de cette ère est, et restera, un modèle auquel pourra se référer le Clash de Sandinista comme le Gorillaz des premiers disques. Car derrière les quelques reprises des Maytals, de Rufus Thomas ou de Dandy Livingstone, les Specials alignent déjà quelques chansons immenses, marquées pour beaucoup par une grande liberté de mouvement et par des textes d’une finesse remarquable. Elles portent pour la plupart la signature de Dammers mais elles sont portées par la voix diaphane de Terry Hall ; l’une des plus saisissante de la pop anglaise. L’une des grandes réussites de ce disque réside dans sa faculté à trouver un équilibre entre l’énergie et l’aspect dansant des sixties jamaïcaines, et une sensibilité harmonique typiquement britannique, propulsée dans les années grises que traversent alors la Grande-Bretagne.
Ce coup de maître ne restera pas esseulé et, douze mois plus tard, un album encore plus spécial viendra définitivement ajouter le nom du groupe parmi les classiques de la grande histoire de la pop anglaise. Car More Specials est un monument ; le genre de disque dont on ne se remets jamais tout à fait. Il reste bien quelques traces de l’énergie brute déployée plus tôt sur Concrete Jungle, mais une autre teinte est venue s’ajouter à la musique proposée par le groupe. De l’étrange relecture de Enjoy Yourself à sa reprise en fin de disque, l’album est traversé par une succession de trouvailles et de combinaisons stylistiques qui, 40 ans plus tard, étonnent toujours par leur modernité et leur audace. More Specials fait partie de ces rares disques qui contiennent suffisamment d’idées pour amener de nouvelles surprises à chaque écoute. Il est aussi celui qui dévoile toute la sensibilité pop de Terry Hall, le temps de fulgurances qui ont pour titres : Rat Race, Do Nothing ou Stereotypes , trois titres vers lesquels Damon Albarn est probablement revenu deux ou trois fois. Deux albums de cette trempe auraient fait le bonheur de beaucoup mais la chapitre Specials, première période, ne devait pas en rester là. Le traumatisant Ghost Town, un sérieux concurrent au titre de plus grand single des années 80, promettra brièvement une année 81 en forme d’apothéose.
Il n’en sera rien. Ghost Town restera le chant du cygne de ces Specials première mouture, un testament dont on mesure encore l’impact après toutes ces années. Signe des temps, ce single était complété par une des plus belles face B de la carrière du groupe. La chanson s’intitule Friday Night, Saturday Morning et elle porte la signature de… Terry Hall. La dissolution des Specials n’avait pas mis un terme au parcours du chanteur et dès lors compositeur. Il ne faisait au contraire que démarrer. Las de l’emprise totale qu’exerce Dammers sur les Specials, Terry Hall décide de quitter le navire afin de s’offrir un futur ; de laisser libre court à des inspirations pour le moins variées. Du groupe originel, Hall n’efface pas pour autant toutes les traces. Sa nouvelle formation est assemblée en cours d’année 81. Elle compte dans ses rangs Lynval Golding et Neville Staple. C’est avec ces Fun Boy Three que débute pleinement la carrière d’un auteur-compositeur aussi singulier qu’aventureux, aussi pointilleux que mélodiquement redoutable. A l’instar de Paul Weller aux commandes du Style Council, Terry Hall envisage l’épopée Fun Boy Three comme un terrain de jeu propice à l’expérimentation, comme une terre vierge de toute contrainte stylistique. Parfois bancal mais régulièrement enthousiasmant, l’album sans titre que publie le groupe en 1982 traduit parfaitement l’état d’esprit de cette pop lunatique à laquelle Hall semble bien décidé à imposer ses idées. Dans l’antre du Bridge studio londonien, Terry Hall et ses deux complices mettent en boîte onze titres qui semblent se débattre pour échapper à toute forme de pop music répertoriée jusqu’alors. Voix d’outre-tombe, rythmique tribale, les premières mesures de Sanctuary promettent une plongée dans un monde inconnu. Le fascinant Way On Down précise encore un peu plus l’idée que se font les trois musiciens du One of the most wonderful recordings of our time crâneusement annoncé au verso de la pochette. Avec le renfort de Bananarama, trio féminin promis à un imminent triomphe commerciale, Fun Boy Three parvient à relever un pari que l’on imagine présent à l’esprit de Terry Hall : tordre le coup à la fatalité qui ferait de lui l’ex-chanteur des Specials pour le restant de ses jours. Et si le premier disque du trio n’impose que par intermittence l’idée d’un second chapitre à la hauteur des espérances, il dépose cependant ici et là quelques raisons d’attendre une œuvre majeure. Celle-ci arrivera bel et bien quelques mois plus tard sous le titre trompeur de Waiting. Car manifestement, le groupe ne s’est pas accordé le temps de souffler avant de commencer à plancher sur la suite de son émancipation du courant 2 tone. Du Terry Hall de la période 79-81, on connaissait le goût pour la musique jamaïcaine et quelques formations estampillées punk, on devinait également celui pour la pop traditionnelle des Kinks ou des Small Faces. Celui de 83 nous amènera à y ajouter les noms de George Geshwin et de Burt Bacharach, tout comme celui de David Byrne, appelé contre toute attente à la barre pour produire ce deuxième LP. Que peuvent bien avoir en commun l’ancien Specials et l’homme de Talking Heads ? L’avenir se chargera de répondre à cette interrogation et de faire ressortir l’intérêt commun que les deux hommes portent à des musiques qui dépassent aisément le strict cadre de la pop. Avec une manière qui n’est pas sans évoquer celle d’un Elvis Costello, Waiting se présente comme un condensé des inspirations de Terry Hall. L’ombre des Specials est perceptible sur le ska titubant de Going Home, alors que Tunnel Of Love lorgne vers les grands espaces et anticipe déjà la pop ouvragée de l’aventure Colourfield. Grand disque de pop panoramique, Waiting traduit, jusque dans sa pochette, la distance parcourue par Hall est ses deux acolytes depuis l’explosion du revival ska de 79. Est-ce cette volonté d’être en mouvement perpétuel qui a guidé une carrière marquée par une relative confidentialité ? S’il est difficile de l’affirmer, il est revanche évident que la succession d’identité qui accompagne le parcours de Terry Hall auront contraint l’idée d’un plan de bataille taillé pour le succès grand public. De fait, après deux disques avec les Specials, puis deux albums sous l’identité Fun Boy Three, Terry Hall est une nouvelle fois ailleurs. En réunissant Toby Lyons et Karl Shale, auxquels s’ajoutent quelques invités parmi lesquels figure Pete De Freitas (Echo & The Bunnymen), Terry Hall livre le troisième acte de son aventure musicale sous le nom The Colourfield. Et c’est sans doute avec Virgins & Philistines, un premier album publié en 1985 que Terry Hall cesse définitivement d’être un ex-Specials pour rentrer dans le cercle très fermé des grands auteurs, chanteurs et compositeurs de la pop britannique. De l’époustouflant Thinking Of You, chaînon manquent entre l’élégance de Eden (EBTG) et la grâce des Pale Fountains, jusqu’au magnifique Sorry qui clôture l’album, ce premier disque est un coup de maître. Un immense disque pour Terry Hall, un jalon pour la pop moderne. Après une telle entrée en matière, la suite aura, en dépit de beaux moments ici et là, un goût d’inachevé. Cette sensation sera confirmée par le bien nommé Deception, un disque en demi-teinte qui a la cruelle responsabilité de refermer le chapitre Colourfield après moins de trois ans d’activité discographique. Et c’est peut-être à ce moment que beaucoup ne voit en Terry Hall qu’un chanteur condamné à un relatif anonymat, responsable d’une œuvre où se croisent trop souvent fulgurances et baisses de régime. Les plus fidèles auront cependant pris le temps de s’adapter au rythme et au mode opératoire qui, de toute évidence, n’ambitionne pas de décrocher un succès mainstream. Ceux-là auront accueillit avec intérêt le bref épisode Terry, Blair & Anouchka qui, à défaut d’avoir séduit le plus grand nombre avec ses Ultra Modern Nursery Rhymes, aura ajouté quelques belles chansons au catalogue d’un artiste alors à la tête d’une œuvre aussi épaisse que tentaculaire. Il faudra attendre la première moitié des années 90 pour que Terry Hall se décide à publier sous son seul nom. Accompagné par Craig Gannon, ancien Aztec Camera et ex-intérimaire chez les Smiths, et produit par l’épatant Ian Broudie, Home confirma en 94 que nous avions raison de suivre fidèlement cet homme-là. Le magnifique Forever J et sa mélodie XXL laissait alors penser qu’il serait possible pour Terry Hall de s’offrir une carrière solo comparable à celle menée par Paul Weller, au moins sur ses terres. Trop humble et trop discret, trop convaincu d’être assez ennuyeux, comme il le confiera aux Inrockuptibles à l’automne 94, Terry Hall aura poursuivit sa route à distance de la hype et de l’engouement éphémère mais avec une fraîcheur et une générosité jamais prise à défaut. De Laugh, son deuxième album solo, à l’étonnant The Hour Of Two Lights enregistré en compagnie de Mushtaq Omar Uddin, du curieux Vegas mis sur pied avec Dave Stewart à son tardif retour aux Specials, an passant par ses collaborations avec Tricky (Nearly God), Gorillaz, Silent Poets et autres Dub Pistols, l’empreinte laissée par ce grand homme est inestimable. Il faudra un jour raconter cette histoire dans le détail. Pour l’heure, il nous reste une multitude de chansons inoubliables dont certaines figurent ici, sur cette belle sélection réalisée par Christophe Basterra.