Tout change un peu, rien ne change vraiment. Après avoir achevé une première trilogie sur format court – 3 Ep’s (2021) – The Reed Conservation Society a donc décidé de franchir le Rubicon linguistique en passant de l’anglais au français. « Je suis curieux de retrouver le cœur des chansons, mais dans un autre contexte. » C’est ce qu’annonçait déjà Stéphane Auzenet il y a bientôt deux ans, en évoquant ici ce long cheminement vers un premier album très attendu. De fait, c’est bien la même inspiration palpitante qui anime aujourd’hui ces compositions façonnées avec toute l’attention et le soin du détail qui caractérisent cet amoureux de l’artisanat pop et ses compagnons d’aventure.
Ce n’est sans doute pas un hasard si l’impression de continuité l’emporte ici puisque plusieurs titres – Molly, Pylônes, Le Tamis – ont été composés bien avant que ce projet de longue haleine finisse par prendre sa forme définitive. Au fil des morceaux, on retrouve ainsi quelques-uns des principaux éléments qui constituaient déjà la trame originale d’un univers à la fois imprégné de références cultivées aux maîtres de la chanson anglo-saxonne et travaillé en profondeur par les fascinations personnelles d’un auteur singulier : l’omniprésence des figures féminines en écho aux portraits illustrant les premiers Ep’s, les liens étroits et contrastés entre la nature et les objets techniques.
Les paresses de l’écriture critique conduisent souvent, pour louer les mérites d’un album, à le qualifier commodément d’intemporel alors qu’il s’agit simplement de signifier qu’il semble surgir d’une époque révolue, d’un passé qui est aussi le nôtre et qui nous plait ou nous rassure. L’inscription hors du temps des chansons de La Société de Préservation du Roseau est bien plus profonde et captivante. D’un couplet à l’autre, Stéphane Auzenet balade l’auditeur dans un monde où s’entrechoquent les fragments d’histoire empruntés, toujours avec la même précision rigoureuse à des âges différents : la ruée vers l’or de la fin du XIX° siècle – Tamis – qui se mue, dans un refrain lancinant, en métaphore du sentiment amoureux ; les cliquetis légers des premiers satellites – Laika ou encore l’univers post-apocalyptique de Pylônes qui se détourne de tous les poncifs éculés sur la fin du monde pour mieux se concentrer sur les protections presque dérisoires qu’offre le refuge intime. Comme dans le décor de ces Cités obscures autrefois mises en images par François Schuiten et Benoît Peeters, on devine aisément qu’on est ailleurs sans toujours savoir exactement où ni quand. Parfois, le rythme de la versification classique qu’appelle le passage au français – comme pour les alexandrins du Tamis – participe de cette impression de modernité désuète, ou de plongée dans une ère incomplètement définie.
Ces mystères poétiques s’épaississent encore davantage alors que les choix musicaux pertinents les prolongent. Tout semble ici avoir été réfléchi, décidé, pour offrir à chacune des chansons l’instrumentation et l’arrangement susceptibles de la pousser dans ses retranchements les plus cohérents : tantôt du côté de la bossa pour Aux Rochers Rouges, tantôt dans les arpèges folks pour Molly. Les quelques innovations formelles repérées au passage et qui tranchent avec la première trilogie anglophone – les boîtes à rythmes, quelques claviers synthétiques – servent ainsi à rendre plus aériennes encore les bulles pop qui surgissent de temps à autres, surprenantes et réjouissantes, comme cette coda discoïde interprétée par Natacha Tertone et qui propose d’achever sur le dancefloor l’ascension, jusque-là plutôt tranquille, du Mont de Piété. Ailleurs, ce sont les cordes et surtout la trompette de Mathieu Blanc – l’Andy Diagram du plateau de Saclay – qui infléchissent subtilement la coloration musicale et surlignent les contrastes entre les atmosphères. On ne peut qu’admirer la manière dont s’enchaînent, sur les notes du même instrument où résonnent pourtant deux échos bien différents, les bruissements à la Miles Davis qui concluent Le Tamis et le souffle fastueux qui, quelques secondes plus tard, métamorphose l’intro de Pylônes en lointain miroir de la scène finale du Bon, la Brute et le Truand (1966). Au final, les points de comparaison ne sont pas si nombreux. Certains ont déjà évoqué Cannibale (1994) de Dominique Dalcan, sans doute pour cette manière d’entremêler le classicisme des arrangements à la modernité des chansons pop. On songe parfois, aussi, au premier album de Jean-François Coen pour l’élégance mélancolique ou même à certains titres des Objets dans l’usage bien contrôlé des boites à rythmes et la capacité à projeter ses fantasmes musicaux de contrées éloignées sans sombrer dans les artifices de l’exotisme. Toujours est-il que, à l’instar de ces quelques jalons aussi rares que précieux, La Société de Préservation du Roseau apparaît comme une tentative très aboutie pour transposer, sans les copier ni les dénaturer, toutes les plus hautes exigences du songwriting anglo-saxon dans un contexte différent : plus proche, de la langue mais aussi du cœur.