Je n’avais pas du tout réalisé que nous allions fêter cet anniversaire là en cette saison. Ce qui signifie que dans un esprit fanfaron, voire sexy-comique qu’on ne leur connaissait alors qu’assez peu, Robert Smith et ses sbires auront fait coïncider la sortie d’un album sobrement intitulé la foi (pour le foie, il semble encore jeune et résistant en ce printemps 1981) et marqué par le sceau du deuil (la mère à Lol, la grand-mère de Smith) avec les célébrations ou les congés de Pâques.
Easter ayant déjà été pris par Patti Smith, Easter Everywhere par 13th Floor Elevators, The Cure ira à l’os pour annoncer l’avènement de sa version intime d’un psychédelisme post-punk. À l’inverse de celui de sa grande amie Siouxsie ou des rivaux adorés Echo & the Bunnymen, celui-ci sera gris, froid, triste et répétitif. Pour le meilleur (The Glove) comme pour le pire (The Top, 1984), Smith aura la chance de redécouvrir la couleur quelques saisons plus tard. Et moi, je vais paradoxalement le découvrir pendant l’été 1986, en trouvant un vieux pochon Montlaur contenant des bandes abandonnées dans une rue de Florac (48, la Lozère). Je n’en crois pas mes yeux, elles sont là sur le trottoir, il y a Seventeen Seconds (1980) et cette cassette de Faith mais seule la jaquette est restée, seul le boitier plastique aussi. Mais foin de la bande qui est censée comprendre en sus une face B, l’indication barrée en noir dans le coin à gauche le précise – double durée- et sans plus de précision avec une apostrophe simple ‘Carnage Visors’. Et ce verso d’un film imaginaire pour celui qui l’écoute sans le voir, prendra une importance fondamentale puisque des vingt ans et quelques plus tard, je n’hésiterais pas à qualifier cette longue plage instrumentale illustrant une animation un peu abstraite réalisée par Ric Gallup (le frère de Simon) et que le groupe a choisi pour introduire ses concerts de l’époque (pas moins de vingt dates rien que dans notre beau pays), de PIERRE DE ROSETTE DU POST ROCK. En rapport vraisemblable à l’obsession psychiquement cernée des Mogwai et consorts pour cette période (oserais-je écrire bénie ?) tourmentée du groupe.
Pour l’instant, j’achète immédiatement ladite cassette* dès mon retour de ce camp d’adolescents proposant des activités fiables telles que le canoé kayak dans les gorges du Tarn, et où pour la première fois j’ai roulé des pelles à qui mieux mieux à une fille de pasteur du cru, cela ne s’invente pas. A propos de flirt, l’on dit que la nouvelle muse de Smith est une poudre blanche ou brune qui, à l’inverse de celle, dont il est également fort friand à ses heures évoquant un soda aux propriétés toniques avérées, porte bien mal son nom. Et l’aveuglement (White Light/White Heat) introspectif et faussement consolatoire de l’heroïne pourrait effectivement convenir à cette musique extrêmement chagrinée. Smith est attendu comme le messie, Dieu (comprendre Ian Curtis) est mort, il sera le rédempteur ou plus prosaïquement, le prochain sur la liste. Il lui faudra trouver le courage et l’inconscience d’exploser dans une tornade de sang, de foutre et de bruit (Pornography, 1982) pour enfin se défaire de ce personnage et de cette angoisse. Pour l’instant il est terrifié par la perte de la foi, telle qu’on lui a enseigné (sa mère, un brin bénitière, lui aurait fait toucher la main du souverain pontife, quelle histoire si elle est vraie) et observe les dévots (il en compte déjà quelque uns pour sa personne, le pire reste à venir), fascinés par la leur (The Holy Hour, 1991), intacte ou non-questionnée. C’est loin d’être gai, parfois un peu geignard mais c’est assez beau à entendre. En particulier le morceau titre de l’album, un cas d’école en termes de dilution et de liberté, décliné sur de nombreuses versions live ou radio, jamais vraiment différentes mais toujours singulières, un canevas, tout un monde à habiter. Et l’on s’y enfermera alors volontiers, parfois même à double tour.
Quarante ans plus tard, que dire ? Que j’écoute rarement Cure parce que j’ai passé une partie de ma jeunesse à le faire religieusement et que je n’en ai plus besoin, ou vraiment très rarement. Mais que si je devais y céder ce serait probablement Faith que je réécouterais avec le plus de plaisir ou de nostalgie. On entend d’ailleurs ce disque assez souvent sans forcément le vouloir. En découvrant par exemple au détour de la BO de Twin Peaks (David Lynch, 1990) qu’Angelo Badalamenti a pu s’inspirer de The Funeral Party pour pondre Falling. A la fin de Marie-Antoinette (Sofia Coppola, 2006) après observation de divers paradigmes new wave (New Order, Gang Of Four, Siouxsie & The Banshees) pouvant fonctionner hors contexte, c’est pourtant All Cats Are Grey qui scelle le générique de fin, emmenant Kirsten Dunst et son monde vers une mort certaine. J’ai vu je ne sais plus où que Faith serait le premier disque Shoegaze. Va falloir se calmer un peu à un moment, les jeunes. J’ai par contre lu, sans trop de surprise, dans l’excellente interview qu’il a donnée à notre confrère Olivier Lamm de Libération, que Kevin Shields dans sa prime jeunesse était fasciné par le flanger de Robert Smith. On tracera un autre jour les parallèles évident entre Pornography et Loveless (1991). Mais il vaut mieux laisser le troisième album de Cure en dehors de tout ça, lui garder sa stature un peu solennelle, de disque de repli souffreteux, d’âmes en peine qui finiront bien par (s’) en sortir, tout comme nous de cette adolescence doloriste.
Pour ma part j’ai surtout préféré entendre ce disque dans la manière assez fine dont les américains se sont appropriés par la suite ses diverses strates, chez Windsor For The Derby (la mélancolie avouée et parfois enjouée), chez Labradford (les congères, la basse quand il y en avait), chez Codeine (la basse et les congères, encore) et même chez Galaxie 500 pour une certaine idée de la brume voire encore dans la dernière lubie de Sufjan Stevens (Oscillations) qui se prend désormais pour le nouveau pape de l’ambient, faisant le lien direct avec la face instrumentale du Low de Bowie/Eno, autre marotte essentielle et avouée de Smith.
Faith sera réédité en picture disc, la belle affaire, pour le Record Store Day à venir, la copieuse édition deluxe de 2005 reste la référence, elle inclut Carnage Visors, le single Charlotte Sometimes (son clip risible n’a jamais réussi à nous dégouter tout à fait de ce morceau qui mériterait un chapitre à lui tout seul- son Love Will Tear Us Apart raté ?) et tout ce qu’il faut ou presque pour ravir le fan de base.
Mais pour moi, Faith restera pour toujours cette cassette et pas une autre, cette cassette-là, trouvée sans sa musique sous un soleil aveuglant, cette cassette double durée, sinon rien.
*ainsi que deux billets pour le concert du 9 Août à Orange, mais c’est une autre histoire…