Climats #6 : Alan Dunham, Jean-Jacques Schuhl, Deniz Gamze Ergüven

Dudley et Eunice
Dudley et Eunice


This could be the saddest dusk ever seen

You turn to a miracle high-alive
Michael Stipe

Peut-on écouter Vauxhall and I de Morrissey sous le franc soleil de juillet ? Et un Antônio Carlos Jobim empêtré dans un crachin de février, c’est toujours du Antônio Carlos Jobim ? Climats met en avant les sorties disques et livres selon la météo.

L’anti-cyclone arrive

« Je n’aime pas les gens qui ne connaissent pas la colère. » Et voilà Paul reparti dans une de ses considérations hasardeuses. J’attendais toujours ce moment de la soirée où il allait balancer sa sentence définitive sur la musique, les gens, l’amour ou le sport. Il me demanda, très sérieusement, après une longue pause : « Tu te souviens de Sybille? » et j’avais envie de lui réciter tout ce que je connaissais de Sybille – ses petites épaules rondes, ses cheveux châtains presque en flammes, ses longs cils alourdis de mascara, sa robe en jean qui lui laissait le dos nu, ses collants constamment filés. Mais je restais dubitatif…. « Ah, ouais… Sybille. » Et Paul me confia que c’était Sybille qui mit un terme à l’une de ses vieilles croyances. Il avait connu un temps où il faisait écouter les chansons qui, pour lui, symbolisaient le mieux la femme qu’il aimait. Il avait eu une grosse période Daniel Johnston concernant un amour platonique avec une fille qui s’appelait Sophie Maïer. Il fut consterné des remarques, des ricanements. Ce fut pareil avec Will Oldham, Smog et Silver Jews. Toute l’émotion qu’il plaçait dans ces artistes s’évaporait cruellement devant l’indifférence de l’être aimé. Alors il me raconta comment il s’était retrouvé dans le lit de Sybille en écoutant Alan Dunham, comment il respirait le parfum de la jeune femme, comment il caressait ses seins magnifiques… et tout deux, tremblants à l’unisson, face aux mélodies douces amères de Dunham. Et c’est vrai qu’elles sont merveilleuses ces chansons pop et innocentes. Elles reprennent, avec obsession, le génie des Beatles. Car Dunham partage avec Daniel Johnston ce sublime bégaiement empreint de pureté et de salissures. Dans son unique album Flying Alone, on y entend des enfants mièvres qui jouent très sérieusement au jeu de l’amour.

Du gris sur les plaines

Et ce fut comme une apparition, pour Paul, ce jeu des passions musicales avec Sybille. Elle se trouvait petite et trop ronde, portait admirablement les baskets blanches et avait tout un tas de tatouages. Je ne m’en souviens pas trop de ces tattoos, car j’essayais de ne pas trop la regarder. Je ne voulais pas que Paul puisse voir à quel point le charme de Sybille opérait. Je les imaginais juste enlacés en écoutant des musiques tristes. Elle était drôle et beaucoup plus intelligente que nous. En lisant le nouveau roman de Jean-Jacques Schuhl, Les apparitions, je les vois chuter ces deux là et repense à la phrase de Paul : « Je n’aime pas les gens qui ne connaissent pas la colère. » Schuhl décrit superbement ces déclins au ralenti, ces fantômes de chairs et de villes. Il n’y a pas de colère dans ce court livre, il n’y a que du passé.

L’été attendra

Tu te souviens de Sybille ? Il m’a demandé cela comme quelqu’un sachant pertinemment qu’il ne la reverrait plus. Ainsi il fait appel à mes mots et mes impressions pour la restituer. Mais non Paul, je ne dirais rien. Elle est partie comme on imagine la vie des héroïnes du film Mustang. On était allés voir une expo de photos avec Sybille. Elle était tellement douée pour la photographie. On s’était calfeutré ensuite dans une salle de cinéma pour voir le film de Deniz Gamze Ergüven. Sybille en sortant de la séance, allait analyser chaque plan, et devenait intarissable sur le travail photo du long métrage. Je l’écoutais avec admiration. On était allés manger dans un restaurant grec, un orage insensé nous avait retenu longtemps alors qu’elle devait retrouver Paul. Je la revois courir entre les rafales de pluie, le dos nu. Ni Paul ni moi, ne l’avons revue depuis ce jour-là.


Flying Alone (1980) par Alan Dunham n’a pour l’instant pas été réédité, Les Apparitions de Jean-Jacques Schuhl est sorti chez Gallimard, et Mustang de Deniz Gamze Ergüven est toujours disponible chez Ad Vitam.

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