Comme toutes les idées brillantes, celle-ci s’impose comme une évidence une fois qu’elle a été énoncée. En l’occurrence, réunir au cours d’un week-end printanier pour deux soirées consécutives – les 21 et 22 mai – deux des tenants les plus remarquables d’une conception classique de l’écriture, d’un artisanat du songwriting, traditionnel mais pas désuet. De ceux qui persistent à prêter aux mélodies et aux textes une attention précieuse et modeste à la fois. D’un côté de la Manche, Tim Keegan qui, après trop d’années d’éclipse, a récemment ressuscité Departure Lounge ; De l’autre Stéphane Auzenet qui est déjà parvenu, en un brillant triptyque de trois Ep’s avec The Reed Conservation Society, à s’affirmer comme l’une des plus fines plumes musicales de nos environs hexagonaux. Autant dire qu’on pressentait que ces deux-là pouvaient bien avoir deux ou trois choses en commun à échanger. D’où cette discussion du dimanche midi, à l’heure du digestif dont nous avons eu la chance d’être le témoin.
Est-ce que vous vous connaissiez avant ces concerts ?
Tim Keegan : Non, nous ne nous étions jamais rencontrés avant. C’est la première fois qu’on se voit en quasi-réalité.
Stéphane Auzenet : Moi, je connaissais l’œuvre de Tim par l’intermédiaire de Departure Lounge depuis longtemps. Des amis m’avaient fait découvrir le groupe au début des années 2000 et j’avais trouvé ça vraiment super.
TK : J’ai découvert aussi ta musique en préparant les concerts et on va essayer de jouer quelques morceaux ensemble pour les concerts à Paris.
SA : Ce serait super, évidemment. Je pense qu’on a pas mal de références en commun et que ce ne sera pas trop compliqué d’imaginer une liste de reprises possibles qui nous correspondent à tous le deux.
TK : Je crois aussi. Je trouve qu’il y a un esprit musical en commun. Mais, je voulais te poser la question : le nom de ton groupe, c’est en référence à Lou Reed ?
SA : Oui, c’est à la fois un clin d’œil à Lou Reed mais aussi à beaucoup d’autres choses. On a voulu prendre un nom un peu poétique. Le terme désigne aussi tous les instruments à hanches et on aime bien beaucoup de groupes qui utilisent ces arrangements classiques. On voulait aussi un nom assez long, presque pompeux et assez énigmatique. Il y avait aussi, évidemment, une allusion au Village Green des Kinks. Il y a tellement de références possibles que c’est devenu presque abstrait et c’est ça qui nous a plu.
TK : En tous cas, ça sonne bien en anglais. C’est assez intrigant.
SA : On est en train de terminer un album en français et on se demande comment on pourrait décliner le nom du groupe pour accompagner le changement de langue. Peut-être franciser le nom : la Société de Préservation du Roseau ? Pourquoi pas. Je me souviens de The Wedding Present qui avait un 45 tours intitulé Le Cadeau De Mariage, et je trouvais ça très bien.
TK : Ça m’a fait penser aussi aux Go-Betweens, et notamment aux morceaux sur lesquels Amanda Brown joue du hautbois. Ce sont des instruments qu’on n’a pas l’habitude d’entendre dans des groupes pop mais qui donnent une coloration musicale très intéressante et un peu différente.
SA : Moi, je me suis aperçu assez rapidement que, quand je composais mes chansons à la guitare et à la voix, ce serait plus intéressant pour moi d’introduire des arrangements et des instruments qu’on a plus l’habitude d’associer à la musique classique.
Vous semblez tous les deux attachés à une conception assez classique et presque artisanale de l’écriture des chansons.
SA : Le terme d’artisanat me convient assez bien. C’est un terme qui englobe, en tous cas, presque tous les artistes que j’apprécie. J’adore Nick Drake mais aussi Pavement : formellement, il n’y a quasiment aucun rapport entre les deux. Sauf que, dans tous les cas, il y a une trame commune qui est celle des chansons. Ce n’est pas de la musique au kilomètre et il y a une forme d’inspiration qui les relie et qui relève, à mes yeux, de cette conception du songwriting comme artisanat singulier.
TK : Je suis tout à fait d’accord. J’ai l’impression qu’en vieillissant, j’ai tendance à m’intéresser à des styles de musique de plus en plus diversifiés. J’ai toujours eu des goûts musicaux assez étendus : j’ai grandi en écoutant aussi bien de la pop que du folk traditionnel. J’ai adoré Nick Drake dès que je l’ai découvert, même si je ne connaissais pas le détail de son histoire. J’ai entendu Johnny Cash pour la première fois quand j’étais au collège ou au lycée et ça m’a immédiatement fasciné. C’est intéressant de rapprocher Nick Drake et Pavement : ça permet d’envisager un spectre musical très large au sein duquel on peut trouver aussi bien le côté bruitiste du punk et une dimension plus réflexive et pastorale qui est sans doute celle qui m’est la plus familière aujourd’hui. J’écoute sans doute un peu moins de musique bruyante depuis quelques années mais, quelle que soit la forme, je reste toujours sensible à ce noyau qui fait la substance de la chanson. Même lorsqu’il m’arrive de tomber sur ce que mes enfants écoutent – en général de la pop contemporaine hyper-produite et presque lisse – je suis capable d’apprécier, parfois, ce noyau qui fait la qualité essentielle d’un titre, indépendamment d’une production très impressionnante ou tape-à-l’œil. Lou Reed avait inventé cette formule géniale sur Some Kinda Love : » Between thought and expression. » Je crois même que c’est le titre du recueil de ses textes. Saisir une idée au vol et parvenir à l’exprimer d’une manière originale et authentique : c’est ce que nous cherchons à réussir en tant que songwriter et c’est ce que nous aimons entendre chez les autres aussi. C’est ce qui me pousse à écouter de plus en plus de musiques différentes. C’est un peu comme pour la politique, j’imagine. Les gens ont souvent tendance à devenir de plus en plus étroits d’esprit en vieillissant et à se crisper sur leurs certitudes. Il me semble qu’il est préférable d’avancer dans la direction inverse : plus on devient sage, plus on devrait se montrer ouvert et tolérant.
SA : J’ai justement récupéré il y a quelques jours les démos de Lou Reed publiées pour le Record Store Day. Tous les titres sont déjà là, même si le jeu de guitare est assez approximatif et que le chant n’est pas irréprochable. Mais, derrière les imperfections, on perçoit déjà l’intention et la qualité des chansons. Même quand on réécoute ensuite le titre dans sa version finale, avec une production beaucoup plus aboutie et des arrangements très riches, on s’aperçoit que la chanson était déjà là dès le départ, presque parfaite dès les premiers instants. A mon échelle bien plus modeste, c’est aussi ce qui m’intéresse dans le fait d’enregistrer le prochain album en français. Je me dis que ce sera sans doute différent – les arrangements seront peut-être électroniques, on utilisera peut-être des boîtes à rythmes – mais c’est toujours moi qui compose et qui écris les chansons. Je suis donc curieux de retrouver le cœur des chansons mais transposé dans un autre contexte. Je me rappelle d’un exercice de style que le label des Beastie Boys avait proposé à des artistes venus d’horizon très différents – et notamment à Will Oldham. Il s’agissait d’inventer un morceau à partir d’un modèle particulier de boîte à rythmes. Oldham, qui est très traditionnel dans ses compositions, avait quand même réussi à faire un super titre à partir d’instruments complètement étrangers à son univers.
Ce statut d’artisan que vous revendiquez tous les deux oblige forcément à combiner la pratique musicale avec d’autres activités. Quelle place occupe aujourd’hui le songwriting dans vos vies respectives ?
TK : J’ai deux grands enfants. Je suis père de famille depuis seize ans maintenant. Ça m’a obligé à trouver un équilibre différent et à redéfinir complètement la place de la musique dans mon existence. Tout le temps que je consacre aux chansons est, en quelque sorte, du temps volé à mes proches : je m’isole pour composer ou enregistrer, je dois m’absenter, mentalement et physiquement, pendant de longues périodes si je pars en tournée. J’ai décidé d’accorder la priorité à ma famille et c’est pour cette raison que je n’ai pas fait beaucoup de musique depuis environ quinze ans. C’est devenu une sorte de hobby, la plupart du temps : comme je ne peux travailler que par séquences très brèves, j’ai accumulé plusieurs centaines – peut-être même quelques milliers – d’ébauches ou de brouillons de chansons inachevées. J’en avais discuté avec mon ami Pat Fish et il m’avait conseillé de ne pas trop m’en faire et de savourer le plus possible les rares instants que je pourrais dérober aux routines, de privilégier la qualité plutôt que la quantité. Il avait raison : l’important à mes yeux n’est plus forcément d’écrire beaucoup de chansons mais plutôt d’être pleinement satisfait des quelques-unes que j’arriverai à terminer.
SA : J’ai toujours eu un problème avec les compromis qui naissent de la professionnalisation de la musique. J’ai beaucoup hésité, il y a vingt ans et dans un autre groupe, à acquérir le statut d’intermittent et, pour des raisons personnelles et familiales, j’ai préféré renoncer. J’ai pu observer de près les contraintes que cela peut représenter au quotidien pour des musiciens que je connais et qui font la course aux cachets pour se maintenir dans ce statut qui les fait vivre. La plupart d’entre eux se voient obligés de faire des concerts qu’ils n’ont pas forcément envie de faire, de participer à des projets qui ne leur correspondent pas totalement. Depuis quelques années, j’essaie de faire de la musique comme quelque chose de très important, auquel j’apporte un soin le plus attentif possible pour que je puisse être le plus satisfait possible des chansons que j’enregistre ou que je joue sur scène. Mais j’ai choisi aussi de travailler à côté – dans une bibliothèque – pour définir moi-même mes propres compromis : je me consacre à la musique quand je le choisis, en le faisant le mieux possible, avec des musiciens que je connais et qui sont des amis. Faire de la musique le mieux possible mais sans les contraintes institutionnelles ou financières.
TK : Je suis tout à fait d’accord. Il y a des points de bifurcation décisifs dans une vie ou une carrière musicale, et qui définissent le chemin pour toute la suite. La clef de tout, ça reste l’indépendance. Les amis que j’ai connus et qui ont décidé, à un moment, de signer sur une major ont tous fini par souffrir d’une forme de pression que je n’ai jamais connue : il faut terminer un album dans les délais, continuer à tourner avec des gens avec lesquels on ne s’entend plus ou composer un single alors qu’on n’en a pas envie. Certains ont continué à faire de la musique pour des raisons qui deviennent totalement différentes. Alors que l’indépendance permet de préserver cette forme particulière d’Ethos que nous évoquions à l’instant. Les conditions de création sont, certes, plus précaires mais on n’a plus qu’à se poser une seule question : est-ce que cette chanson que je suis en train d’écrire est bonne ou pas ? C’est plus simple, d’un certain point de vue.
Il me semble que, pour ce qui concerne l’écriture, vous privilégiez tous les deux un registre dans lesquels les éléments réels – des lieux, des personnages – s’entremêlent avec des projections plus imaginaires.
SA : Pour ce qui me concerne, j’en reviens une fois encore à Lou Reed. J’aime bien cette méthode : il raconte une histoire, très factuelle, presque journalistique et il te permet aussi de te projeter dans cette histoire. Je réécoutais la version démo de Perfect Day : il y a très peu d’éléments dans l’histoire, c’est très simple mais, en même temps, totalement universel. Raconter quelque chose d’aussi évident, avec des mots aussi simples et sans que ce soit ridicule, c’est vraiment un exploit. Lou Reed m’a raconté beaucoup d’histoires sur des personnages que je n’ai jamais connus – des stars de la Factory jusqu’aux personnages de Berlin, 1973 – et je me fiche à peu près complètement de savoir si son récit est conforme à une vérité factuelle ou historique. C’est comme dans un conte pour enfants : la forme, les mots, la voix me transportent dans cet univers. Mais je peux aussi apprécier des chansons qui ne racontent pas nécessairement quelque chose. Celles des Pixies par exemple où le sens de ce qui est évoqué demeure assez abstrait mais où les mots expriment quand même quelque chose de très fort et de très direct, en deçà du sens. Je n’ai pas vraiment de recette, en fait. J’ai eu envie, pendant quelques temps, d’écrire des chansons sur des personnages historiques féminins peu ou pas connus. En ce moment, j’ai plutôt tendance à partir d’une anecdote pour essayer ensuite de voir où elle pourrait m’entraîner.
TK : C’est un peu la même chose pour ce qui me concerne. C’est difficile de définir précisément ce qui peut être à la base d’une chanson. C’est souvent une sensation presque ineffable qui peut être déclenchée par une phrase, une expression ou même un seul mot parfois et qui va persister suffisamment longtemps pour que j’éprouve l’envie de la développer, de lui donner un sens. On a tendance à croire qu’il y a deux sortes de chansons : celles qui s’inspirent d’une histoire vraie et celles qui sont totalement imaginaires. Mais il y a évidemment beaucoup de flou et une immense intersection entre ces deux registres : la plupart des récits qui se présentent comme authentiques ne sont pas tout à fait fidèles à la réalité et les inventions pures n’existent jamais complètement. Il y a des niveaux différents de vérité. J’essaie de ne pas trop intellectualiser le processus d’écriture en général. La seule chose dont je suis certain, c’est que si je suis en train d’ébaucher une mélodie et qu’aucune parole ne vient s’imposer dans les minutes qui suivent, il y a très peu de chances qu’elle devienne une chanson.
Tim Keegan et The Reed Conservation Society en concert à Paris les 21 et 22 mai. Il reste quelques places pour le samedi soir 21 mai par mail à trcs@free.fr
Visuel : Pascal Blua