Avant, il y avait Richmond Fontaine. Ce groupe que j’avais essayé d’aimer, brièvement et vainement, à la fin des années 2000. Comme avec quelques autres – The Hold Steady, Drive-By Truckers – les louanges de la presse anglaise, Mojo et Uncut en tête, avaient suffi pour me donner l’envie de tenter l’expérience et pour acquérir ces albums sur la foi de critiques dithyrambiques. Des disques que je ne retrouve plus sur les étagères encombrées – jamais un très bon signe – et qui ont dû finir dans une cave ou sur les rayons d’occasion de Gibert. Une première rencontre avec l’Amérique de Willy Vlautin globalement manquée, donc. Les souvenirs en sont vagues mais les raisons demeurent : une forme musicale qui charriait encore quelques poncifs country un peu trop virils pour mon goût de l’époque ; du rock littéraire, peut-être bavard.
Ensuite, il y a eu ces romans, également salués par la critique et désormais traduits en français, pour la plupart. Et puis, surtout, il y a eu The Delines. Désormais transposés dans un contexte musical beaucoup moins surchargé, souvent plus proche des inflexions nuancées de la soul que des robustes charpentes du country-rock, et interprétés par la fantastique Amy Boone, les mots de Vlautin ont tout à coup résonné avec une justesse infinie. Trois albums qui se sont incrustés, progressivement, droit au cœur du quotidien. Trois albums peuplés de protagonistes émouvants, souvent au bord de la dérive – la métaphore qui sert de titre au dernier en date, The Sea Drift, 2022, est, sur ce point, transparente – et rattachés au réel par l’entremise de ces minuscules détails matériels qui confèrent une crédibilité implacable aux fragments de vie esquissés par l’auteur et sa chanteuse. Des personnages et leurs innombrables cicatrices – semblables, pour certaines, à celles que Boone porte dans sa chair, depuis l’accident qui a contraint le groupe à une pause de près de trois ans entre 2016 et 2019, et qui a failli la priver de l’usage de ses jambes – toujours dépeints à hauteur d’humanité, sans pathos ni prétention épique. C’est dire si, à l’échelle de mon tout petit monde, le premier concert parisien du groupe constituait, ce mardi 1er novembre, un événement.
Pouvez-vous me raconter comment vous vous êtes rencontrés et comment vous avez décidé de travailler ensemble ?
Amy Boone : J’ai rencontré Willy il y a un peu plus d’une dizaine d’années, quand il faisait encore partie de son ancien groupe, Richmond Fontaine. Ma sœur, Deborah Kelly, avait été invitée à chanter sur plusieurs de leurs albums et ils lui avaient demandé de les accompagner en tournée, après la sortie de The High Country, 2011. Elle avait dû refuser parce qu’elle était enceinte de mon neveu. Je l’ai remplacée pour cette série de concerts. Tu peux raconter la suite si tu veux ?
Willy Vlautin : Je me souviens que, pendant cette tournée, nous étions en train de faire une interview pour une radio en Ecosse. Nous étions dans un studio et Amy s’était assise dans un coin pour jouer de l’orgue et elle fredonnait, juste pour elle-même. Il n’y avait pas de micro et elle ne savait donc pas que nous l’entendions. J’ai regardé le guitariste de Richmond Fontaine qui était à côté de moi et je lui ai dit : » Désolé mec, mais je veux jouer dans un groupe avec elle et qu’elle interprète toutes les chansons ! « C’est vraiment ce que j’ai ressenti à partir de ce moment-là et, quand je suis rentré chez moi, j’ai commencé à composer des morceaux pour les proposer ensuite à Amy, dans l’espoir qu’ils lui plaisent et qu’elle accepte de former un nouveau groupe avec moi. J’ai passé quasiment huit mois à ne faire que ça.
A.B. : J’habitais encore à Austin, au Texas, à l’époque. Je n’ai déménagé à Portland qu’un peu plus tard. Il m’a envoyé un mail pour me faire écouter ces chansons et me proposer de chanter avec lui. J’ai adoré ce qu’il avait composé : ce sont, pour la plupart, les titres que nous avons enregistrés sur Colfax, 2014, notre premier album. Comme j’étais encore au Texas, j’ai accepté alors que je ne connaissais même pas encore tous les membres du groupe. Juste Willy et Sean Oldham, notre batteur, qui faisaient partie de Richmond Fontaine. J’ai fait connaissance avec Freddy, le bassiste et Jenny qui jouait des claviers sur cet album, quand je les ai rejoints en studio.
W.V. : Au départ, j’ai vraiment essayé de constituer le groupe de mes rêves. Freddy Trujillo a toujours été un de mes bassistes préférés et j’appréciais énormément le travail de Jenny Conlee quand elle jouait avec The Decemberists. Elle n’a malheureusement pas pu rester avec nous parce que The Decemberists avaient un planning de tournées beaucoup plus conséquent que le nôtre. Nous avons encore eu beaucoup de chance puisque nous avons rencontré Cory Gray, qui l’a remplacée pour les deux albums suivants, par l’intermédiaire d’un ami commun et qu’il a complètement infléchi notre direction musicale. Il vient du jazz ; il joue des claviers mais aussi de la trompette.
A.B. : Il y avait beaucoup de pedal-steel, notamment, sur Colfax. Et, avec Cory, nous avons emprunté ensuite une direction très différente.
Vous empruntez des éléments à deux grandes traditions musicales américaines : la country pour les histoires et une certaine forme de réalisme. Et puis la soul aussi, pour la musique.
W.V. : Nous sommes tous les deux de grands fans de Tony Joe White. C’est un des nombreux artistes qui a réussi à synthétiser ces deux histoires de façon très originale et qui nous sert de modèle. J’ai également une passion pour Bobbie Gentry.
Willy, tu écris également des romans. Comment répartis-tu ton temps entre deux formes d’écritures que j’imagine très différentes ?
Ça dépend des jours. En général, c’est plutôt l’écriture des romans qui détermine l’ensemble de l’organisation de mon temps. C’est une activité de très longue haleine et qui exige une discipline beaucoup plus stricte. Il y a aussi des jours où je n’arrive pas à m’y mettre ou bien où j’ai l’impression de ne pas progresser, de ne rien produire de très valable. C’est le signe que j’ai besoin de faire une pause et, souvent, c’est pendant ces pauses que je ressens l’envie ou le besoin de me consacrer aux chansons. Pour moi, l’écriture romanesque est vraiment une épreuve semblable à un marathon. Quand je m’essouffle ou que je suis trop fatigué, je peux me mettre une heure ou deux à la guitare : les chansons naissent souvent de ces instants de pause ou de respiration. C’est la raison pour laquelle les histoires que je raconte, sous une forme ou sous une autre, sont rattachées les unes aux autres. J’alterne des efforts de nature différente, souvent dans une même journée.
Dans tes chansons, tu alternes entre une position classique de narrateur où tu décris des personnages de l’extérieur et une position plus subjective où Amy chante à la première personne du singulier et incarne donc un personnage ou un rôle. J’imagine que, pour elle, ça n’engage pas le même travail d’interprétation. Est-ce que vous en discutez ensemble ?
A.B. : Willy partage beaucoup d’éléments et d’informations avec moi sur la manière dont il conçoit ces personnages, au moment où il écrit les chansons. En général, j’ai même une idée assez précise des personnages et des situations qui sont en jeu avant même d’avoir entendu la version définitive de la chanson. Il me raconte tout, en détail : » je suis en train d’écrire une chanson sur cette fille qui s’est fait larguer par son copain alors qu’elle est encore amoureuse de lui, etc… « Je connais donc l’intégralité d’une histoire dont la chanson n’est finalement qu’un fragment et je peux m’appuyer sur tous ces détails à propos du passé des personnages qui sont évoqués – ou bien que j’incarne. Et puis nous passons ensuite beaucoup de temps à discuter de l’atmosphère musicale qui convient le mieux à chaque histoire.
W.V. : J’essaie de tenir compte de ses envies et de ses demandes. Il lui est arrivé par exemple, de me demander de lui écrire une chanson d’amour. C’était un peu sur le ton de la plaisanterie mais, quand je suis rentré chez moi, j’ai vraiment essayé de me mettre dans la peau d’un personnage amoureux plutôt que de me replonger dans les situations un peu tristes et sombres qui me sont plus familières. C’était assez amusant. J’ai l’impression d’avoir tellement de chance d’être dans un groupe avec elle que je suis devenu à la fois plus exigeant envers moi-même et aussi plus confiant. Amy m’a donné la force pour aborder des styles d’écriture que je n’aurais pas osé tenter si j’avais dû rester le seul interprète de mes textes.
La plupart des chansons apparaissent comme les fragments d’une histoire qui a commencé avant et qui continue après le dernier vers. Comment travailles-tu sur ce découpage ?
Je fais beaucoup d’essais ratés. J’élimine souvent beaucoup de couplets de la version finale pour essayer de me focaliser sur ce qui me semble le plus dense et le plus essentiel. Et puis je m’appuie souvent sur quelques modèles. Rainy Night In Georgia de Tony Joe White, par exemple, qui reste à mes yeux une chanson parfaite. Mais, tu as raison : j’aime bien que l’on ait l’impression, en écoutant une chanson, de surprendre une conversation entre des personnages. Un peu comme si j’avais laissé traîner mes oreilles à la table d’à côté dans un restaurant ou si j’avais entendu un coup de fil dans les transports en commun. C’est un procédé que j’ai utilisé assez systématiquement pour les chansons de The Sea Drift. Little Earl par exemple : on arrive au milieu d’une histoire, on ne sait pas forcément très bien ce qui est en train de se passer et puis, quand on commence à comprendre, on s’éloigne. Idem pour All Along The Ride.
C’est souvent la musique qui confère sa tonalité particulière ou son même son sens à ce fragment d’histoire. Little Earl par exemple : il y a ce type qui conduit et son frère qui saigne sur la banquette arrière. Ça pourrait presque être le début d’un film de Tarantino. Or, dans votre chanson, il n’y a pas de frénésie ou de violence : on a presque l’impression d’être dans un rêve.
C’est ce qui m’intéresse tout particulièrement dans notre travail collectif : le son de The Delines – en tous cas sur les deux derniers albums – est vraiment très particulier. C’est la musique qui entraîne les personnages et leurs aventures dans des directions auxquelles je n’avais pas nécessairement pensé auparavant. La voix d’Amy, la manière dont elle raconte les histoires, son phrasé : tout cela est essentiel. Sa voix infléchit la narration. Je pense que si un homme chantait Little Earl, ce serait très différent.
Est-ce que le fait d’écrire pour une interprète féminine a changé ton style ?
Oui, bien sûr, même si je ne saurais pas nécessairement t’expliquer en quoi. Je sais que je n’écris plus du tout de la même manière depuis que je sais que ce n’est pas moi qui interprèterait la chanson.
A.B. : Je crois que ce n’est pas qu’une question de genre. C’est aussi le groupe dans son ensemble qui confère ces tonalités romantiques et cinématiques aux chansons. Cory joue des claviers mais il maîtrise aussi les cordes et les cuivres. Cela donne une richesse et une diversité d’arrangements qui transforment aussi les chansons.
W.V. : Cela m’a rendu plus courageux je crois. Je sais que je peux compter sur des musiciens qui sont très à l’aise dans des registres très différents. Et je n’avais pas envie d’enregistrer toujours le même album.
Il y a beaucoup de détails matériels dans les chansons : des marques de cigarettes ou de bière, des éléments de description du décor. C’est une manière de les rattacher à la réalité ?
Je ne suis pas forcément un type très malin ou très intelligent, mais mon but est toujours de raconter une histoire crédible. J’espère donc que, si j’arrive à choisir les bons ingrédients et à évoquer les détails adéquats ou les bons personnages cela permettra à l’auditeur de mieux y croire. C’est un équilibre assez difficile à trouver : j’essaie de rester assez minimaliste, assez simple dans le récit ou même dans l’évocation des détails. Il ne faut pas surcharger les textes, sinon ça gâche tout. Si je parviens à introduire le bon élément au bon moment, tu vas y croire. Si je rate mon coup, tu vas penser que je raconte n’importe quoi.
Dans tout cet environnement matériel qui sert de décor aux histoires, les voitures sont souvent très présentes. Mais, contrairement à ce qu’elles représentent chez Bruce Springsteen par exemple, elles ne symbolisent pas la liberté ou la fuite. Les personnages s’y trouvent souvent enfermés, comme s’ils étaient prisonniers de leur véhicule.
Je n’y avais jamais pensé mais ça me semble tout à fait exact. Little Earl, Drowning In Plain Sight. Et puis aussi le couple qui est enfermé dans sa voiture dans All Along The Ride. Au départ c’est un procédé d’écriture assez banal au départ : mettre les personnages dans une voiture me permet de donner du mouvement, une certaine dynamique au récit. La plupart d’entre eux se déplacent et dérivent le long de la côte du Texas et de la Louisiane. Mais c’est vrai qu’il y a un côté presque claustrophobique dans ces situations que j’évoque.
A.B. : J’avais déjà eu cette impression. Notamment sur All Along The Ride : le couple est confronté à l’effondrement de la relation amoureuse et ils sont enfermés dans leur voiture. Et pourtant, la musique donne une impression d’ouverture et de liberté qui contraste avec cette situation. J’aime bien cette opposition.
W.V. : Oui, c’est comme pour le personnage féminin de Drowning In Plain Sight. Elle est complètement paumée et sa voiture est sa dernière petite bulle de sécurité. Mais elle commence à comprendre que la voiture va tomber en panne d’essence.
Ces personnages semblent souvent en quête de stabilité ou d’équilibre.
Oui, c’est un thème qui m’a toujours intéressé, que ce soit dans un roman ou une chanson. Cette recherche d’un chez-soi, d’un endroit où l’on se sent à l’aise. Ça me touche particulièrement à titre personnel et c’est donc ce dont je cherche à traiter dans mes textes.